"Affaire Thomas Legrand - Patrick Cohen" : le piège des officines
- Michel Strulovici
- 15 sept.
- 11 min de lecture

La rencontre ordinaire entre deux journalistes, Thomas Legrand et Patrick Cohen, et des dirigeants socialistes a été transformée en « affaire » par un média d’extrême-droite, abondamment reprise par la galaxie Bolloré-Stérin. Mais derrière la mise en scène, se profile une opération d’espionnage digne des officines, où la droite identitaire et ses relais médiatiques poursuivent leur guerre culturelle contre la démocratie.
« L’art de la guerre repose sur la duperie. »
Sun Tzu, L'art de la guerre, Chapitre 1.
La rencontre, dans un bistrot, entre les journalistes Thomas Legrand, Patrick Cohen et des dirigeants clefs du PS que sont Pierre Jouvet, chargé de sa stratégie électorale, et Luc Boussy, le président de son Conseil national, ont créé un sacré tohu-bohu. Pourtant les rencontres de ce type sont une constante dans notre métier.
Pour ma part, quand je fus chargé par L'Humanité de suivre, tout à la fois, le PS et les travaux de l'Assemblée nationale de 1978 à 1981, j'en avais, autant qu'il m'en souvienne, au moins deux par semaine. Nous échangions alors en toute liberté, c'est à dire en « off » avec des élus et des responsables de tous les partis, ceux qui sont chargés de diffuser de l'info et/ou ces agents d'influence qui parlent souvent crûment, loin des effets de tribune. De ces rencontres, je me souviens particulièrement de celles où, quelquefois, Michel Rocard mettait cartes sur table et m'expliquait une partie de sa bruyante et brillante stratégie pour prendre le contrôle du PS. Nous nous rencontrions dans ce bistrot, proche de l'Assemblée nationale, au vu et au su de tous et notamment de mes confrères et consœurs. Avec le journaliste de l'AFP, nous échangions et recoupions souvent nos infos. Ces rencontres et ces échanges représentent un des classiques du métier. Aussi le "off record" de la tablée incriminée d'il y a deux mois, et diffusée (pourquoi aujourd'hui ?) par l'un des étendards de la droite identitaire, L'Incorrect, est monnaie courante pour des journalistes qui souhaitent connaître le sens des décisions politiques par ceux qui les imaginent. S’il existe une anomalie dans cette réunion banale méritant notre attention, c'est bien l'espionnage dont elle a fait l’objet.

Le 6 septembre dernier au micro d’Europe 1, Juliette Briens explique benoîtement qu’un « lecteur » de L’Incorrect,
attablé dans une brasserie du 7ème arrondissement, en train de « boire tranquillement son café », aurait surpris « par hasard »
la conversation entre Thomas Legrand, Patrick Cohen, Pierre Jouvet et Luc Boussy. Capture d’écran.
Juliette Briens, qui a diffusé des extraits vidéo de cette rencontre sur le site de L’Incorrect, a confié qu’elle n’avait pas réalisé elle-même l’enregistrement, mais qu’il s’agissait d’un « lecteur » du magazine en ligne, présent dans la brasserie où avait lieu la discussion, comme par hasard. « Vous avez dit bizarre mon cher cousin, comme c'est bizarre... ». Un rapide examen des extraits diffusés de cet enregistrement montre que celui-ci a été réalisé à hauteur de regard. On imagine mal que l’individu qui a filmé cette séquence ait pu brandir pendant tout ce temps une caméra ou un téléphone portable sans attirer l’attention de la tablée voisine. Sans doute cet "espion" était-il équipé de lunettes-caméra comme on en trouve désormais dans le commerce… Pour mémoire, en France, l’usage de lunettes caméra est soumis au respect de la vie privée et du droit à l’image : il faut informer les personnes filmées et obtenir leur consentement dans tout contexte public. Donc, un « lecteur » de L’Incorrect se trouvait dans cette brasserie par le plus grand des hasards, et double hasard, il était (peut-être) équipé de lunettes caméra, sans doute pour filmer le sucre se dissoudre dans son café.
Il faut aussi prêter attention au son, dont la qualité surprend pour un enregistrement réalisé à distance. Cela ressemble étrangement aux pratiques de certaines officines, privées ou publiques, qui savent pertinemment comment activer à distance le micro d’un téléphone portable (1). Il a été abondamment dit que Thomas Legrand et Patrick Cohen avaient été « piégés ». Et si celui qui était ainsi "fliqué" n'était ni Patrick Cohen, ni Thomas Legrand mais l'un des deux responsables politiques du PS ? Et si l'agent(e)-espion(ne) en charge de ces dirigeants avait considéré cet enregistrement d'opportunité comme pouvant intéresser des "journalistes" pas trop regardants sur leur déontologie ?
Rachida Dati, la revanche ?
Si Patrick Cohen se trouvait être l'espionné, il faut alors rappeler l'agression hors norme contre ce journaliste par Madame Dati, alors ministre de tutelle de l'information. Ces menaces proférées en direct à la télévision, eurent lieu le 18 juin 2025 sur le plateau de C à vous, donc peu de semaines avant cette captation "à l'arrachée" au bistrot. Ce jour-là, à Patrick Cohen qui l'interroge sur les soupçons qui la visent et les poursuites judiciaires entamées contre elle (honoraires perçus de GDF Suez, notamment), elle répond par une tentative d'intimidation : « Monsieur Cohen, il y a une enquête Médiapart qui vous met en cause pour harcèlement, management toxique. Est-ce que c’est vrai ? Est-ce que vous harcelez vos collaborateurs ? » Elle insiste : « Le harcèlement c’est un délit, monsieur Cohen. Il suffirait que je fasse un article 40 pour vous dénoncer à la suite de cet article de Médiapart. Je peux saisir le tribunal. »
Rappelons le contexte. En plus de ses mises en cause par la Justice, ces évènements surviennent au moment où son offensive contre le service public de l'Information, qui rejoint (comme c'est bizarre) celle de l'extrême droite, vient de se crasher (momentanément ?) au Parlement. Et ce n'est donc pas un hasard si c'est la presse Bolloré qui monte « l'affaire Cohen-Legrand » (2). Nous savons tout l’intérêt que porte ce Citizen Kane à la privatisation des radio-télévisions publiques dont il compte faire sa pâture.
Si L’Incorrect ne fait pas strictement partie du groupe Bolloré, il bénéficie d’une forte visibilité sur des chaînes du groupe Bolloré comme CNews ou C8. On peut à tout le moins parler d’une grande proximité idéologique. Juliette Briens, qui a diffusé la vidéo litigieuse, occupe à L’Incorrect le poste de directrice de la communication. Son parcours n'a rien de journalistique. Elle s'est illustrée sur les plateaux-caniveaux d'Hanouna et d’Estelle midi, où des intervenants, grassement rémunérés, dégueulent un vomi qu'ils appellent « parler vrai ». Ces émissions de dessous la ceinture fonctionnent comme des chambres d'échos de tous les propos orduriers, proférés dans les bistrots ou ici et là, et qui, de facto, tentent d'orienter la parole publique et donnent statut à l'ignoble. Surtout l'ignoble. Comme les classiques de la presse d’extrême droite, genre Gringoire ou Je suis Partout de l'entre-deux guerres.
La galaxie identitaire
Juliette Briens n'est donc pas journaliste, mais elle se permet de donner des leçons de déontologie. L'Incorrect où elle travaille, est une pièce du dispositif de la guerre culturelle menée par les groupes Bolloré et Stérin, dont Les Humanités suivent, depuis longtemps, l'assaut contre tous les aspects restants de notre vie démocratique (3). Ce magazine a été fondé en septembre 2017, par Jacques de Guillebon, Laurent Meeschaert, Benoît Dumoulin et Arthur de Watrigant. Il est aujourd'hui financé notamment par Charles Beigbeder et Laurent Meeschaert, membres de l’Avant-Garde, un cercle de réflexion fondé par Charles Millon, l'initiateur des liens tissés entre la Droite et l’Extrême droite.

Pierre-Édouard Stérin. Dessin de presse Ganaga pour le magazine vert.eco (ICI)
Tous ces dirigeants, ici nommés, sont partie prenante de cette extrême droite identitaire. Pas étonnant que ce si respectueux des puissants L'incorrect soit soutenu financièrement par le projet Périclès, du milliardaire Pierre-Édouard Stérin, qui y a injecté 150 millions d’euros, avec l’objectif de porter le Rassemblement national au pouvoir (4). Lequel Projet Périclès s’inspire explicitement du Projet 2025 de The Heritage Foundation, le think tank ultra-conservateur qui a conçu et rédigé la feuille de route de Donald Trump aux États-Unis, tant sur le plan des objectifs que des méthodes (mobilisation des réseaux conservateurs, professionnalisation de la droite, formation politique). Les stratégies du Projet Périclès reprennent des thèmes-clés de Heritage Foundation : christianisme politique, identité nationale, action juridique et médiatique concertée.
Laurent Meeschaert est un des hommes clés de ce dispositif. On le retrouve, dans cette galaxie d’extrême droite, comme un des financiers de l'Institut de formation politique (IFP). Cette association privée créée en 2004 par Alexandre Pesey, Jean Martinez et Thomas Million, est aujourd'hui dirigée par Alexandre Pesey. Son financement provient principalement de dons privés (près de 80% des ressources), issus notamment de "mécènes" et de personnalités proches de l'extrême droite identitaire, tels que Bernard Zimmern, Charles Gave, François Billot de Lochner, ou encore Laurent Meeschaert. Depuis l'année dernière son principal contributeur s'appelle... Pierre-Edouard Stérin.
Alexandre Pesey, décrit l’IFP comme « une école des droites au sens large » et « un laboratoire de l’union des droites », visant à former de jeunes libéraux-conservateurs français (5). La liste des intervenants, pour appliquer la ligne de cet Institut, vaut le détour (6). Les habitués des plateaux TV et radios du groupe Bolloré reconnaîtront sans difficulté les personnalités qui y dispensent leur savoir. Citons Agnès Verdier-Molinié, Mathieu Bock-Côte, Geoffroy Lejeune, Jean-Yves Le Gallou, Charles Millon, Robert Ménard, Charles Beigbeder, Élisabeth Lévy, François-Xavier Bellamy, Éric Zemmour, Philippe de Villiers... En quelque sorte, le Bottin mondain de la droite en rupture de République dans toutes ses déclinaisons et qui occupent (le terme correspond à leur pulsion vichyste) TOUTES les formes de la désinformation nationale.
Alexandre Pesey est particulièrement emblématique des astres de cette galaxie. Il joue un rôle clé dans le dispositif Bolloré-Stérin de guerre culturelle contre la République et la démocratie française. Comme il est de tradition, si l'on peut dire, il fut militant de l'UNI (Union nationale inter-universitaire). Cette organisation étudiante d'extrême droite est peuplée de talentueux et jeunes militants des partis de droite et d’extrême droite. L'organisation, héritière en partie d'Ordre Nouveau et du GUD est aujourd'hui une sorte de passerelle entre tous les groupes néo-fascistes, nazillons et de la droite « dure » du pays.
A l'UNI, Alexandre Pesey était, lui, proche des Républicains. Ce brillant militant est devenu moteur dans la formation politique des jeunes cadres de droite en France, organisant séminaires et interventions comme, par exemple, la Bourse Tocqueville en 2003. Cette bourse permet à des jeunes gens d'aller observer la société civile américaine à Washington et d'y flirter avec les théoriciens et praticiens de l'illibéralisme.

Alexandre Pesey, directeur de l’Institut libre de journalisme et de l’Institut de Formation politique,
vivier des droites radicales et de leur union.
En 2017, ce même intellectuel participe à la création d'un organisme de formation qui va devenir essentiel pour la galaxie Bolloré-Stérin dans sa conquête de l'opinion. Il s'agit de l'Institut Libre de Journalisme (ILDJ), dont l'histoire et l'activité méritent d’être dévoilés.
En 2017, une bande de milliardaires rachète l’École supérieure de journalisme (ESJ) une des prestigieuses institutions du métier dans la capitale. Dans cette alliance figurent Pierre-Édouard Stérin, Vincent Bolloré, Rodolphe Saadé, Bernard Arnault, la famille Dassault, Alban du Rostu, Ghislain Lafont, François Morinière et Vianney d’Alançon. Le gratin du gratin des Puissants de l'heure se presse au baptême de cette école.
Au nom du "Bien Commun"...
Parmi les soutiens affirmés de cette nouvelle école nous trouvons le groupe dénommé, certainement par antiphrase, du « Bien Commun ». Ce groupe cultive un réseau d'influence qui en fait une sorte de franc-maçonnerie d’extrême droite et de tradition catholique à la Monseigneur Lefebvre. Chaque année ce groupe organise une nuit « philanthropique » ou sont distribués des fonds à des organisations méritantes. L'Express estime que certaines associations financées sont identitaires ou anti-avortement, et Médiapart révèle que La Nuit du Bien Commun finance des structures idéologiquement très homogènes, parmi lesquelles figurent des établissements privés hors contrat du réseau Espérance banlieues visés par des accusations de violences volontaires sur mineurs et de racisme, et la chaîne YouTube Je révise avec toi qui enseigne l'histoire avec une vision politique de droite. Médiapart note que le soutien à ces organisations permet au Fonds du bien commun de bénéficier d'une déduction fiscale alors même que Stérin est un « exilé fiscal » (7).
L'Institut libre de journalisme fut par deux fois l'heureux promu de cette Nuit du Bien Commun. Pour 33.000 euros en 2017 puis 61.000 euros en 2020. Ces dons symboliques ont une autre vertu. Ce sont des signes envoyés à l'ensemble des puissances financières à soutenir l'opération sur le thème : « ils sont des nôtres ! » Sur la porte de l'Institut en dessous de la Croix christique, est désormais cloué un certificat de bonne conduite.
Alexandre Pesey dirige donc tout à la fois l'Institut de formation politique et l'Institut libre de journalisme, cette école où il devient possible en 10 week-ends de formation, avec quelques conférences en semaine, de devenir un as du métier !!! Il s'agit là certainement de la potion magique d'Alexandre le chaman. Entre 2018 et 2924, 195 étudiants sont sortis formatés de cette école. 100 sont devenus "journalistes" dont les deux tiers en CDD, CDI ou pigistes. Devinez quels médias les emploient ? Il s'agit, sans surprise, de CNews, du Figaro, de Valeurs Actuelles, de Boulevard Voltaire, de Causeur, de la Radio Chrétienne Francophone (RCF), de L'Incorrect et de La Manche Libre…
La ligne éditoriale suivie par cette école est d'un angélisme absolu puisque Louis Daufresne, journaliste à Radio Notre Dame en assure la direction pédagogique. Vincent Guarrigues (qui fut, entre autres, conseiller en communication politique auprès du président gabonais Ali Bongo, de 2012 à 2022) et Romain Clément (qui a étudié à l'École Spéciale Militaire de Saint-Cyr entre 1999 et 2002) l'appuient pour soutenir le moral des troupes.
Il est intéressant de noter, également, qu'une cinquantaine de journalistes viennent percevoir des rentes de situation dues à leur positionnement politique. Parmi ces vedettes du métier, Christine Kelly (CNews), Charlotte d’Ornellas (Journal du Dimanche), Jordan Florentin (Boulevard Voltaire), Bernard de la Villardière (M6), Sonia Mabrouk (CNews, Europe 1), Nicolas Doze (BFM), et l'inévitable Christophe Barbier.
« Périclès », « Bien commun », « Institut libre », tous ces sigles orwelliens annoncent que la guerre idéologique et culturelle, y compris en utilisant manipulations et mensonges, est bien lancée contre la République et sa démocratie. La contre-révolution va-t-elle prendre enfin sa revanche et instaurer un Thermidor deux points zéro ? Les Muscadins vont-ils parader à nouveau dans les jardins du Palais Royal ?
« Celui qui contrôle la peur des gens devient le maître de leur âme », écrivait Nicolas Machiavel dans son œuvre majeure, Le Prince. Vont-ils donc réussir à nous voler notre âme ?
Michel Strulovici
NOTES
(1). Depuis 2023, une disposition votée au Sénat autorise les services de renseignement à activer à distance le micro ou la caméra d’un téléphone portable ou d’un ordinateur, mais seulement dans le cadre d’enquêtes concernant le terrorisme ou le crime organisé, sur autorisation judiciaire.
(2). Sans surprise, la vidéo de Thomas Legrand et Patrick Cohen a occupé 70 à 80% du temps d’antenne de certaines tranches sur CNews (et sur Europe 1) lors du week-end qui a suivi.
(3). Voir notamment « Une démocratie "bollorisée" ? », mis en ligne le 23 juillet 2023. Lire ICI
(4). A écouter, "Pierre-Edouard Stérin, le milliardaire au service des droites extrêmes", diffusé sur France Inter le 22 février 2025 (ICI).
(5). « Directement inspiré par le réseau Atlas, l’IFP propose une formation à l’américaine au profit des droites radicales françaises, des Républicains aux zemmouristes en passant par le Rassemblement national et les chroniqueurs des médias Bolloré ». Lire sur L’Observatoire des multinationales, 12 juin 2024.
(6). Nombre d'entre eux à partir de cette date vont constituer le groupe dit du "Bien Commun" associé à la Nuit du Bien Commun (NDBC), un fonds de dotation fondé à but caritatif. Leur président d'opérette est Louis de Bourbon, le prétendant au trône de France. Le Fonds du Bien Commun est considéré comme une plate-forme importante du réseau d’extrême droite identitaire.
(7). Il a transféré sa résidence en Belgique en 2012, principalement pour des raisons fiscales liées à la taxation des plus-values et à une critique de la gestion publique française. Cette situation lui permet d’échapper à certaines impositions françaises, ce dont il revendique l’usage afin de financer de manière privée des causes philanthropiques et politiques.
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