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Ce fascisme qui (re)vient... (Michel Strulovici, Droit de suites / 08)

Dernière mise à jour : 23 mai 2023



Manifestation fasciste en plein cœur de Paris le 6 mai dernier, menaces verbales et physiques contre des maires disposés à ouvrir des centres d'accueil pour migrants, etc. Comme l'écrivait Brecht, "le ventre est encore fécond, d'où a surgi la bête immonde". Sous le masque de la "respectabilité" qu'il tente désormais d'afficher, le parti de Madame Le Pen n'a jamais rompu les ponts avec les mouvances fascistes et/ou néo-nazies qui sont dans son ADN. Dans la continuité de ses "Droits de suite", publiés par les humanités du 9 mars au 14 avril 2023, le journaliste et essayiste Michel Strulovici analyse cette dangereuse résurgence de l'extrême droite au regard de l'Histoire.


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La succession des manifestations d’extrême droite, ouvertement néo-fascistes, voire néo-nazies, accompagnent désormais, comme les la scatophage du fumier (en d'autres termes, les mouches à merde), la montée vers le pouvoir du Rassemblement national. Nous n'en sommes plus aux invectives contre la gueuse (1), les Juifs, les judéo-bolchéviques, les Francs-Maçons, susurrées dans quelques réunions confidentielles. En une semaine, la haine a déferlé plusieurs fois, à visage masqué ou découvert, dans un Paris réoccupé par les héritiers du Parti franciste, de la Cagoule, et autre Légion des volontaires français contre le bolchévisme (2).


La position du deuxième flic de France, le préfet de police de Paris, Laurent Nuñez, renforcée par les décisions du Tribunal administratif, montre une étrange "élasticité" sur la nature de la République. Exemplaire même d'une dérive certaine. Car, aujourd'hui, pour les juges Ponce-Pilate, il est admis que hurler sa haine de la République, entonner des chants contre les Juifs, les étrangers, les homosexuels, etc., reste dans une norme "admissible" et ne trouble point "l'ordre public". Oubliée, la loi Gayssot (3), oubliées les multiples exactions du GUD (4) dont la reconstitution s'opère sous nos yeux.

GUD : Les origines du mouvement d'extrême droite. Archive INA


Les coups de tonnerre se succèdent et, pourtant, beaucoup de nos concitoyens détournent le regard ou effacent, d'un coup de gomme rhétorique, ces défilés nazillons à Paris. Faut-il attendre qu'ils tentent de prendre d'assaut, comme en février1934, l'Assemblée nationale ? Le 9 mai dernier, lors d'une conférence de presse à Matignon, tout en trouvant « assez choquantes les images qu'on a pu voir » [de la manifestation fasciste en plein cœur de Paris, le 6 mai], Élisabeth Borne assurait que « c'est aussi notre démocratie de garantir le droit à manifester » et qu'« il n'y avait pas de motif pour interdire cette manifestation ».


Cet appui au pire, venant d'une femme politique dont le père, persécuté par Vichy en tant que Juif, résistant et déporté, constitue un vrai marqueur de ce qui se joue actuellement en France. Je ne dis pas qu’Élisabeth Borne, venue de la gauche socialiste, aime les drapeaux frappés de la croix celtique, mais le moins qu'on puisse dire est qu'elle sous-estime le danger qui monte. Ses services et elle-même sont hors sol par rapport à la gravité de la situation. Je n'arrive pas à croire, informés par les renseignements territoriaux et la DGSI, qu'ils n'ont pas compris les conséquences gravissimes de la politique qu'ils mènent. Car la crise sociale et politique, et le pillage "vampiresque" de nos richesses par les multinationales, créent le bouillon de culture nécessaire à la multiplication des germes d’extrême droite.


Certes l'époque n'est plus la même : « nous ne sommes plus dans les années 20 » (1920, bien sûr), répètent à l'envi de médiocres théoriciens. Mais, pour qui analyse sérieusement l'Histoire, le contexte permet à certaines "formes" de se réveiller. Et leurs possibilités "propagandesques" de gagner les consciences endormies ou les mémoires défaillantes sont multipliées à l'infini par rapport aux époques précédentes. C'est d'un point de vue structuraliste et donc reproductible qu'il faut comprendre le célèbre aphorisme de Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Nous vivons en plein dans ce type de période.


Le brandi et le caché


Répéter à tout propos "Le Pen a changé", comme pour conjurer le sort, demeure le degré zéro de la riposte à la barbarie. Une démarche d'incantation magique plutôt qu'une analyse politique. Et le martèlement en continu sur TOUTES les chaînes d'info, dans TOUS les médias mainstream, sur les réseaux sociaux manipulés par les trolls russes, ouvre la voie à la prise de pouvoir d'un néo-fascisme new-look portant jeans et tee-shirt mais qui planque dans ses armoires des tenues plus martiales, vert de gris.


Dans cette organisation d'extrême droite qu'est le Rassemblement national, il existe deux réseaux de pouvoir. Un "canal officiel", qui respecte normes et lois, qui joue le jeu au Parlement, de façon apparemment transparente. Parfois, affleure au détour d'une éructation, d'une action, les vieux réflexes structurant la pensée de ces militants. Le « Qu'il retourne en Afrique » du député RN Grégoire de Fournas à l'adresse du député LFI Carlos Martens Bilongo, au sein de l'Assemblée, en novembre 2022, est exemplaire à cet égard.


Quand Stanley Kubrick, dans son prémonitoire Docteur Folamour, met en scène l'irrépressible salut hitlérien du Von Braun en fauteuil roulant et à l'accent teuton prononcé, il en dit long sur cet inconscient du "faire semblant" : nazi un jour, nazi toujours !


Mais si l'on passe l'étal "dédiabolisé" qui attire les gogos pour ouvrir la porte et entrer dans la remise, là se décide la réalité de la vie de l'organisation, là a été mise sur pied sa structure parallèle. Dans ces espaces-là, plus besoin des propos bienveillants et "arrondis", le texte blablabla est remplacé par le sous-texte, la pensée profonde que le bon peuple ne doit pas connaître. Mais parfois, comme nous l'avons vu, un lapsus, le caché, l'enfoui, apparaissent en pleine lumière.


Jeanne, le maillon essentiel


Tout récemment, Frédéric Chatillon, Axel Lousteau et Olivier Duguet, trois membres très importants de la sphère Le Pen, n'ont pu s'empêcher de manifester avec leur famille néo-nazie. C'est dans cette atmosphère que leur cœur bat la chamade. Ils sont là et bien là, Chatillon en tête de cortège, comme l'a révélé le mouvement Antifa. Le voici, l'arrogant organisateur de ce groupe d'hommes et de femmes tout de noir vêtus, masqués, marchant au pas, comme une résurrection milicienne, hurlant leur haine de la République, tendant le bras pour saluer les idoles du passé et préparer la Victoire.


Ces dirigeants de la structure cachée du RN sont ceux qui créèrent et dirigèrent le micro-parti Jeanne, essentiellement chargé des finances du Rassemblement national, qui a succédé au Front national. Un document d'importance le révèle. Envoyé spécial a diffusé le 16 mars 2017 un reportage où l'ex-conseiller de Marine Le Pen, Aymeric Chauprade, s'exprime pour la première fois sur les "hommes et les femmes de l'ombre" qui entourent la présidente du FN. Selon lui « Marine Le Pen n'est pas libre, elle est tenue par ces gens, Frédéric Chatillon, Axel Lousteau et Philippe Péninque. Si elle arrive au pouvoir, ces gens seront le pouvoir. Il n'y a aucune raison que ce groupe disparaisse. C'est le groupe qui aura amené Marine Le Pen au pouvoir. C'est l'économie du Front national. Ce sont les secrets de Marine Le Pen

Axel Loustau, Marine Le Pen et Frédéric Chatillon. © Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart avec AFP.


L'"exemplaire" monsieur Chatillon


L'histoire de Frédéric Chatillon devrait faire réfléchir les "collabos" (volontaires ou non) qui nous "vendent" la quiétude républicaine qui nimberait désormais l'atmosphère du RN.

Mme Le Pen et Frédéric Chatillon se sont connus à la Fac de droit d'Assas, cette pouponnière de nervis d'extrême-droite de tout poil. M. Chatillon a entre autres, dans sa longue carrière d'activiste d'extrême-droite, présidé le GUD. Et cet ami d'Alain Soral, du révisionniste Faurisson, de Dieudonné, mais aussi de Bachar El Assad et du Hezbollah libanais (donc de l'Iran) conseille la présidente apparemment dédiabolisée du RN ! Il en est même le dirigeant de sa communication par son agence de com basée en Italie. Pour échapper à d'éventuelles investigations en France ? (5).


Il est guignolesque de penser que ce proche de certains antisémites notoires soit celui qui organise l'étrange campagne de dédiabolisation philosémite de Mme Le Pen. Lucifer a plus d'un tour dans son sac.


Et quand je pense à ceux qui, dans la communauté juive, accordent foi à ces balivernes, un mot yiddish me vient à l'esprit pour les qualifier : schmok ! Mais qu'attendent donc les gogos pour ouvrir les yeux ? Qu'attendent donc ces journalistes assis, les si nombreux éditorialistes, pour nous dire le vrai ?


L'ami si cher de Marine Le Pen, homme de l'ombre s'il en est, se trouve également être la tête chercheuse des finances, celui qui invente et organise depuis longtemps les réseaux de la pompe à fric du FN puis du RN (6). Les enquêtes citées ont mis à jour le cercle de partenaires, tous liés à la nébuleuse des anciens "gudards". Aujourd'hui nous connaissons mieux ce que Médiapart appelle la "GUD connection" c'est à dire le lien réel de la nébuleuse rassemblant, loin des yeux des citoyens, Jeanne (le micro-parti de Marine Le Pen), les néo-nazis, l'extrême droite radicale et le Rassemblement national. (7)


Remarquons qu'en mai 2021, par l'intermédiaire de l'homme d'affaires et homme politique nazillon Massimo Corsaro (8), Fréderic Chatillon implante à Milan une société nommée Edda, qui exterritorialise ce qui sert notamment de pompe à finances. Elle a fait l'objet immédiatement d'un signalement à l'Unité d'informations financière de la Banque d'Italie.


Par la grâce de ces réseaux si particuliers, l'extrême droite lepéniste perçoit sa dîme pour services rendus de la part de dictateurs ou de dirigeants illibéraux. Nous comprenons mieux certaines de ses positions sur la Russie poutinienne,ou sur la tendresse à l'égard de la babarie des Assad, par exemple. Le RN a ainsi reçu, en 2022, un "prêt" de 11 millions d'euros d'une banque hongroise. Inutile d'être enquêteur chevronné pour en connaître les liens avec Poutine. Déjà pour la campagne précédente l'important prêt du dictateur de Moscou fut obtenu sans problème.


Voici le RN devenu clairement le Parti de l'étranger. Et suivre la piste de l'argent permet de comprendre l'essentiel du futur positionnement international de notre pays si, par malheur, le RN accédait au pouvoir.


Cette résistible ascension des néo-fascistes a connu nombre d'étapes et camps de base. Les obstacles à ce remugle furent sautés les uns après les autres par le mouvement populiste d’extrême droite.

La résurrection des collabos


Le premier des verrous qui sauta fut celui des suites de la collaboration, le pardon et l'utilisation des traîtres, leur blanchiment.

Je ne reviendrai pas sur cette faute originelle : la volonté affirmée par l’État, la plupart des partis politiques et les moyens d'information de passer l'éponge sur les crimes de dizaines de milliers d'assassins et de leurs complices pendant leur collaboration active avec l'ennemi. Je l'ai expliqué ici, dans ces Droits de suite, sous le titre "Embrassons nous Folleville" (ICI).


Cet effacement du crime, volontaire, par anticommunisme pur et simple, a permis à cette racaille de tenir, encore plus efficacement qu'auparavant, enrichie par l'expérience, les postes clés des pouvoirs. Ils purent ainsi jouir, en toute impunité, de leur désir de revanche et de la diffusion de leur idéologie de domination et d'exclusion.

Georges Guingouin, résistant, militant communiste, "Préfet du Maquis".


Exemplaire à cet égard, est l'histoire de Georges Guingoin.

Ce dirigeant communiste du maquis FTPF de la montagne limousine, compagnon de la Libération, qualifié par le Général De Gaulle de « l'une des plus belles figures » de la Résistance, est la cible d'une conspiration calomnieuse digne d'un thriller à rebondissements. Que cet air de la calomnie soit entonné à l’égard d'un héros transformé publiquement en assassin en dit long sur l'état de notre enseignement de l'Histoire.


Au lendemain de la Libération, Georges Guingouin devint l'objet d'une campagne d'anciens collabos pour "avoir participé à des exactions" commises durant ce que les ex-vichystes et leurs alliés qualifièrent d '«épuration sauvage». Dans "Embrassons Folleville", j'ai fait justice de cette opération de propagande. Les historiens de cette période ont démontré depuis que cette "légende noire" fut une création révisionniste. Mais dans cette France où nombre de citoyens puaient la mauvaise conscience par tous les pores de leur peau d'attentistes, l'opération marcha.


Imaginez une opération orchestrée par la presse locale aux mains d'anciens collabos et de socialistes qui font, ici, étrangement alliance par haine anticommuniste. Georges Guingouin est alors un membre du PCF qui ne s'en laisse pas compter par l'appareil de ce parti. Le dossier, à charge, qui l'accuse d'être le commanditaire de l'assassinat de deux paysans est monté de toutes pièces par d'anciens collaborateurs, que la guerre froide a fait rentrer en grâce. L'affaire est ainsi confiée à Jacques Delmas-Goyon, un juge d'instruction de Tulle, ancien pétainiste. Le dossier est également instruit par deux autres magistrats, les juges Debord et Morer : le premier fut membre de la juridiction d'exception de Vichy, la sinistre et criminelle "Section spéciale", et avait à ce titre précédemment condamné Georges Guingoin, en juillet et octobre 1943, par contumace, "pour faits de Résistance" ! Le juge Morer, pour sa part, venait d'être réintégré un an auparavant après avoir été suspendu à la Libération pour des faits de collaboration .


L'enquête sur le double meurtre des paysans se termina par un non-lieu en décembre 1946 et octobre 1947. Mais l'opération ne s'arrêta pas en si "collabo chemin". Dans la même région, un couple de paysans, Léonie et André Dutheil, et leurs fils, avaient eux aussi été retrouvés mort, abattus, dans la nuit du 4 au 5 juillet 1944, à coups de mitraillettes et dépouillés de 100.000 francs par leurs anciens voisins, Pierre et Henri Pradoux.


L'abracadabrante accusation contre Georges Guigouin fut relancée. Le lien entre les deux événement criminels fut alors défendu par l'inspecteur Caverivière et son adjoint André Halifa. Tous deux étaient d'anciens collaborateurs qui avaient échappé à l'épuration après avoir traqué Guingouin sous l'Occupation. Ils s'appuyèrent sur un témoin, simple d'esprit et alcoolique (celui-ci avouera plus tard avoir parlé sous la contrainte des deux inspecteurs). Ce témoin affirmait avoir vu par une fenêtre, le 26 novembre 1945, Guingouin et ses militants réunis en "conseil de guerre", préparant la tuerie. Je passe ici les détails de cette "enquête" scandaleuse, mais oh combien signifiante.


Le 24 décembre 1953, Georges Guingouin est convoqué par le juge Delmas. Il est arrêté et incarcéré à la prison de Brive. La presse,de droite et socialisante, mène campagne. Le Figaro dénonce, fin décembre, « la terreur rouge dans toute la région » et France Soir « un sortilège qui envoûtait toute une région » tandis que Paris-Match stigmatise, début janvier, « l’ombre d’une république soviétique dans les monts du Limousin ». Le Courrier du Centre socialiste, évoque un « gang organisé » et un « dépôt d'armes ». Pour Le Figaro, derrière ce "gang" se cachent « les noms des chefs communistes qui préparent la prise du pouvoir ».


Mais comme dans les pires cauchemars, le pire succède au pire. Le 22 février 1954, le surveillant-chef Méron et le gardien Cueille de la prison de Brive, mandatés ou pas, entrent dans la cellule de Georges Guigoin pour le tabasser à coups de poing, coups de pied et à coups de gourdin pendant plus d’une demi-heure. Dans le coma, il est transféré à la prison de Toulouse. Il ne doit sa survie qu'à un groupe de Résistants qui, alertés, exigent une expertise médicale... (9)


Enfin, s'organisa une contre offensive en sa faveur, menée notamment par François Mauriac, Jacques Debru-Bridel, Jean Marie Domenach, Léo Hamon. Défendu par Roland Dumas et Robert Badinter, alors jeunes avocats, le héros calomnié est libéré le 14 juin 1954.


Cette hallucinante histoire nous raconte parfaitement cette époque, qui fut si propice à la résurrection des acteurs du Mal. Elle nous dit quelles stratégies furent à l’œuvre et comment certains purent affirmer, par la suite, très rapidement après la Libération, que Vichy et l'extermination des Juifs, des Tsiganes, des homosexuels, des handicapés, ne fut qu'une parenthèse de l'histoire, un "point de détail".


Il y eut d'autres étapes à la renaissance de la canaille collabo et négationniste. Une de ces flambées fut celle du mouvement poujadiste, en 1956, puis sa retombée, le malaise social et politique préparant le retour du Général de Gaulle au pouvoir. Il y eut la machiavélique opération mitterrandienne, aux conséquences dramatiques, consistant à jouer de Le Pen pour affaiblir la droite sur ses flancs. Elle aboutira en 2002 à l'échec de Lionel Jospin. Lionel Jospin, qui, comme sœur Anne, ne vit jamais rien venir. Toutes ces étapes ont marqué un approfondissement de la crise nationale des consciences, une avancées des idées et de la thématique néo-fascistes dans ce qu'il est convenu d'appeler le "récit national".


Joseph de Maistre ou Robespierre ?


Mais il existe d'autres raisons à ce désastre idéologique et certaines viennent de loin.

Dans notre imaginaire national,deux cultures se combattent depuis le siècle des Lumières. C'est alors l'affrontement entre l'idéologie de l'Eglise, omniprésente et omnisciente, incarnée par le pape Benoit XIII et de l'autre les représentations du monde et de l'Homme de Rousseau, Diderot, Voltaire, Montesquieu. Violent combat !


Pour résumer, abruptement : depuis la Révolution française nous revivons le combat de Joseph Maistre contre Robespierre et réciproquement. Les thèmes : le népotisme contre la démocratie, la pureté de la "race" contre l'accueil de l'Autre, ton frère en humanité. Ce partage des eaux continue de se transmettre, de génération en génération. Illustration de ce "capital culturel" analysé par Pierre Bourdieu.


Cette idéologie du refus de l'Autre, court encore notre société. Elle travaille nos mémoires. Le colonialisme et les guerres de décolonisation lui ont donné des forces considérables. Si nous y ajoutons la raquette trouée de l'enseignement de notre histoire contemporaine sur ces questions cruciales, alors nous comprenons mieux en quoi cette démission nous projette dans un monde de violences tel que nous le connaissons aujourd'hui.


Qui sait, parmi les "apprenants" d'hier et d'aujourd'hui, que la conquête de l'Algérie qui débute en juin 1830 ne se termine, qu'en partie, dix-sept ans plus tard. Nous ignorons presque tous que la "pacification", comme fut nommée la mise à sac du pays, a duré des décennies supplémentaires et ne s'acheva qu'en 1902 avec l’appropriation du Sahara.


Qui a appris que les troupes appliquaient les recommandations du colonel de Montagnac d'« anéantir tout ce qui ne rampera à nos pieds comme des chiens » ? Et qui connaît l'invention stratégique du gouverneur général Bugeaud, la politique de la terre brûlée : « nous tirons peu de coups de fusil, nous brûlons tous les douars, tous les villages, toutes les cahutes ; l'ennemi fuit partout en emmenant ses troupeaux » (10). Dans son nécessaire Coloniser, exterminer : Sur la guerre et l’État colonial, l'historien Olivier Le Cour Grandmaison (11) souligne que la colonisation de l'Algérie se serait traduite par l'extermination du tiers de la population, dont les causes multiples (massacres, déportations, famines ou encore épidémies) seraient étroitement liées entre elles.


Une telle ignorance, l'évitement de la diffusion de ce savoir par l’Éducation nationale, depuis toujours, à l'exception d'enseignants ici et là, qui décidèrent de briser l'omerta, a créé les conditions pour que les néo-fascistes trouvent l'oreille du "bon sens" populaire, heurté par les conditions violentes de la guerre d'indépendance de cette colonie de peuplement. Un million de pieds-noirs, cela en fait des cousins dans toute la France métropolitaine.


La java du diable


Mais l'omerta eut des conséquences directes et indirectes sur la population d'origine maghrébine que le capitalisme en mal d'esclaves alla chercher jusque dans les douars les plus éloignés. A l'exemple de Citroën, le capitalisme français ouvrit des bureaux d'embauche sur place, promettant un avenir radieux aux populations victimes directes des suites du colonialisme et de l'incompétence des dirigeants du Maghreb, notamment de celle du complexe prévaricateur politico-militaire d'Alger.

En Algérie, dans les années 1950, l’expropriation coloniale a transformé les paysans en ouvriers. Environ 3.000 d'entre eux

ont été "importés" par Citroën.


Considérés comme de la main d'oeuvre taillable et corvéable à merci, masse de manœuvre pesant sur les salaires ouvriers métropolitains, les voici rejetés dans ce qui ressemblera de plus en plus à des ghettos. Leurs enfants et les enfants de leurs enfants ne purent que vivre de plus en plus difficilement ces rejets et l'espoir républicain en morceaux. Les conditions d'accueil continuèrent de briser l'élan de beaucoup de ceux qui rêvaient d'une République fraternelle, intégrant leurs enfants dans des écoles de même qualité.


Atteints dans leur dignité, les voici survivant sur un terrain propice aux islamistes, à l'emprise des Frères musulmans, à l'Islam des ténèbres. Et au fil du temps, les marches "black, blanc, beur" tombant dans l'oubli, la communauté des croyants se forme et se crispe. N'oublions les propos profonds de Marx sur cette question : « La détresse religieuse est, pour une part, l'expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l'âme d'un monde sans cœur, comme elle est l'esprit de conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle est l'opium du peuple. L'abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l'exigence que formule son bonheur réel. »


L'intégration devient un but de plus en plus difficile à atteindre pour nombre de jeunes de cette troisième génération française d'origine immigrée. Et le racisme monte au même rythme. L'un renforçant le rejet de l'autre dans ce tango diabolique.


Les hommes politiques qui ont savamment tenté d'organiser l'oubli, dans l'enseignement, de notre histoire (colonialiste, vichyste), les capitalistes qui ont exploité et profité de cette main d'oeuvre inespérée sont directement coupables de la résistible montée, tout à la fois, des néo-fascistes français et des obscurantistes de tout poil. Ces deux-là dansent enlacés. « Un jour le diable fit une java », chantait avec prémonition Charles Trénet.


Ce cyclone dévastateur va-t-il emporter notre République ? Il serait temps que le rassemblement des démocrates mène enfin la bataille idéologique, politique contre les partisans du "Vive la mort". Sans oublier de prendre enfin en compte les raisons sociales et économiques de la montée de l'extrême-droite.


L'épilogue d'Arturo Ui reste donc d'une actualité sidérante :

"Vous, apprenez à voir, plutôt que de rester Les yeux ronds. Agissez au lieu de bavarder. Voilà ce qui aurait pour un peu dominé le monde ! Les peuples en ont eu raison, mais il ne faut Pas nous chanter victoire, il est encore trop tôt : Le ventre est encore fécond, d'où a surgi la bête immonde."


Michel Strulovici

Photo en tête d'article : manifestation d'extrême droite à Paris, le 6 mai 2023. Photo Lionel Préau / Riva Press.


NOTES


(1). Métaphore désignant péjorativement la République française pendant la période révolutionnaire de 1793 à 1796.


(2). Le Francisme, ou Parti franciste ou Mouvement franciste (1933-1944), était un parti politique fasciste dirigé par Marcel Bucard. Sous l'occupation nazie, le Francisme sera l'un des principaux partis collaborationnistes, derrière le Parti populaire français (PPF) de Jacques Doriot et le Rassemblement national populaire (RNP) de Marcel Déat. D'extrême droite, anticommuniste, antisémite, antirépublicaine et proche du fascisme, la Cagoule est une organisation politique et militaire clandestine de nature terroriste, active dans les années 1930 en France.

Originellement nommé Organisation secrète d'action révolutionnaire nationale (Osarn) par ses fondateurs, puis abrégé Osar, le groupe est devenu dans la presse Comité secret d'action révolutionnaire (CSAR) à la suite d'une faute dans un rapport d'informateur. Il est plus connu sous le surnom « la Cagoule », sobriquet choisi par Maurice Pujo pour exprimer son dédain envers cette organisation fondée par des dissidents de l'Action française. La Légion des volontaires français contre le bolchévisme, dite Légion des volontaires français (LVF), ou « Infanterie Regiment 638 » en allemand pour sa partie combattant au sein de la Wehrmacht, est une organisation créée le 8 juillet 1941, soit quinze jours après le déclenchement de l'invasion de l'URSS par l'Allemagne. Cette légion est soutenue par des partis collaborationnistes français, notamment le Rassemblement national populaire de Marcel Déat, le Parti populaire français de Jacques Doriot, et le Mouvement social révolutionnaire d'Eugène Deloncle.


(3). Cette loi du 13 juillet 1990, qui porte le nom du député communiste Jean Claude Gayssot, interdit et réprime tout acte raciste, antisémite et xénophobe. Elle déclare passible de poursuites la contestation de l'existence des crimes contre l'humanité, tels qu'ils furent définis dans les statuts du Tribunal international de Nuremberg. L'article premier de cette loi énonce que « toute discrimination fondée sur l'appartenance ou la non-appartenance à une ethnie, une nation une race ou une religion est interdite ».


(4). Créé en 1968, le GUD (Groupement Union Défense) est un mouvement néo-fasciste ou néo-nazi, c'est selon, qui, au cours de ses diverses renaissances, est responsable de centaines d'agressions et de violences, et de l'instauration d'un climat de terreur partout où il sévit. Il est le successeur du mouvement d’extrême droite Occident dont les dirigeants les plus connus se nomment Alain Madelin, Gérard Longuet, Patrick Devedjian. Il est intéressant de constater les liens tissés (des passerelles) entre l'appareil politique de la droite et ses franges d'extrême-droite. Comme une méthode inventée avant guerre (plutôt Hitler que le Front Populaire ) et dont l'expression la plus complète se manifesta dès la Libération (Voir mes Droits de suite : "Embrassons nous Folleville"). Le GUD trouve ses premiers financements en assurant des services d'ordre pour la campagne présidentielle de Georges Pompidou puis celui des campagnes présidentielles de Valéry Giscard d'Estaing en 1974 et 1981, ainsi que celle de Raymond Barre. Entre les années 1990 et 2020, le régime syrien prend le relais et Hafez puis Bacharel-Assad, financent les activités de ces néo-fascistes notamment ses ouvrages négationnistes et les campagnes de communication du régime dictatorial syrien.


(5). Le 15 mars dernier, Frédéric Chatillon a été condamné pour « escroquerie », « abus de biens sociaux » et « blanchiment », à deux ans et demi d’emprisonnement dont dix mois ferme et à une amende de 250 000 euros, en raison de son rôle décisif dans le système de financement du Rassemblement national, ce qui ne l'empêche pas de rester darrière la communication de Marine Le Pen (Mediapart, 15/03/2023).


(6). Pour plus de détails voir les nombreuses publications sur le sujet, dont Wikipedia, ainsi que les enquêtes du Monde du 22 avril 2022, de Médiapart du 15 mars 2023, celle de Franc Tireur du 13 avril 2022, etc.)


(7). Les termes de « néonazi » et de « négationniste » utilisés par le journaliste Frédéric Haziza pour qualifier Frédéric Chatillon n'ont pas été jugés injurieux au cours de l'audience en référé du procès intenté par M. Chatillon en février 2014).


(8). Massimo Corsaro se déclare entre autres « libéral et partisan du darwinisme social ». Il fut un des dirigeants du parti de Silvio Berlusconi, Forza Italia, pour participer à la création de nombre de partis néo-fascistes. Pour lui, L’État doit rejeter "toute dérive paupériste". Cet homme d'affaires est un coutumier des attaques antisémites et racistes. Il a ainsi attaqué un député du Parti Démocrate, Emmanuel Fiano, en juillet 2017, d'origine juive dont « les sourcils épais cacheraient la circoncision » ! Et ce salopard ne s'arrête pas en si bon chemin. Le 3 septembre 2017, dans un tweet, il a commenté la couverture de Charlie Hebdo en écrivant : « Je pense que Daech devrait retourner à la rédaction à Paris" et finir le travail ».


(9). Cf Philippe Daumas, Georges Guingouin, héros et hors la loi, le réveil de la mémoire d'un résistant communiste, Cahier d'Histoire, revue critique, numéro 133, P.149-166.


(10). Marc Ferro, "La conquête de l'Algérie", in Le livre noir du colonialisme, Robert Laffont, p. 657.


(11). éditions Fayard, 2005.

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