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Chili. Le temps de vivre, par Daniel Ramirez


Gabriel Boric prend un selfie avec des membres de sa campagne et des partisans à Santiago

le 1er novembre 2021. Photo Esteban Felix/AP


Faisant référence à une chanson de 1972 d’Osvaldo Rodríguez, le philosophe Daniel Ramirez analyse l’élection de Gabriel Boric à la présidence du Chili, fruit d’une longue attente qui semblait sans fin, mais qui ne doit pas ignorer les obstacles qui vont se lever sur la route. Sans illusions ni messianisme, la jeunesse d’un monde à venir est cependant possible.


Ce fameux moment de vivre est arrivé (« Ha llegado aquel famoso tiempo de vivir ») chantait en 1972 le cher Osvaldo Rodríguez, "el Gitano" (poète et chanteur chilien). Des mots étranges et prophétiques. À cette époque, le Chili était fiévreusement agité par l'un des projets les plus ambitieux de transformation démocratique, sous la houlette du visionnaire et du combattant courageux que fut Salvador Allende - comment ne pas penser à lui aujourd'hui ? Ces paroles étaient alors empreintes d’évidence :


"En un viejo libro donde yo pude leer hombres, nombres hoy perdidos me hicieron saber que más adelante en el mundo reinará Un tiempo más justo que debemos esperar".


« Dans un vieux livre que j’avais pu lire

des hommes, des noms aujourd'hui oubliés

m’ont fait savoir

que plus tard régnera dans le monde

Un temps plus juste qu’il nous faut attendre ».


Tiempo de vivir, la chanson d’Osvaldo Rodriguez


Un texte remarquable. Je me suis souvent demandé quel avait pu être ce vieux livre, et je pense à Qohéleth (le livre de l’Écclésiaste). « Il y a un temps pour enfanter et un temps pour mourir », y est-il dit, entre autres choses fondamentales. En effet, après les années pleines d'espoir, de travail, d’enfantement et de solidarité, qu’a connu le Chili lors de l’accession au pouvoir d’Allende -des années qui furent aussi minées par les blocus, les complots, les trahisons de grandes puissances qui n'étaient pas du tout disposées à renoncer à leurs privilèges-, sont venus des moments de mort et de désolation.

Est venu ensuite le temps de la « Transition » [en 1990, lorsque celui remet le pouvoir au président Patricio Aylwin, démocratiquement élu -NdT], où l’on a alors parlé de « la joie qui vient ». « Plus tard régnera dans le monde / Un temps plus juste qu’il nous faut attendre » : ces vibrantes paroles commencèrent à résonner comme l’espoir de quelque chose « qui doit "arriver", mais qui n’arrive jamais, et qu’il faudrait sans cesse attendre. Lorsque qu’elle ne se traduit pas en un mouvement réel, l’espérance se transforme imperceptiblement en son exact opposé : le désespoir. La chanson d’Osvaldo Rodríguez poursuit :


«Una larga historia que la tierra recorrió / mares, montes, bosques, ríos llenos de fervor / cubrieron al hombre que tan solo esperó / ese tiempo justo que nunca le llegó.»


«Une longue histoire que la terre a traversée / mers, montagnes, forêts, rivières pleines de ferveur/ ont recouvert l'homme qui n'a fait qu'attendre/ ce bon moment qui n'est jamais venu.»


C'est ce qui s'est passé, et à la fin, la coupe était pleine, elle a débordé. Vint alors la séquence de l’explosion sociale [mouvement d’octobre 2019], du référendum-élection de l’assemblée constituante [mai 2021], et maintenant la brillante victoire de la nouvelle génération de militants étudiants qui ont cru au renouveau de la politique, se sont élancés, se sont formés et ont obtenu leur tout nouveau et flambant président de la République.

« Aujourd'hui, l'espoir a vaincu la peur » a déclaré Gabriel Boric devant une foule de visages lumineux. Tant de choses me viennent à l'esprit, tant d'énergie donnée dans tant de luttes, tant de gestes de solidarité, tant d'invention et d'audace. Tant de douleur et tant de pertes, mais aussi tant d'apprentissage et d'accomplissement sur ce long chemin parcouru. Beaucoup ont disparu en route, leur temps s'est arrêté avant. Je pense à eux dans cette longue nuit d'émotions. Mais finalement, tout prend sens, tout s'assemble dans un récit qui nous conduit vers ce temps tant attendu, si nécessaire, si plein de sens humain, ce nouveau et « fameux temps de vivre ».

Laissons la joie imprégner nos cœurs, qui l'ont bien mérité. Laissons les eaux du torrent se calmer un peu. Mais pas pour longtemps. Parce que ce qui est à venir sera encore plus difficile.

Accolade entre Gabriel Boric et Elisa Loncon, présidente de l’Assemblée constituante, le 21 décembre 2021.


Il faut insister : ce gouvernement et cette législature nouvellement élus ont une mission bien plus importante que les priorités qui sautent à la vue et qui font l'objet de campagnes, de programmes, certes nécessaires, mais nous avons déjà pu voir à quel point elles sont relatives.

Le nouveau président l'a dit, mais tout en pas de son programme : accompagner et protéger la Convention constitutionnelle [baptisée ainsi car le mot «Assemblée Constituante» faisait peur à la droite à l’époque où a été signé l’accord]. C'est là que se situe pour l'heure la véritable mission historique.

Il ne s'agit pas seulement de quelques mesures de justice sociale, difficiles à financer et surtout en concurrence les unes avec les autres. Qu’il s’agisse des retraites, de la santé, de l'éducation, des ressources naturelles et de l'environnement, des peuples autochtones, des questions de genre, du rôle de l'État, des impôts, des salaires, de la sécurité dans les quartiers : tout cela suppose d’être soutenu par une croissance nécessaire, qui à son tour contredit les exigences écologiques. Les tâches que le peuple « confie » au futur gouvernement sont trop nombreuses. Et tout aussi nombreuses sont les exigences que la classe dirigeante, les patrons, les banques (curieusement les candidats ne parlent que des PME lorsqu'ils font référence aux entreprises) vont formuler : stabilité monétaire, "gouvernance" (un terme omniprésent dans la campagne), protection des investissements et de la propriété privée, garanties, traités de libre échange. Et cette classe dirigeante peut mobiliser de nombreuses ressources pour boycotter et torpiller les processus de transformation.

Tout cela doit nous faire penser que, quelles que soient les paroles courtoises du candidat battu adressées au vainqueur - tant mieux si elles sont sincères -, comme il y a 50 ans, beaucoup d'énergie sera dirigée contre la souriante équipe qui célèbre aujourd'hui cette victoire de façon méritée. Nous ne sommes pas naïfs au point de penser que tant d'intérêts et de privilèges laisseront se poursuivre sans entrave l'élan de renouveau qui s'élève aujourd'hui avec cette vague d'espoir. Le souvenir de tout ce qui s'est opposé à la volonté de justice de Michelle Bachelet [présidente socialiste du Chili de 2006 à 2010, puis de 2014 à 2018, aujourd’hui Haute-commissaire des Nations unies aux droits de l'homme – NdT] est encore frais dans nos esprits, et il est fort probable que cette fois-ci tout sera plus intense.


Mission impossible ?

Non. Tout d'abord parce que les gens ont mûri. Le fort taux de participation à l’élection présidentielle, avec plus de 55%, en est une confirmation [le taux de participation est traditionnellement beaucoup plus faible au Chili – NdT]. Mais depuis 2019, dans les milliers de réunions et d’assemblées locales auto-convoquées («cabildos») qui se sont tenues avant que la pandémie ne vienne tout geler, nous avons prouvé que nous savons nous organiser, débattre, produire de l'intelligence collective, de l'horizontalité et de l'émergence d'idées. Le président élu en est bien conscient et l'a réaffirmé en disant qu'il sera à l'écoute et qu'il invitera tout le monde à participer. Cela ne doit pas rester de simples mots, nous devons profiter de l'énorme expérience acquise et de la volonté du futur gouvernement.

Secondo, en raison de ce que nous avons déjà dit : le véritable mouvement de l'histoire repose sur la Convention constitutionnelle, et non sur le prochain gouvernement. Ne nous méprenons pas. Accomplir tout ce que le candidat Boric a promis ou proposé serait impossible pour le Président Boric. L'espoir ne repose pas sur un leader charismatique (qu'il n'est pas encore), et qui n’est propre à une démocratie mature, mais sur un profond processus de transformations, dont l'outil fondamental doit être la prochaine constitution. Rendons justice à Gabriel Boric d'avoir milité pour l'accord (que beaucoup d'entre nous avons critiqué à l'époque) qui a rendu possible le processus constitutionnel. Changer les bases du jeu politique vers une démocratie participative et délibérative approfondie ; changer la structure de l'économie vers des formes mixtes, privé, État, collectivités, coopératives, biens communs ; parier avec volonté et lucidité vers le virage écologique que la situation de la planète et la conscience de la jeunesse (il ne faut pas compter sur les économistes et juristes des anciennes générations pour cela) rendent aussi indispensable que possible. C'est pourquoi, après la joie vient le moment du travail. On aura besoin de tout le monde.


Personne ne devrait se dire « bon, maintenant c'est le tour des jeunes, voyons comment ils s'y prennent ». Car contrairement à ce qui est dit, il ne s'agit pas seulement de la victoire de la jeune génération. C'est une illusion d'optique : il y a aussi des jeunes du côté de la droite néolibérale, dans le monde des affaires et même dans des groupes réactionnaires violents. Gabriel Boric l'a très bien exprimé : « Je me sens comme un héritier, l'histoire ne commence pas avec nous ». Cette prise de conscience est d'une grande valeur. Rien n'est plus contre-productif que la tentation de la tabula rasa.

« La jeunesse est un état d'esprit plutôt qu'un âge », dit-on souvent, sans vraiment comprendre ce que cela signifie. Pour moi, c'est simple : il n’y a pas de véritable opposition entre jeunes et vieux ne sont pas la véritable opposition. La vraie question est de savoir qui est tourné vers l'avenir, qui peut apporter quelque chose, qui va de l'avant, qui se sent vivant, qui ouvre son intelligence et sa conscience à la nouveauté, qui en a envie, qui y goûte quand apparaît ce qui renouvelle la société, qui donne naissance à de nouvelles idées et de nouvelles pratiques. Et le plus important : comment les rendre présents dans la nouvelle constitution.

Il y a ceux qui ont abandonné, sans doute parce que tout semble trop complexe, trop nouveau, trop "bizarre". Ils préfèrent descendre du train en marche et regarder de loin, attentifs, bien sûr, au premier moment où ils pourront commencer à critiquer. Ils voient le monde dans le rétroviseur. Et il y a ceux (jeunes ou vieux) qui disent très clairement qu'ils ne veulent pas de changement, parce que le monde actuel, forgé dans leur intérêt, est celui qui leur convient le mieux.

Il s'agit donc maintenant de trouver en soi les ressources pour vibrer avec le nouveau, avec les frissons érotiques qui viennent du futur, avec les vagues d'amour de ce qui est en train de naître, mais aussi avec la force de la volonté, avec la résistance du collectif, avec la lumière de l'intelligence, avec la clarté de la connaissance et avec l'humilité de la conscience de notre finitude.

Nous ne pouvons pas tout faire, mais ce que nous pouvons faire est tellement, tellement plus que ce à quoi on nous a laissé croire. La jeunesse n'est pas un âge, mais ce n'est pas non plus un simple état d'esprit. C'est une tâche. Que personne ne s'y dérobe.

Sans illusions ni messianisme, mais avec joie et gratitude, nous devrions pouvoir nous dire que ce fameux temps à vivre est peut-être maintenant arrivé.


Daniel Ramirez, 21 décembre 2021


« Tiempo de vivir » a été initialement publié en espagnol par le site de la revue chilienne El Periodista. Lire ICI








Daniel Ramirez, Chilien vivant en région parisienne, est philosophe et musicien. Diplômé de L’Université Catholique du Chili, de l’École Normale de Musique de Paris, et de l’Université Paris I Sorbonne (DEA en Philosophie de l’Art), il participe activement depuis 10 ans au développement des cafés philosophiques. Il est le créateur et animateur du « Ciné-philo » à l’Entrepôt, à Paris, depuis 1997, du café-philo du Forum-104 à Paris et depuis 2005, fondateur du Forum Philosophique de Paris, voué aux débats, séminaires et recherches autour des nouveaux usages de la philosophie.







𝐄𝐒𝐏𝐄𝐑𝐀𝐍𝐙𝐀 / 𝐂𝐇𝐈𝐋𝐈. 𝐏𝐨𝐮𝐫 𝐮𝐧𝐞 𝐟𝐨𝐢𝐬 𝐪𝐮’𝐢𝐥 𝐲 𝐚 𝐝𝐞 𝐥’𝐞𝐬𝐩𝐨𝐢𝐫, 𝐚𝐥𝐥𝐨𝐧𝐬-𝐲 𝐯𝐨𝐢𝐫 : les humanités lancent un financement participatif pour suivre l'expérience chilienne par une série de reportages sur place, en mars 2022.


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