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Cocaïne, meurtres et pétrole


Otoniel, le chef du Clan du Golfe, arrêté en Colombie en octobre 2021, puis extradé aux États-Unis


Avant d’être extradé vers les États-Unis, d’où il ne pourra plus être interrogé, Otoniel, responsable d’un groupe paramilitaire présenté comme l’un des plus importants narcotrafiquants de Colombie, avait accepté de témoigner devant la Juridiction Spéciale pour la Paix. L’enregistrement de sa déposition, qui avait été mystérieusement volé, a été retrouvé. Sans surprise, l’ancien chef du Clan du Golfe implique de hauts responsables politiques et militaires, ainsi que la société pétrolière nationale, qui aurait grassement financé cette milice paramilitaire.


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C’est l’un des fléaux de la Colombie. Depuis des décennies, des groupes paramilitaires sèment la terreur et la mort, notamment à l’encontre de communautés paysannes ou indigènes qui, elles, sèment la vie et ont toujours pratiqué des formes d’agroécologie, bien avant que le mot ne soit devenu à la mode. C’est une histoire qui vient de loin. En Amérique dite latine, les premiers paramilitaires ont été, d’une certaine manière, les consquistadores espagnols venus piller l’or et le reste. Avant d’exporter le butin de leur prédation, ils ont importé toutes sortes de virus qui ont décimé les populations amérindiennes, dont le virus de la propriété.

La terre, pour les communautés amérindiennes d’Amérique latine, c’est la Terre-Mère, la Pachamama. La terre est un bien collectif. Personne en particulier ne saurait se l’accaparer. Puis sont arrivés les colons, des « propriétaires terriens » dans l’âme. Ils ont fait main basse sur le territoire, l’ont clôturé, ont engagé des gardiens, en d’autres mots des vigiles. Les propriétaires terriens se sont ensuite aperçus que certaines terres cachaient des trésors : du charbon, du pétrole, etc. Alors sont arrivées les multinationales, les nouveaux conquistadores de l’industrie minière ou pétrolière.

Les paysans, les communautés indigènes, ont été progressivement chassés des terres sur lesquelles ils vivaient, sans avoir -au sens occidental- les titres de propriété afférents. En Colombie, la guérilla des FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie) s’est précisément formée dans les années 1940, sur la revendication du droit à la terre. Le gouvernement a alors envoyé l’armée. Mais l’armée, ça ne suffisait pas. Et puis la guérilla était, au début, d’obédience marxiste. Au motif de lutter contre le communisme, avec le soutien des États-Unis qui ne voulaient pas d’un second Cuba, avec la complicité d’un État colombien d’essence quasi féodale, les latifundiaires et multinationales ont commencé à former des milices armées pour défendre leurs intérêts et conquêtes. Ainsi sont apparus ces groupes paramilitaires qui, dans plusieurs régions de Colombie, sévissent encore aujourd’hui.


Entre temps sont arrivés cocaïne et narcotrafic. Mélange des genres : ces groupes paramilitaires, nourris par une idéologie anticommuniste en treillis, ont trouvé dans la transformation lucrative de la feuille de coca un nouveau motif pour déposséder paysans et communautés indigènes de leurs pratiques ancestrales et de leurs terres. Le tout cautionné par l’État et de puissants clans politiques régionaux qui se sont constitués et verrouillent sur un mode clientéliste et féodal tous les rouages du pouvoir. Comme l’écrit Jacobo Grajales, Maître de conférences à l’Université de Lille 2 : « le contrôle territorial des groupes paramilitaires ouvre la porte à une influence électorale. Dans les zones où l’emprise paramilitaire est la plus forte le vote est totalement encadré, de manière à assurer la victoire de candidats proches des paramilitaires. Un tel capital politique se traduit par une influence dans la nomination de fonctionnaires à des postes clés. » (Lire ICI)


Sur les clans politiques en Colombie, León Valencia, directeur de la Fondation Paix et Réconciliation a publié en 2020 un livre très documenté,

Los clanes políticos que mandan en Colombia :


Les 60 années de conflit armé en Colombie ont fait plus d’un demi-million de victimes. Pour la seule période entre 1964 et 2016 : 260.000 morts, 45.000 disparus et 6 millions de déplacés. La guérilla des FARC a été constamment pointée du doigt, mais selon les estimations de l’ONU, 80% de ces assassinats ont été le fait des groupes paramilitaires. L’une des plus redoutables milices de cette époque sanglante s’était baptisée AUC, Autodéfenses Unies de Colombie, présentée par Amnesty International comme une force auxiliaire de l’armée colombienne « utilisée pour semer la terreur et détourner les soupçons concernant la responsabilité des forces armées dans les violations des droits humains ». A son actif : d’innombrables meurtres, des actes de torture, des déplacements de populations, etc. Parmi les nombreux massacres collectifs imputés aux AUC (Voir ICI), celui d’El Salado, en février 2000, est particulièrement resté dans les mémoires. Pendant une semaine entière, tous les habitants de ce village ont été séquestrés, torturés puis exécutés, et le village incendié et détruit. L’armée n’est pas intervenue.


“Cuando caen los cuerpos en la cancha, / elegidos al azar, / quedan en las casas los patios, / las cocinas, las sábanas extendidas / recibiendo aún / la tibieza del sol. / Quedan con sus capas las cosas / plegándose unas sobre otras, / preguntan el por qué, / el esto, / el ahora, / no piensan antes de hablar las cosas, / se llevan todo por delante / como cuando se descarrilaban / los trenes antiguos”.

La poète colombienne Eliana Hernández Pachón a publié en 2021 un livre intitulé

La Mata, qui évoque précisément le massacre d’El Salado. Lire ICI (en espagnol).


Manifestation contre Álvaro Uribe aux abords du Palais de justice de Bogotá, en octobre 2019. Photo : Colprensa


Dans d’autres massacres commis dans le département d’Antioquia, comme celui d’El Aro, en 1997, de nombreux indices accréditent la thèse d’un soutien matériel d’Álvaro Uribe (Lire ICI), dont le père, puissant propriétaire terrien, était déjà lié aux cartels de la drogue, qui le propulsèrent à la marie de Medellin (mandat dont il fut démis 5 mois plus tard, pour avoir participé à une réunion avec certains des barons de la cocaïne, dont le fameux Pablo Escobar). A l’époque du massacre d’El Aro, Álvaro Uribe était gouverneur de la région (avant d’être élu, en 2002, Président de la République). Le massacre de paysans et villageois d’El Aro fut qualifié d’opération de « nettoyage social », une expression reprise par l’actuel président Ivan Duque, lors de la répression du mouvement social au printemps 2021.


Le Clan du Golfe, narcotrafic et petits arrangements entre amis


L’un des commandants des AUC s’appelait Dairo Antonio Úsuga David, alias Otoniel. En 2009, il a pris le contrôle d’un autre groupe paramilitaire, le Clan du Golfe. Même implication dans le trafic de drogue, même collusion avec le plus haut niveau de la hiérarchie militaire et politique, et même logique criminelle à l’encontre des dirigeants communautaires et sociaux, ainsi que de militants politiques de gauche.

Otoniel a finalement été arrêté en octobre dernier. Sur des photos lors de sa « capture », on le voit tout souriant, détendu. Lui-même prétend s’être rendu de son propre chef. Depuis, il a été extradé aux États-Unis, où il sera jugé pour trafic de drogue.



Sauf que…, avant son extradition, Otoniel avait comparu devant la Juridiction spéciale pour la paix (mise en place par l’Accord de paix avec les FARC). La police avait interrompu l’une de ses auditions, disant soupçonner une tentative d’évasion. Ensuite, les enregistrements de sa déposition avaient sitôt disparu, volés lors d’un mystérieux cambriolage. Une copie de cet enregistrement vient de refaire surface, et la presse en a dévoilé en partie le contenu. Instructif. Otoniel ne met pas seulement en cause le général Mario Montoya (nommé par Alvaro Uribe commandant en chef de l’armée, dont le nom a été cité à plusieurs reprise dans le dossier des « faux positifs »), l'ancien maire de Medellín et ancien candidat à la présidence, Luis Pérez Gutiérrez, l'actuel sénateur Miguel Ángel Pinto, et beaucoup d'autres dirigeants régionaux et hauts commandants militaires. Dans son témoignage, il incrimine aussi plusieurs entreprises, à commencer par Ecopetrol, la compagnie nationale pétrolière colombienne. Selon Otoniel, Ecopetrol versait au Clan du Golfe des mensualités de 75 millions de pesos (environ 18.000 €) pour « veiller à la sécurité » de certaines installations pétrolières. Avec quelques autres menus avantages en nature, tels que la mise à disposition d’avions privés.


Le contraire eut été étonnant : la société pétrolière a naturellement démenti les allégations du chef du Clan du Golfe. De toute façon, l’extradition d’Otoniel aux États-Unis arrange beaucoup de monde en Colombie, où il ne pourra plus être interrogé. Comme l’indique le directeur de la Fondation Forjando Futuros, « l'extradition d'Otoniel sert les hommes d'affaires, les politiciens, les membres de la police et de l'armée qui étaient à la solde du Clan du Golfe, et nuit aux victimes pour la vérité et leur réparation ». La Fondation Forjando Fututos assiste notamment les personnes et communautés dans la quête de restitution de terres dont elles ont été spoliées.

La question de la terre, encore et toujours. L’épouvantail de la cocaïne sert de paravent à tout le reste. Ainsi, début mai, reprenant une dépêche AFP, Le Monde annonçait l’extradition de « l’un des plus importants narcotrafiquants de Colombie », reprenant la communication bien huilée du président colombien Ivan Duque qui présentait Otoniel comme le successeur de Pablo Escobar, alors que les situations sont très différentes. Et quasiment pas un mot des activités paramilitaires du Clan du Golfe et des nombreuses exactions commises le plus souvent au nom d’une collusion avec certains potentats politiques, économiques et financiers.


Jean-Marc Adolphe

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