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Dans les coulisses de l'après-Trump : le projet secret du "Rockbridge Network" pour préparer la "select society"

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L'actuel vice-président des États-Unis, JD Vance. Photo DR


Les élections, on ne peut pas trop leur faire confiance. Après la déroute du camp républicain lors des derniers scrutins aux États-Unis, "l'élite" technocratique et financière qui a propulsé JD Vance à la vice-présidence et soutenu le mouvement MAGA prépare déjà l'après-Trump. En route vers une société post-démocratique où une aristocratie choisie (par elle-même) prendra les commandes. Un plan secret, soigneusement planifié et financé, qui a commencé en 2019 lors d'un "séminaire" informel, planqué dans un chalet de luxe, au cœur d'une réserve naturelle de l'Ohio. Récit exclusif.


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L’endroit est assez bucolique, mais tous les managers le savent : pour se dégourdir les neurones et faire des plans sur la comète, rien de tel qu’un petit séminaire de brainstorming dans un lieu à l’écart de l’agitation du monde, entouré de nature verdoyante, avec comme seule pollution sonore le chant des oiseaux. C’est ainsi qu’aux États-Unis, en 2019, un groupe de managers d’un genre un peu particulier a réservé un luxueux gîte au sein de la réserve naturelle d’État de Rockbridge, dans l’Ohio (1), à l’est du canton de Good Hope. "Good Hope", soit Bonne Espérance, on ne saurait mieux dire pour un séminaire dont l’objet fut, ni plus ni moins, de refaire le monde. Ou plus modestement, pour commencer : refaire les États-Unis. Mais c’est le seul nom de Rockbridge qui reste attaché au séminaire en question.

 

Face à une tâche si importante, on imagine que les participants à cette réunion secrète n’eurent guère le temps de profiter des charmes que propose l’endroit : randonnées pédestres ou en canoé le long de la rivière Hocking, tyroliennes, programmes naturalistes d'observation des oiseaux, etc. Au moins ont-ils trouvé là un cadre inspirant pour déployer leurs réflexions de haute volée, et pour la détente, la piscine chauffée et le jacuzzi intégrés au chalet ont suffi à faire l’affaire.


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 Creek Lodge, chalet haut de gamme, est l’un des gîtes proposés à la location à Rockbridge, avec 7 chambres, 4 salles de bain,

une piscine extérieure, une spacieuse cuisine et une salle de cinéma au niveau inférieur… Pour qui voudrait louer un chalet à Rockbridge : ICI.

 

La location du gîte, dont on ne connaît pas le montant, a été réservée et payée par deux personnages qu’en 2019, on connaissait encore assez peu : le milliardaire d’extrême droite Pieter Thiel, patron de la société Palantir et le premier gourou de la Silicon Valley à avoir apporté son soutien à Donald Trump, et JD Vance, devenu vice-président des États-Unis, pour qui 2019 fut une année-charnière. Après avoir publié auparavant une autobiographie à faire pleurer dans les chaumières yankees, Hillbilly Elegy: A Memoir of a Family and Culture in Crisis, Vance s’est converti au catholicisme en 2019, en même temps qu’il fondait une société d'investissement en capital-risque, Narya Capital, basée à Cincinnati, avec le soutien financier de… l'investisseur Peter Thiel et de Marc Andreessen, autre magnat du techno-autoritarisme mâtiné de suprématisme blanc et de nationalisme catholique.


Galerie. De gauche à droite, l’économiste Oren Cass (capture d’écran), Tucker Carlson sur Fox News (photo Lucas Jackson / Reuters), Rebekah Mercer in 2017 (photo Patrick McMullan/Getty Images).

 

A Rockbridge, en 2019, Peter Thiel et JD Vance réunissent autour d’eux quelques invités triés sur le volet. Il y a là, notamment :

 

  • L’économiste Oren Cass, ancien conseiller de Mitt Romey, candidat républicain à la présidence en 2012 face à Barack Obama, auteur en 2018 de The Once and Future Worker, qui défend les mesures protectionnistes imposées sous Trump, et qui s’apprête à fonder un think thank conservateur, American Compass,

 

  • Tucker Carlson, l’un des animateurs-vedette de Fox News, qui propageait avec l’émission "Tucker Carlson Tonight" des positions populistes et nationalistes, souvent qualifiées de droite dure ou alt-right,


  • Une richissime "mécène", Rebekah Mercer, héritière d’une fortune familiale issue de l'industrie financière, qui finance à peur près tout ce que les États-Unis comptent de "droite radicale". Elle a de qui tenir : son père, Robert Mercer, ancien co-PDG du fonds quantitatif Renaissance Technologies, a été l’un des principaux investisseurs et créateurs de la société Cambridge Analytica, tristement célèbre pour le scandale lié à l’utilisation massive et parfois illégale de données personnelles Facebook pour influencer des élections, notamment la présidentielle américaine de 2016 et le référendum sur le Brexit. Fondé avec Steve Bannon, Cambridge Analytica et sa société sœur AggregateIQ exploitaient le big data et la psychologie comportementale pour cibler les électeurs par des campagnes personnalisées et très précises — une technologie qualifiée « d’arme politique numérique ».


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Chris Buskirk. Photo Ash Ponders pour The Washington Post.

 

A Rockbridge, pour compléter ce brillant aréopage, il y avait là, en outre, un certain Chris Buskirk. Sans doute ne le connaissez-vous pas. A part dans des médias comme Boursorama et Zonebourse, il n’a quasiment jamais été mentionné dans la presse française. Et même aux États-Unis, c’est loin d’être une star médiatique. Diplômé de l'Université de Virginia, où il a étudié l'économie et la littérature anglaise, Chris Buskirk a fait fortune en Arizona dans le secteur des assurances : aux États-Unis, c’est fou ce que ça rapporte, le "secteur des assurances". Mais il s’est aussi impliqué dans le domaine du numérique et des médias, avec prédilection pour le marketing digital et le conseil aux organisations. Ce "pédigrée" va faire de lui l’architecte en chef du cheval de Troie conçu lors de la réunion secrète dans le gîte de Rockbridge. Nom de code de cette opération secrète : le "Rockbridge Network".


Préparer l'après-Trump


Il faut se souvenir qu’en 2019, nous sommes à mi-chemin du premier mandat de Donald Trump. Lors des élections de mi-mandat américaines de 2018, si les Républicains ont conservé la majorité au Sénat, les démocrates ont remporté la majorité à la Chambre des représentants en gagnant au moins 26 sièges, ce qui leur a permis de prendre le contrôle de cette chambre pour la première fois depuis 2010. Une victoire qui a constitué un sérieux obstacle aux ambitions de Trump, et rend bien incertaine sa réélection en 2020. L’objectif de la réunion de Rockbridge : il s’agit de préparer l’après-Trump et d’assurer l’avenir du mouvement MAGA. En d’autres termes : reprendre le pouvoir pour ne plus jamais le lâcher. Et les élections, on ne peut pas trop leur faire confiance. Pour contourner ce petit problème démocratique, il faut commencer à concevoir un autre système, que nous qualifierons pour l’heure de « capitalisme patriotique » : confier le gouvernement du pays à une élite d’hommes d’affaires.


Un tel chamboulement ne se fabrique pas du jour au lendemain, et pour ça, il faut de l’argent. En octobre 2022, Chris Buskirk fonde discrètement avec des membres du « Rockbridge Network », une société de capital-risque, dont le nom (comme en France, le philosophe Michel Onfray, désormais proche de l’extrême droite, a osé baptiser sa revue Front populaire), « 1789 Capital », fait référence à l’année de l’adoption de la Constitution américaine.


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 Omeed Malik, cofondateur avec Chris Burkik du fonds d'investissement "1789 Capital"


Créé en octobre 2022 par des membres du réseau Rockbridge, "1789 Capital" est conçu comme un fonds d’investissement aligné sur le mouvement conservateur America First, qui cherche à bâtir une « économie parallèle » en investissant des entreprises technologiques, de défense, des médias, et d’autres secteurs clés. Comme associé, Chris Buskirk a fait appel à un banquier et entrepreneur américain proche de Tucker Carlson, Omeed Malik, issu d’une famille d’immigrés (mère iranienne et père pakistanais). En 2018, il a été licencié de la Bank of America suite à des accusations de harcèlement sexuel avec de jeunes analystes de la banque. Il a contesté ces accusations, et menacé de poursuivre en diffamation la Bank of America. L’affaire s’est conclue par un accord à l’amiable dont on ignore les termes.  

 

Parmi les investissements du fonds "1789 Capital" figurent des entreprises de pointe comme Anduril Industries (défense), des startups d’intelligence artificielle, des plateformes financières et crypto, ainsi que plusieurs sociétés liées à Elon Musk. La crème de la crème…


Ce joli petit monde a donc décidé de se liguer pour faire advenir une nouvelle forme de gouvernement, que Chris Buskirk qualifie « d’aristopopulisme ». En bref et en gros : parvenir à asservir la populace industrieuse afin qu’elle consente sans broncher à déléguer tous les pouvoirs à l’artistocratie d’une élite éclairée.  « Dans toute société », affirme Bursik, « il y a soit une élite extractive — une oligarchie —, soit une élite productive — une aristocratie ». Il a théorisé tout cela dans un livre publié en 2023, America and the Art of the Possible ("L'Amérique et l'art du possible"). « Au sens grec classique », dit-il, « le terme [d'aristocratie] n'est pas péjoratif, mais désigne une élite légitime qui prend soin du pays et le gouverne bien afin que tout le monde prospère ». Buskirk aborde le "marché politique" en homme d'affaires, en identifiant une lacune et en prenant des mesures délibérées pour la combler. La droite avait ce qu'il appelle un « problème de coordination » entre des électeurs qui ont choisi Trump de manière inattendue et un groupe naissant de personnes riches qui se sont éloignées de la gauche progressiste. Pour réunir ces deux camps qui manquaient d'infrastructures organisationnelles, Buskirk a la formule magique : « Du cerveau, de l'argent et une base ».


Avec Buskirk, les promoteurs du "Rockbridge Network" veulent aujourd'hui dépasser le « culte de la personnalité » que le narcissisme de Donald Trump nourrit de façon exagérée. En fait, s'ils ont soutenu Trump, ils s'en méfient quasiment dès le début. Et ce sont eux qui ont réussi à imposer le quasi inconnu JD Vance à la vice-présidence des Etats-Unis. Moins tonitruant qu'Elon Musk, Peter Thiel est celui qui a réussi à convaincre Trump. Et JD Vance sait ce qu'il doit à ses "parrains" (comme on dit dans la mafia). Buskirk, a-t-il déclaré au Washington Post, est un « penseur original » qui a compris, « avant presque tout le monde », comment « la bonne combinaison d'idées, d'organisation et de financement pouvait assurer un succès politique durable au Parti républicain ».


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Lors de la conférence de novembre 2024 à Las Vegas du "Rockbrige Network", Donald Trump Jr. (deuxième à partir de la droite)

annonce son nouveau rôle chez "1789 Capital", la société d'investissement cofondée par Buskirk (absent de la photo) et Omeed Malik (troisième à partir de la gauche). Également présents sur la photo : Dana Blumberg (à gauche) épouse du milliardaire Robert Kraft (deuxième à partir de la gauche) et Bettina Anderson, la girlfriend de Trump Jr, fille du magnat bancaire Harry Loy Anderson Jr.


Mais le Parti républicain lui-même est appelé à disparaître dans les plans du "Rockbridge Network", qui a commencé à écrire « le prochain chapitre de l'exceptionnalisme américain ». Le fonds "1789 Capital" a d'ores et déjà investi dans une trentaine d'entreprises, a financé des start-ups liées à la politique "anti-woke" et au programme économique de l'administration Trump, notamment des entreprises qui exploitent des minerais rares, construisent des usines d'IA pour la guerre, impriment en 3D du carburant pour fusées (la société Firehawk Aerospace, à Dallas), Enkanced Games, qui permet aux aux athlètes de prendre ses substances dopantes, ou encore GrabAGun, une société qui entend doper le marché en ligne des ventes d'armes à feu... Le tout en étroite communion avec ce qu'ils croient être la nature profonde des Etats-Unis : après une session en novembre 2024 à Las Vegas, lors la dernière conférence semestrielle du "Rockbridge Network", en avril au Ritz-Carlton de Key Biscayne, en Floride, proposait des séances de respiration et de yoga sur le thème « Make America Healthy Again » (Rendre à l'Amérique sa santé). Etaient rassemblés à cette occasion le secrétaire au Trésor Scott Bessent, la directrice du renseignement national Tulsi Gabbard et l'envoyé spécial pour le Moyen-Orient Steve Witkoff. Et aussi : un certain Donald Trump, mais Junior, car un Trump peut en cacher un autre. En novembre dernier, le fils à papa du "King" a opportunément rejoint, en tant qu'associé, le fonds "1789 Capital".


Donald Trump senior n'est plus tout jeune, et ne pourra pas se représenter à la prochaine élection présidentielle aux Etats-Unis. En misant sur l'ascension politique de JD Vance (avec Donald Trump Jr à la vice-présidence ?) et en cherchant à pérenniser l'influence MAGA au-delà du mandat de Trump, le "Rockbridge Network" prépare activement la succession. Il ne s'agit pas tant, toutefois, de savoir qui sera le prochain "King", que d'accoucher d'un nouveau modèle techno-autoritaire qui s'affranchira une fois pour toutes de la démocratie. Ils ont, entre eux, une nom de code qui les fait marrer : la "Select society". Seul, à leurs yeux, un "aristocratisme" technologique et financier leur apparaît nécessaire pour modeler l'avenir politique américain. La "Select Society", c'est aussi un clin d'oeil, ou plus exactement un pied de nez, à la société de débats fondée à Édimbourg en 1754 qui réunissait des intellectuels, des penseurs et des scientifiques, dont David Hume et Adam Smith, pour des discussions publiques sur des sujets littéraires, philosophiques ou politiques. En Amérique du Nord, des clubs analogues et sociétés de débats ont vu le jour autour de la même période et au début de la période révolutionnaire. Ces petites sociétés élitistes, souvent appelées "select societies" ou "sociétés choisies", ont contribué à la naissance d’une sphère publique de discussion politique, littéraire et scientifique. Elles favorisaient l’argumentation, la rhétorique, et ont joué un rôle dans la formation de l’opinion publique, un concept théorisé plus tard par Jürgen Habermas.


Mais leur vraie référence, dont ils n'osent encore se réclamer publiquement, est plutôt à chercher du côté de la John Birch Society (JBS), une association d’extrême droite américaine fondée en 1958 à Indianapolis par Robert W. Welch Jr. qui porte le nom de John Birch, un militaire et missionnaire protestant tué par les communistes chinois en 1945, considéré comme une première victime de la guerre froide. Cette société a mené plusieurs campagnes controversées, notamment contre l’Organisation des Nations Unies, accusée de vouloir instaurer un gouvernement mondial, ou contre le Mouvement des droits civiques dans les années 1960. Son influence s'est élevée dans les années 1960, rassemblant entre 60.000 et 100.000 membres à son apogée, avant de décliner à partir des années 1990. Elle est souvent associée à une droite dure, voire radicale, qui a façonné une partie du conservatisme américain actuel, avec des sympathisants comme Patrick Buchanan, Sarah Palin ou Steve Bannon. L’organisation poursuivait un agenda visant à réduire la taille du gouvernement et à défendre des valeurs jugées traditionnelles et patriotiques. On est aujourd'hui en plein dedans.


Renée Lucie Bourges, Maria Damcheva, Jean-Marc Adolphe et Dominique Vernis,

à partir d'une enquête de Elizabeth Dwoskin pour The Washington Post, reprise par Gil Duran sur sur Nerd Reich (ICI).


(1). Rockbridge, 160 habitants, est un hameau situé dans le comté de Hocking, dans l'Ohio, à une soixantaine de kilomètres de la ville le plus proche, Colombus, au sein des 73 hectares d’une réserve naturelle d’État. La région se trouve dans la région des Hocking Hills du plateau d'Allegheny, connue pour sa topographie accidentée, ses falaises de grès et ses vallées boisées. Rockbridge tire son nom d'une arche naturelle en grès située à proximité, qui s'étend sur environ 30 mètres de long : c’est le plus grand pont naturel de l’Ohio, au-dessus d'un ravin sur un affluent de la rivière Hocking. En 1977, les terres entourant l'arche ont été vendues à l'État et, en 1978, elles ont été classées réserve naturelle d'État Rockbridge.

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