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De bric et de broc. Ukraine : le pseudo "rapport" d’Amnesty International

Dernière mise à jour : 7 août 2022



Quelle mouche a piqué la direction d’Amnesty International ? La publication d’un communiqué (faussement présenté par toute la presse comme un « rapport ») qui met en cause les « tactiques de combat ukrainiennes » a eu un énorme retentissement. Et si la quête du buzz avait été le but recherché par l’ONG, au risque de délégitimer ses équipes en Ukraine et d’embourber sa réputation ? La presse a repris sans broncher les affirmations d’Amnesty International. Pour les humanités, contre-enquête sur une « enquête » partiale et bâclée.


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Vladimir Poutine peut se frotter les mains. Après avoir fait fermer, début avril, les bureaux en Russie d’Amnesty International (et de 14 autres ONG, parmi lesquelles Human Rights Watch, la Fondation Carnegie pour la paix internationale, la Fondation Friedrich Naumann pour la liberté, et la Fondation Friedrich Ebert), Amnesty International disparaît à présent de la scène ukrainienne. A la suite du communiqué de presse publié le 4 août par la direction générale d’Amnesty international (« Les tactiques de combats ukrainiennes mettent en danger la population civile »), la directrice d’Amnesty en Ukraine, Oksana Pokalchuk, a annoncé dans un texte publié sur sa page Facebook le 5 août, sa démission, qui sera sans doute suivie par celle du bureau local.

Avec une amertume que l’on devine aisément, Oksana Pokalchuk évoque sept années d’engagement en faveur des droits de l’homme, ayant par exemple conduit à la récente ratification par Kiev de la Convention d’Istanbul (sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique, non signée par la Russie), et d’autres combats encore, pour faire évoluer la société ukrainienne sur les droits de la personne. Avec impartialité, ces sept dernières années, le bureau ukrainien d’Amnesty a tout autant documenté des violations de droits consécutifs à l’occupation de la Crimée par la Russie, que des faits liés au mouvement Maidan.


Ces derniers mois, l’invasion russe en Ukraine a évidemment accaparé le travail des équipes locales d’Amnesty. « Dès le début de cette attaque massive », écrit Oksana Pokalchuk, « nous n’avons cessé de mettre l’accent sur les violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises par la Russie, le pays agresseur. Nous documentons minutieusement ces violations et elles constitueront la base de nombreux jugements et aideront à traduire les coupables en justice. » Elle cite ainsi l’enquête implacable sur le bombardement du théâtre de Marioupol (Lire ICI).

Pour autant, Oksana Pokalchuk ne conteste pas qu’une organisation comme Amnesty International ait aussi à « consigner les actions des forces armées ukrainiennes » : « Le principe d’indépendance dans un tel travail est important, en fin de compte, c’est à cette fin que les organisations internationales et nationales des droits de l’homme existent. » Ce qu’elle conteste, visant la direction générale d’Amnesty International, c’est « le mur de la bureaucratie et la barrière de la langue des sourds ». « Si vous ne vivez pas dans un pays occupé par des envahisseurs qui le déchirent, vous ne comprenez probablement pas ce que c’est que de condamner une armée de défenseurs », écrit-elle.

En d’autres termes, la direction générale d’Amnesty International s’est à son tour comportée… comme une armée d’occupation, au mépris des sensibilités ukrainiennes.


« Les crimes de guerre ne sont-ils pas plus urgents à dénoncer ? »

Comme l’écrit très justement (sur sa page Facebook) l’avocate Agnès Tricoire, déléguée de l'Observatoire de la liberté de création, créé sous l'égide de la Ligue française des droits de l'Homme :


« 1. Il est parfaitement normal que la branche ukrainienne n’ait pas participé au communiqué publié hier. C’est une règle statutaire de l’organisation : la branche d’un pays concerné ne participe pas aux investigations concernant ce pays.

2. Il est dans la logique des choses qu’une organisation internationale investigue sur les violations du droit international par l’ensemble des parties concernées.

Mais ce rapport pose un gros problème. Pourquoi ?

3. Pas d’introduction qui replace l’investigation dans le contexte historique de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Et qui distingue entre agresseur et agressé. Au contraire, les formulations placent les parties à égalité.

4. Pas d’introduction qui explique la hiérarchie juridique des violations des règles internationales du droit de la guerre telle qu’elles découlent des conventions de Genève, celles qui sont reprochées aux ukrainiens, et qui explique que toutes les violations ne sont pas des crimes de guerre.

5. Rien sur les crimes de guerre russes à part un petit paragraphe sur les bombes à fragmentation. Or le moins que l’on puisse dire est qu’ils sont documentés. Et plus grave encore, Amnesty International avait annoncé travailler sur ces crimes de guerre. Ne sont-ils pas plus urgents à dénoncer ? On parle ici de viols, de massacres de population civile, de déportations massives, de torture de prisonniers civils et militaires…

6. La conclusion est pire que tout : Amnesty International prend la précaution de dire que violations alléguées du droit international par l’Ukraine (le fait que des soldats se situent dans des zones civiles urbaines et non sur le front où dans les bois) ne justifient pas les frappes russes effectuées sans discernement sur la population civile, mais c’est uniquement au gouvernement ukrainien que ce rapport s’adresse en lui enjoignant de prendre des mesures. AI n’a rien à dire aux russes.

(…)

Alors oui, Amnesty a pris une dangereuse responsabilité en intervenant d’une façon qui apparaît comme partisane dans ce conflit. Et dont il va falloir suivre de très près les conséquences.

Et c’est le droit international qui morfle. »


« L’information » à l’ère du buzz


Ce n’est pas seulement le droit international « qui morfle », comme l’écrit Agnès Tricoire.

L’extraordinaire médiatisation donnée, en France en tout cas, au communiqué d’Amnesty International, a de quoi interroger. Franchement, qui a entendu parler de certaines des plus récentes campagnes d’Amnesty, sur la répression des manifestations en Iran, sur les détentions arbitraires en Guinée, sur les tortures d’opposants emprisonnés par la junte birmane ? Et même, sur le sujet ukrainien et russe, qui a relayé les informations sur l’enquête concernant le bombardement du théâtre de Marioupol, ou la ratification par Kiev de la Convention d’Istanbul, présentée comme « une victoire historique des droits des femmes » (ICI), dont il a été question plus haut ?

Là, ce fut un tsunami de publications. La quasi-totalité des médias a repris, avec une impressionnante célérité, le communiqué d’Amnesty International, n’hésitant pas de surcroit à l’affubler de titres accrocheurs (« Amnesty accuse… »), ou encore à en travestir le contenu (parlant ainsi d’une pratique « systématique » des forces ukrainiennes, alors que le mot ne figure pas dans le communiqué d’Amnesty).

Tout ça, c’est évidemment du pain bénit pour les médias de propagandes russes et pro-russes. Ils n’en rajoutent pourtant pas plus que cela car, comme écrit l’un de ces sites : « Il n'y a pas lieu de se réjouir, car Amnesty a produit des accusations montées de toutes pièces de crimes de guerre contre la Russie. Ils travaillent depuis longtemps et systématiquement contre la Russie. Ce dernier rapport n'est qu'une simple tentative d'une organisation occidentale de ressembler à un observateur objectif, de temps en temps. Mais nous savons ce qu'ils sont... » La propagande russe n’a rien à faire : ce sont les médias occidentaux qui, d’eux-mêmes, font le job. Sans la moindre analyse ou contre-enquête. Et déchainent, comme il fallait s’y attendre, des flots de commentaires réjouis. C’est notamment le cas de la page Facebook de L’Obs (que l’on ne saurait soupçonner d’appartenir à la fachosphère complotiste). Un exemple parmi beaucoup d’autres : « Rien ne m'étonne pour moi car je le sens pas Zelensky depuis le début de cette guerre »… Il y a pire, je ne cite pas tout.


Comme la quasi-totalité des médias, L’Obs s’est sans doute rué sur le communiqué d’Amnesty en se disant : « c’est bon, ça va faire du buzz ». La quête du buzz, ce cancer des médias, qui les pousse à l’irresponsabilité. Car oui, l’article de L’Obs, comme beaucoup d’autres, en plus d’être une simple compilation d’éléments glanés ici ou là (bientôt il faudra rebaptiser les écoles de journalisme en « écoles de copier-coller ») est totalement irresponsable. Dès le titre : « Ukraine : ce que contient le rapport d’Amnesty International qui rend furieux Zelensky ». Passons sur la personnalisation du président ukrainien : il n’y a pas que Zelensky que ça rend furieux ! Voyons plutôt « ce que contient le rapport ». Euh… Il est où, le rapport ? Quelqu’un l’a lu ? Si les journalistes ne savent pas faire la différence entre un rapport et un communiqué de presse, ils peuvent regarder le site de Human Rights Watch, par exemple un rapport en date du 28 juillet 2022 sur les techniques de répression au Maroc (ICI), dont je n’ai pas vu trace dans la presse française : un rapport, c’est long à lire, c’est chiant…

Human Rights Watch publie aussi des communiqués (en distinguant d’ailleurs « communiqués de presse » et « communiqués détaillés »). Sur "l’affaire" dont Amnesty International fait aujourd’hui ses choux gras, Human Rights Watch a publié, le 21 juillet, un communiqué détaillé intitulé : « Ukraine : L’emplacement de bases russes et ukrainiennes met en danger les civils » (Lire ICI). A ma connaissance, personne, dans la presse française (exception faite du fil info du Monde), n’a relayé ce communiqué parfaitement équilibré, étayé et documenté. Et ce communiqué n’a scandalisé personne en Ukraine, car oui, s’il y a eu des erreurs, il faut les corriger.


Sous couvert d’anonymat, une fine connaisseuse du fonctionnement d’Amnesty International m’explique que ce communiqué de Human Rights Watch a vraisemblablement mis en colère la directrice générale d'Amnesty, furieuse de s’être fait "doubler" par une ONG "concurrente". Car, m’explique cette interlocutrice, sur le terrain (pas seulement en Ukraine), les grosses ONG, plutôt de collaborer, ont plutôt tendance à se "tirer dans les pattes". L’explication vaut ce qu’elle vaut, mais donc, pour rattraper HRW, la direction générale d’Amnesty International aurait décidé de "faire un coup" (de buzz), quitte à ne rien vouloir entendre des mises en garde que tentaient de lui adresser ses représentants en Ukraine. Pour le coup, c’est réussi, sur le plan du buzz. Sauf que le résultat est désastreux, pour l’Ukraine, pour le droit international -comme le dit Agnès Tricoire- et… pour Amnesty International elle-même.


Un véhicule blindé russe abandonné, retrouvé à côté devant une petite maison dans le village de Yahidne (près de Tchernihiv),

dans le nord de l’Ukraine. Photo prise le 17 avril 2022. Photo Belkis Wille/Human Rights Watch


Pour qui prend le temps de lire le communiqué d’Amnesty International, cela sent effectivement le bâclage. Habituellement, Amnesty accompagne la publication de ses rapports de précisions quant à la méthodologie employée (on peut ainsi comparer avec l’enquête sur le théâtre de Marioupol). Là, il faut se contenter de quelques lignes particulièrement floues : « Entre avril et juillet, une équipe de recherche d’Amnesty International a pendant plusieurs semaines enquêté sur les frappes russes dans les régions de Kharkiv, du Donbass et de Mykolaïv. Nous avons inspecté les sites de frappes, interrogé des victimes, des témoins et des proches de victimes des attaques, et recouru à la télédétection et analysé des armes. Lors de toutes ces investigations, nos chercheurs ont trouvé des éléments prouvant que les forces ukrainiennes ont lancé des attaques depuis des zones résidentielles peuplées et qu’elles se sont aussi basées dans des bâtiments civils dans 19 villes et villages de ces régions. Le Laboratoire de preuves du programme Réaction aux crises d’Amnesty International a analysé des images satellites afin de vérifier les informations recueillies sur le terrain. »


Dans ces régions (de Kharkiv, du Donbass et de Mykolaïv), Amnesty International dit avoir rencontré « des victimes et des témoins ». Le communiqué cite en tout et pour tout… 4 personnes, dont celui d’une paysanne de 70 ans qui dit : « l’artillerie ukrainienne se trouvait près de mon champ » ! A un autre endroit, les « chercheurs d’Amnesty » auraient « constaté la présence de personnel et de véhicules militaires ukrainiens dans les environs d’un hangar agricole ». Quel scandale !!! A côté, que dire de l’occupation russe de la centrale nucléaire de Zaporijjia (sur laquelle Amnesty International n’a encore rien dit à ce jour) ?


Les forces ukrainiennes auraient installé des bases dans certaines écoles, dont Amnesty précise qu’elles étaient « temporairement fermées pour les élèves », et dans des hôpitaux : « dans deux villes, des dizaines de soldats se reposaient, s’affairaient et prenaient leur repas dans des hôpitaux »… Et c’est tout ? Oui, c’est quasiment tout. Par rapport au nombre d’écoles, d’hôpitaux (dont la maternité de Marioupol) qui ont été systématiquement visés par l’armée russe depuis le début du conflit, y compris dans des endroits où il n’y avait aucune cible militaire dans les environs, c’est bien peu. Et puis, les appels du président Zelensky ou de certains maires, à évacuer certaines zones ou localités, cherchent précisément à protéger les civils (et cela non plus, Amnesty n’en parle pas).


Qu’il y ait eu des erreurs côté ukrainien, c’est possible et même probable, notamment dans le Donbass où Amnesty International semble ignorer que les espaces boisés, où les forces ukrainiennes auraient pu se dissimuler, ne sont pas légion. Dans une guerre où, faut-il le rappeler, les Ukrainiens sont sur la défensive, le respect intégral du droit international humanitaire n’est pas toujours possible. Et dans le feu de l’action, ce n’est peut-être pas ce à quoi pensent en premier les soldats qui tentent de se protéger des bombardements russes. Ainsi, dans le cas de l’usine Azovstal à Marioupol, une enquête du New York Times traduite et publiée par les humanités (une vraie enquête, pour le coup) montre que civils et combattants se sont retrouvés ensemble dans les sous-sols du complexe sidérurgique par inadvertance, sans que cela soit prémédité, et parce que c’était à peu près le seul endroit où se réfugier à Marioupol, après deux mois de bombardements incessants.


Amnesty International, sur la base de ce que ses « chercheurs » ont constaté (beaucoup moins précis et documenté que ce qu’avait déjà fait Human Rights Watch) aurait pu transmettre, et y compris rendre publiques, des "recommandations" au gouvernement ukrainien. En choisissant de "mettre en scène" de façon excessivement à charge un rapport qui n’en est pas un, Amnesty International a bafoué le principe de neutralité et l’exemplarité dont se réclame l’ONG. Ce grave écart de conduite aura hélas de fâcheuses et durables conséquences, et risque fort d’annihiler le patient et remarquable travail mené depuis des années par… les équipes ukrainiennes d’Amnesty. Pour un "coup de buzz", c'est cher payé !


Jean-Marc Adolphe



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