Pourquoi déconfiner les écoles ?
- Jean-Marc Adolphe
- il y a 17 minutes
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Photo : Chaire de recherche sur l’éducation en plein air de l'Université de Sherbrooke
À Marseille, du 14 au 17 mai, les Rencontres internationales de la classe dehors invitent enseignants, éducateurs, chercheurs et collectivités à imaginer une autre manière d’apprendre, en lien direct avec le vivant, la ville et les enjeux de demain. D'abord confidentielle, cette pratique pédagogique gagne aujourd’hui du terrain en France, forte de ses bienfaits prouvés sur la motivation, les apprentissages et la conscience écologique des élèves. De la place Sébastopol à la forêt scandinave, en passant par les écoles repensées de Cugnaux ou Bruges, une révolution discrète est en marche. Et si c’était déjà ça, rêver un monde meilleur ?
Comme chantait John Lennon en 1971, Imagine. Bon, un monde en paix, sans divisions religieuses, politiques ou sociales, tel que le rêvait le pacifiste des Beatles, on y est pas encore tout à fait. Faute de telles ambitions planétaires, on peut déjà songer à quelques ambitions plus modestes, mais non moins importantes. A Marseille, le quotidien La Provence vient de projeter un reportage situé en 2040, à l'aune d'une ville "récréative et apprenante" : sur la place Sébastopol, des enfants bâtissent avec un architecte l’amphithéâtre qu’ils ont imaginé. Aidés de passants et de parents, ils tendent une voile d’ombrage : dès lundi, la classe se tiendra dehors. Motricité pour les petits, mathématiques pour les CP, exploration des métiers du quartier pour les 3e. Dans les Calanques, des adolescents enquêtent sur les boues rouges qui ont ravagé l’écosystème. Aux côtés de scientifiques et d’anciens ouvriers, ils exercent leur droit à un environnement sain, inscrit dans la Convention internationale des droits de l’enfant. Ailleurs, une assemblée de jeunes citoyens, réunie à l’Opéra, conçoit la signalétique d’une "trame verte" qui traverse la ville pieds nus, de cours végétalisées en parcs urbains, sans jamais fouler le béton. La nuit venue, la culture investit l’espace public. Sur les parvis, de futurs bacheliers lisent à voix haute les grands textes de leur programme. Etc.
Utopique ? Pas tant que ça. A Marseille, précisément, se tient du 14 au 17 mai la seconde édition des Rencontres internationales de la classe dehors. Organisé par la Fabrique des communs pédagogiques, cet événement rassemble une multitude d'acteurs de l'éducation, de la petite enfance à l'université, mais aussi de l'environnement et de l'écologie, autour de la pratique de l'enseignement en plein air. Au programme : échanges, formations, ateliers et mise en réseau pour partager expériences et réflexions sur une approche pédagogique longtemps confidentielle, mais aujourd'hui en plein essor. Selon le média indépendant La Relève et la Peste, 4.000 établissements scolaires, de tout niveau, expérimenteraient aujourd'hui en France la classe dehors. Attention : il ne faut pas confondre "classe dehors" et récréation, ou simple sortie extra-scolaire. Il s'agit là d'une démarche qui s'inscrit dans le programme éducatif, et qui ne concerne pas les seules "sciences du vivant". Mathématiques, français, langues, histoire, géographie, etc. : toutes les matières se prêtent a priori à un tel déconfinement. Au Québec, l'Institut des troubles de l'apprentissage et la Chaire de recherche sur l’éducation en plein air de l'Université de Sherbrooke donnent quelques exemples pratiques : apprentissage à l'extérieur de l'alphabet et du vocabulaire, cercle de lecture en extérieur, marcher dans le quartier pour en élaborer le plan, utiliser les noms des rues pour une leçon d'histoire, ou encore comprendre les fractions à l'aide d'éléments de la nature (ICI). Et la liste est loin d'être exhaustive !
La classe dehors : bienfaits et conscience écologique
Au Danemark, où le climat n'a rien de méditerranéen, les "écoles de la forêt" ont vu le jour à partir de 1952. Le mouvement est parti de l'initiative d'une mère, Ella Flatau, avec la création d’une « Walking Kindergarten », une école itinérante où les promenades en forêt font partie du quotidien (ICI). La Pédagogie Par la Nature (traduction française de “outdoor education”) est aujourd'hui au cœur du modèle d'éducation dans les pays scandinaves. L’Allemagne fait bonne figure, avec près de 2.000 écoles en forêt, tandis que l’Écosse a intégré l’apprentissage dehors dans ses programmes officiels dès 2010, pour les enfants de 3 à 18 ans.
En France, le ministère de l’Éducation nationale a longtemps ignoré cette pratique prometteuse, que des enseignant(e)s ont débuté de façon expérimentale. Aujourd'hui conseillère pédagogique départementale des Deux-Sèvres, Crystèle Ferjou se souvient de la singularité de sa démarche, lorsqu'elle a lancé en 2010 l’école dehors avec sa classe en petite section de maternelle à l’école Louis-Canis à Pompaire (Deux-Sèvres) : « Puisque cela n’était pas développé en France, je m’étais préparée à ce que les parents me questionnent sur ce choix. Mais ils m’ont fait confiance et ont d’emblée adhéré au projet. Tout comme mon inspecteur de circonscription. » (voir article paru en septembre 2021 dans Milk magazine).
Quinze ans plus tard, la documentation sur le sujet est beaucoup plus étoffée : « Il existe depuis plusieurs décennies des centaines d’études anglo-saxonnes qui valident les bienfaits de la nature sur les enfants », indique Moïna Fauchier-Delavigne, co-auteure avec Matthieu Chéreau de L’Enfant dans la nature. Pour une révolution verte de l’éducation (Fayard, 2019) : « Elles démontrent ses effets positifs sur leurs compétences cognitives, corporelles ou leur développement émotionnel et social. » De multiples études montrent en effet que la pratique dehors favorise la motivation, le plaisir d'apprendre et l'engagement des élèves. En étant en contact direct avec leur environnement, les élèves développent leur créativité, leur curiosité et leur compréhension du monde qui les entoure.
Les Rencontres internationales de la classe dehors, du 14 au 17 mai. Vidéo éditée par la Fabrique des communs pédagogiques.
« La classe dehors saisit la complexité du réel, engrange les informations et les émotions, elle confère à la pensée sa turbulence. Le jeu incessant de l’intérieur et de l’extérieur conduit chaque enfant à apprécier l’un comme l’autre comme une partie de lui », écrivait la Fabrique des communs pédagogiques dans une tribune publiée par Le Monde en mai 2023, à l'occasion des premières Rencontres internationales de la classe dehors, à Poitiers. « Confrontés à leur milieu, les enfants prennent conscience des défis à relever », poursuivaient les signataires de cette tribune. « Ce qu’ils entendent chez eux, dans la rue, sur Internet prend sens : extinction d’espèces végétales ou animales, dérèglement climatique, pollutions des sols, de l’eau, etc. Toute une culture écologique et citoyenne, avec son vocabulaire, les données sur lesquelles elle s’appuie, ses dénonciations et préconisations, devient familière. (...) Qui listera les bienfaits d’une classe dehors ? La faune et la flore du voisinage, les quatre éléments (la terre, l’eau, l’air et le feu), la rivière ou l’étang proches, toute cette nature observée n’est-elle pas un "livre ouvert" ? Les enfants herborisent, collectent des pierres, ramassent des bouts d’écorce, prennent soin du lieu qu’ils explorent et de ceux qui l’habitent, partagent leurs découvertes, jardinent aussi, car le jardinage devient une "discipline" dans l’emploi du temps. En cultivant le jardin, l’enfant se cultive : il constate les temporalités de la nature, dont la saisonnalité, il prend soin de la terre, arrose, désherbe, cueille, met en conserve les fruits récoltés, cuisine les légumes du potager. »
Sortir des confinements
Cofondée par Benjamin Gentils et Thomas Germain, l'initiative de la Fabrique des communs pédagogiques, qui organise les Rencontres de Marseille, est née dans le contexte du confinement lié au Covid. L'association, d'abord baptisée "Faire école ensemble", s'est initialement constituée pour répondre aux défis de l'enseignement à distance (avec un nombre limité de conseillers numériques à l’Éducation nationale), et de l'isolement des enseignants -et des élèves. Inspirée par la pratique des Tiers-lieux, l'idée est alors de fédérer des communautés pédagogiques, afin de partager leurs pratiques et expériences, en dehors de la hiérarchie verticale de la "tutelle" ministérielle. « On se revendique de l’agir par les communs, c’est-à-dire les interactions et les mouvements permanents entre communautés, gouvernance et ressources », confie Benjamin Gentils. « Il n’y a pas de communs sans communauté ! Plutôt que de faire produire des ressources à des communautés, on a surtout passé du temps à créer de la confiance entre des communautés avec des cultures, des intérêts, des manières de faire qui sont totalement différentes. »
L'expérience du confinement, douloureuse pour beaucoup, a conduit à élargir cette dynamique à la classe du dehors, en commençant à fédérer des initiatives éparses. Un autre confinement massif se profile aujourd'hui, induit par le virus addictif des réseaux sociaux, portables et autres prothèses communicationnelles. La classe dehors n'est certes pas la panacée qui aurait réponse à tout, mais d'ores et déjà, il n'est pas sorcier d'affirmer que la mobilisation de l'attention des enfants par l’exploration, l’observation et l’expérimentation directe éveille des capacités de curiosité et d'auto-apprentissage qui sont peut-être le meilleur rempart à l'impérialisme des écrans.

Un toboggan relie la terrasse du premier étage à la cour du groupe scolaire Frida-Kahlo, à Bruges (Gironde).
Photo Ugo Amez pour Le Monde, 20 septembre 2024.
C'est, en tout cas, un élément de plus pour promouvoir la pratique de la classe dehors et ses extensions "extra-pédagogiques", jusqu'à la conception des bâtiments scolaires. Comme à Cugnaux, en Haute-Garonne, où la municipalité (divers gauche) a entrepris l'an passé de végétaliser les cours des trois écoles locales (ICI), de nombreuses communes s'engagent à modifier et "renaturer" les équipements existants. À Bruges, près de Bordeaux, l'école Frida-Kahlo, ouverte en 2022, incarne une nouvelle approche éducative. Conçue entièrement en bois par l’architecte Chloé Bodart (1), et certifiée E4C2 (niveau le plus élevé du label "bâtiments à énergie positive et réduction carbone", créé en 2018 par le ministère du logement), elle encourage les interactions avec la nature et propose des activités extérieures variées, favorisant ainsi une éducation plus respectueuse de l'environnement et des rythmes des enfants.
L’école a ouvert ses portes, en septembre 2022, alors que les Girondins sont encore choqués par la violence des feux qui ont ravagé leurs forêts, indiquait Claire Mayer dans un reportage publié par Le Monde en novembre dernier. Karine Junca-Perruchot, la cheffe d’établissement, se souvient de l’inquiétude des enfants, de leur besoin de réassurance. Le lien est rapidement établi entre les conséquences du réchauffement climatique et la nécessité de protéger l’environnement. « Nous avons essayé d’en faire quelque chose de positif, en laissant les enfants mettre les mains dans la terre, observer les oiseaux, travailler ce rapport sensible à la nature. L’idée, c’est d’aller plus loin sur l’école du dehors ». Au niveau de plusieurs classes, une installation de type agora permet ainsi aux enseignants de dispenser leurs cours à l’extérieur, lorsque la météo le permet. Mais ce qui ravit le plus les enfants, c’est ce toboggan central, qui leur permet de glisser du premier niveau au rez-de-chaussée...
A Marseille, sans attendre 2040, les Rencontres internationales de la classe dehors invitent cette semaine enseignants, éducateurs et animateurs à faire classe dehors au moins une demi-journée. Les élèves y investiront les espaces publics, les lieux culturels et les espaces naturels pour y mener des activités pédagogiques, artistiques et citoyennes. Une démarche qui vise à « réapproprier l'espace urbain comme lieu d'apprentissage et de découverte ». Une utopie, vraiment ?
Jean-Marc Adolphe
(1). Architecte diplômée de l’École d’Architecture de Paris-Belleville en 2003, Chloé Bodart a commencé sa carrière en 1999 aux côtés de Patrick Bouchain, figure pionnière de l’architecture engagée et participative. En 2008, elle fonde sa propre agence, initialement nommée Chloé Bodart / Construire, qui deviendra en 2021 Compagnie architecture, basée à Bordeaux et dirigée avec Jules Eymard. Son travail s’inscrit dans une approche d’architecture « HQH » (Haute Qualité Humaine), centrée sur la maîtrise d’usage, la réhabilitation sensible de bâtiments existants, l’expérimentation, le réemploi des matériaux et la co-construction avec les usagers. Elle privilégie des projets « habités », où le chantier est considéré comme un acte culturel et un moment d’échange entre architectes, maîtres d’ouvrage, habitants et artisans. Parmi ses réalisations notables, on compte la réhabilitation de la Scène Nationale Le Channel à Calais, le musée de l’Histoire de l’Immigration à Paris, la construction du Centre Pompidou Mobile, ainsi que des espaces culturels comme La Sirène à La Rochelle. Elle travaille également sur des projets en cours tels que le musée maritime de La Rochelle et des locaux pour des compagnies de théâtre de rue.
Informations et détails pratiques : https://rencontres-internationales.classe-dehors.org/
Petite bibliographie sur la classe dehors :
- Sabine Muster-Brüschweiler, Diane Galbaud du Fort, Anne Lamy, Les bienfaits de l'école à ciel ouvert, éditions Salamandre, 160 pages, 18 €. Un ouvrage qui associe analyses scientifiques et éclairages de terrain, pour tous ceux - parents, enseignant(e)s et éducateurs - qui s’interrogent sur l’articulation de la classe dehors avec la classe traditionnelle. (ICI)
- Matthieu Chéreau et Moïna Fauchier-Delavigne, L’Enfant dans la nature. Pour une révolution verte de l’éducation, Fayard, 2019.
- Crystèle Ferjou avec Moïna Fauchier-Delavigne, Emmenez les enfants dehors ! Comment la nature est essentielle au développement de l’enfant, Robert Laffont, 2019.
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