Eau trouble au ministère de l’Écologie : vers un maquillage des chiffres ?
- Jean-Marc Adolphe
- 7 juin
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 3 jours

En juin 2022, la fédération de pêche du Doubs constatait une nouvelle pollution en aval d'une fromagerie Mulin,
assortie d'une importante mortalité piscicole, dans le ruisseau de Recologne. La huitième en autant d'années selon le maire de la commune.
Photo Guillaume Soudat - France Télévisions
Pour masquer son retard dans l’application de la directive européenne sur l’eau, le ministère de la Transition écologique a discrètement commandé une étude à l’OFB visant à mettre en scène des "progrès". Une stratégie dénoncée en interne comme une opération de communication politique, au détriment de la vérité scientifique et de la santé des rivières.
Le 29 avril 2025, le média d’investigation Splann! révélait une initiative discrète du ministère de la Transition écologique : la commande à l’Office français de la biodiversité (OFB) d’une étude dite "de progrès" sur l’état des cours d’eau français (ICI). Le but poursuivi ? Mettre en avant des "succès" pour relativiser l’échec à atteindre le bon état écologique de l’ensemble des masses d’eau pour 2027, comme l'exige depuis un quart de siècle la Directive Cadre européenne sur l’Eau (DCE).
Un objectif européen hors d’atteinte
Adoptée en 2000, la DCE engage les États membres à atteindre un « bon état » pour toutes leurs eaux de surface et souterraines. Mais la France, loin du compte, n’affiche en 2021 que 43,8 % de ses cours d’eau en bon ou très bon état écologique, un chiffre qui stagne depuis plusieurs années et reste bien en deçà de la cible. Les principales pressions identifiées par la Commission européenne sont d’origine agricole : pollution diffuse par les pesticides, l’azote et le phosphore. Face à cette réalité, le ministère reconnaît dans un courrier interne que « l’atteinte du bon état de tous les cours d’eau en 2027 […] ne sera pas tenue pour l’ensemble des États membres, y compris pour la France ».
Le tour de passe-passe du gouvernement pour s'émanciper de la vérité
Pour anticiper d’éventuels contentieux européens ou des recours d’associations environnementales, la stratégie du ministère consiste à valoriser les "progrès accomplis" et à communiquer sur des cas de réussite, même partielle, non conformes aux critères de la DCE. La lettre de mission, signée par la directrice de la biodiversité, Célia de Lavergne, demande aux administrations non seulement de « communiquer surtout sur les progrès accomplis », mais aussi d’envisager de nouveaux indicateurs complémentaires à ceux de la DCE, jugés trop sévères car ils reposent sur le principe du « one out, all out » : un seul paramètre déclassant (chimique, biologique ou morphologique) suffit à déclasser l’ensemble de la masse d’eau (1). Ce principe, pourtant à la base de la rigueur scientifique de la directive, est désormais présenté comme un frein à la reconnaissance des efforts réalisés. Le ministère propose donc de s’en « émanciper » dans le troisième volet de l’étude, ouvrant la voie à une lecture plus favorable des résultats, au risque de masquer la réalité des pressions subies par les milieux aquatiques. En caricaturant : peu importe si la rivière est polluée, tant que cela n'a pas encore tué le dernier de ses poissons et que sur les berges poussent encore des fleurs…
La tentation du narratif politique
Ce n'est pas une surprise si cette démarche suscite de vives inquiétudes au sein même de l’OFB et parmi les syndicats du service public de l’environnement. « L’OFB n’a pas vocation à trafiquer des résultats pour avoir des cours d’eau en bon état. Nous avons besoin de travailler sur les pressions à l’échelle des bassins pour guérir le malade, plutôt que de changer le thermomètre », dénonce un agent de l’établissement, relayé par la CGT-Environnement. Les scientifiques pointent le risque de discrédit et d’instrumentalisation du service public, déjà fragilisé par les attaques des lobbies agricoles et les pressions politiques.
Le gouvernement français et certains syndicats agricoles, principalement la FNSEA, ne sont pas en effet des débutants dans ce genre de stratégie, comme le montre la récente modification de l’indicateur du plan Ecophyto, qui vise à réduire l’usage des pesticides : en mai 2024, le gouvernement a remplacé l’indicateur Nodu, jugé trop peu flatteur, par un indicateur européen (HRI) montrant une baisse plus favorable de l’usage des produits phytosanitaires, malgré le maintien de la pression sur les milieux naturels. (2)
Un enjeu de déontologie et de crédibilité
La CGT-Environnement et plusieurs scientifiques alertent : contribuer à un narratif politique, sous influence d’intérêts économiques et au détriment de la rigueur scientifique, reviendrait à sortir le service public de son rôle et à enfreindre les règles de la déontologie. Le risque ? Perdre la confiance du public et des partenaires européens, alors que la France, historiquement à l’initiative de la DCE, multiplie aujourd’hui les demandes de dérogations et s’aligne sur les positions les moins ambitieuses du continent.
Le ministère, de son côté, dément toute volonté de manipulation et affirme que l’étude vise à « rendre visibles les efforts importants menés par les acteurs de l’eau », tout en restant « pleinement inscrit dans les objectifs fixés par la directive européenne ». Mais la tension entre communication politique et exigence de transparence scientifique reste entière.
Un choix crucial pour l’avenir des rivières… et pas que
À deux ans de l’échéance européenne, la France se trouve à la croisée des chemins : persévérer dans l’affichage de progrès pour limiter les sanctions, ou engager une véritable transformation de ses pratiques agricoles et industrielles pour restaurer durablement la qualité de ses cours d’eau. Les solutions existent, rappellent experts et associations, encore faut-il avoir le courage de les appliquer : réorienter les politiques publiques, restaurer massivement les rivières et réduire les pollutions à la source. Au fond, la démocratie ne consiste-t-elle pas à privilégier la déontologie et la vérité des faits à la tentation du récit politique ? On ne compte pas les domaines dans lesquels le gouvernement pourrait être tenté de changer de thermomètre…
Jean-Marc Adolphe, Isabelle Favre et Anna Never
NOTES
(1). Sur le plan scientifique et selon la DCE, le bon état d'une masse d'eau est établi à partir de trois critères : la qualité chimique (présence de polluants), la qualité biologique (présence de poissons et d’invertébrés), et la qualité hydromorphologique (état des berges et continuité écologique). Pour approfondir, c'est ICI.
(2). Comme l'expliquait un article paru sur Le monde le 3 mai 2024, l'indicateur Nodu, créé en 2013 avec le plan Ecophyto, mesurait le nombre de traitements potentiellement réalisés sur une surface comparable d’un hectare avec les produits vendus chaque année. Quoique imparfait, il reflétait de façon plus fidèle l’usage réel des pesticides dans les champs. L'indicateur européen, en revanche, évalue le risque lié à l’usage des pesticides en fonction des tonnages vendus et des caractéristiques de dangerosité des substances, mais ne tient pas compte de l’efficacité ni de la toxicité précise de chaque produit. Il peut donc se révéler trompeur (ICI).
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