Gaza, les Chariots de Gédéon et le leurre libyen
- Jean-Marc Adolphe
- il y a 23 heures
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Des Palestiniens inspectent les décombres de la maison de la famille Al-Lahham, détruite par des frappes aériennes israéliennes
à Khan Younis, dans la bande de Gaza, le jeudi 15 mai 2025. Photo Abdel Kareem Hana / AP
Que sont "les Chariots de Gédéon" ? Alors que la guerre à Gaza se poursuit et que les morts civils se comptent par dizaines de milliers, le gouvernement Netanyahou poursuit une stratégie de destruction totale, ignorant résolutions de l’ONU et protestations internationales. Human Rights Watch dénonce un blocus devenu « outil d’extermination », tandis que de nouveaux plans de déplacement massif de la population palestinienne émergent, avec des rumeurs de déportation vers la Libye. Dans ce chaos, la référence biblique à l’armée de Gédéon révèle la dimension messianique d’un pouvoir prêt à redessiner la carte du Proche-Orient, au mépris du droit et de la réalité humaine.
« Le blocus imposé par Israël a dépassé les tactiques militaires pour devenir un outil d’extermination ». Les mots de Human Rights Watch sont à la hauteur d’une situation inédite, tragiquement inédite. En décembre dernier, l’ONG avait déjà produit un rapport de 179 pages, intitulé "Extermination and Acts of Genocide: Israel Deliberately Depriving Palestinians in Gaza of Water" ("Extermination et actes de génocide : Israël prive délibérément d’eau les Palestiniens de Gaza"). Le blocage de l’aide alimentaire, la poursuite des bombardements, ont encore aggravé la situation.
Aucune mansuétude ne saurait être accordée au Hamas. Les attaques du 7 octobre 2023 dans le sud d’Israël sont inqualifiables. Sans barguigner ni les qualifier "d’actes de résistance", comme certains ont pu le faire en France, Human Rights Watch a reconnu, sans réserve, qu’il s’agissait là de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Mais au nom de quoi toute une population devrait-elle être tenue pour responsable des atrocités commises par une organisation terroriste qui prétend la représenter ? (Rappelons que le Hamas a pris le contrôle de Gaza en 2007 après avoir évincé l’Autorité palestinienne lors d’un conflit armé et que depuis lors, n’a eu lieu aucune élection générale).
Ne tenant compte d’aucune des résolutions du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale des Nations Unies, ni davantage des protestations et mobilisations, en Israël même, qui réclament la fin des hostilités et une solution diplomatique, le gouvernement d’extrême-droite de Benyamin Netanyahou s’obstine dans une seule "stratégie", celle de la surenchère meurtrière. Une entreprise de destruction qui a tué des dizaines de milliers de morts civils (plus de 53.000, selon des chiffres jugés fiables par l’ONU), sans atteindre l’objectif revendiqué de « vaincre le Hamas », ni davantage de libérer tous les otages israéliens, après 17 mois de guerre.
Il se pourrait bien que « vaincre le Hamas » ne soit guère l’objectif visé par Netanyahou. Le Premier ministre israélien, tant qu’il peut brandir cet épouvantail, se sent en effet autorisé à poursuivre un plan bien plus ambitieux : annihiler l’existence même de Gaza. Le 13 mai 2025, il a annoncé une intensification prochaine de l’offensive israélienne dans l’enclave palestinienne, affirmant vouloir « achever l’opération ». Human Rights Watch a révélé que le gouvernement israélien avait approuvé début mai un plan baptisé "Les Chariots de Gédéon", qui prévoit la démolition des infrastructures civiles restantes à Gaza et le déplacement forcé d’une grande partie de la population palestinienne vers une « zone humanitaire » restreinte, voire vers des pays tiers. Et ce sera un aller sans retour, a prévenu Netanyahou.
Une mission sacrée ?
"Les chariots de Gédéon" : l’intitulé de ce plan laisse songeur. L’expression trouve son origine dans la Bible hébraïque, plus précisément dans le Livre des Juges (chapitres 6 à 8). Gédéon est un juge d’Israël choisi par Dieu pour libérer les Israélites de l’oppression des Madianites (1). Dans le récit, Gédéon mène une petite armée contre une force madianite beaucoup plus nombreuse. Grâce à une ruse et à la foi, il parvient à vaincre l’ennemi : ses hommes utilisent des cruches, des torches et des trompettes pour semer la panique dans le camp adverse, provoquant la fuite des Madianites. L’histoire symbolise la victoire du faible sur le fort grâce à l’aide divine et à la ruse stratégique. L’utilisation de références bibliques dans le langage politique ou militaire israélien n’est pas rare : elles servent à donner une légitimité historique et morale, tout en mobilisant un imaginaire collectif forgé par des siècles de récits de survie, de lutte et de renaissance nationale.
Dans le cas présent, cette référence biblique s’inscrit dans un long chapelet de déclarations "messianiques" du Premier ministre israélien, opposant à foison le « peuple de la lumière » (Israël) au « peuple des ténèbres » (les ennemis, dont le Hamas), assimilant la lutte politique et militaire à une mission divine ou à un combat du Bien contre le Mal. C’est assez cocasse de la part d’un homme, issu d’un milieu laïc, fils de l’historien nationaliste Ben-Zion Netanyahou, qui n’a jamais été associé à la pratique régulière du judaïsme orthodoxe, mais a dû, pour se maintenir au pouvoir malgré toutes les casseroles qu’il traîne, faire alliance avec des partis religieux et ultraorthodoxes, minoritaires dans la société israélienne, mais disposant d’une représentativité parlementaire forte et d’un pouvoir politique disproportionné grâce au système électoral. Cette dimension messianique de la politique israélienne n’est cependant pas nouvelle. Après la guerre des Six Jours (juin 1967), Israël occupe Jérusalem-Est, la Cisjordanie et Gaza. Pour une partie de la société israélienne, cette victoire est interprétée comme un signe divin, justifiant le retour du peuple juif sur les terres bibliques de Judée et Samarie (nom religieux de la Cisjordanie).
Dans ses livres comme dans ses interventions publiques Charles Enderlin, journaliste franco-israélien et ancien correspondant de France 2 à Jérusalem, a souvent souligné comment, à partir de ce moment, la droite religieuse s’est progressivement imposée progressivement dans le débat politique en ancrant une vision messianique du projet sioniste, où l’expansion territoriale devient une mission sacrée, au-delà des considérations stratégiques ou diplomatiques. Dans Le Grand Aveuglement (Albin Michel, 2009), Charles Enderlin analysait tout particulièrement comment cette idéologie a gagné des pans entiers de l’appareil d’État, notamment après l’arrivée au pouvoir de Menahem Begin en 1977, puis à travers les gouvernements de droite, en particulier ceux de Benyamin Netanyahou. Une telle lecture messianique de l’histoire, soulignait-il déjà, empêche tout compromis territorial et nourrit une logique de domination, incompatible avec les exigences d’un règlement politique juste.
Une déportation en Libye ?
Déporter les habitants de Gaza, donc, mais vers quelle destination ? La chaîne américaine NBC (plutôt considérée de centre gauche) a fait hier de curieuses "révélations" sur un plan de l’administration Trump qui viserait à "relocaliser" de façon permanente jusqu'à un million de Palestiniens de Gaza vers la Libye. En s’appuyant, sans plus de détails, sur « des sources proches des discussions », NBC affirme que des discussions auraient déjà eu lieu entre des responsables américains et les autorités libyennes. Ce plan inclurait des incitations telles que le logement gratuit et éventuellement des allocations financières pour encourager les Palestiniens à quitter Gaza. En échange de l'accueil des réfugiés, la Libye recevrait des milliards de dollars de fonds gelés détenus par les États-Unis depuis plus d'une décennie.
Cette "information" a été notamment reprise en Israël par le Jerusalem Post, très marqué à droite. Elle a pourtant été démentie par le fonds souverain libyen, la Libyan Investment Authority (LIA), ainsi que par l’ambassade des États-Unis en Libye. L’hypothèse semble en effet quelque peu surréaliste. La distance qui sépare Gaza de la Libye est d’environ 2.400 kilomètres (pour Tripoli) ou 1.100 kilomètres (pour Benghazi). Bonjour le défi logistique ! A lui seul, le transport d’un million de Palestiniens nécessiterait un millier de vols en Airbus A380 ou des centaines de traversées en bateau de Gaza à Benghazi, chaque voyage en mer durant plus d’une journée. Enfin, l’instabilité politique de la Libye, qui reste d’actualité depuis le renversement de Kadhafi en 2011, n’est guère de nature à faciliter une telle opération.
Il n’est pas impensable que ce "leurre libyen" cache un autre plan de déportation, vers la Syrie. Hypothèse qui aurait été vue comme rocambolesque voici encore quelques jours. Mais sait-on jamais ? Le récent adoubement par Donald Trump du nouveau dirigeant Ahmed Al-Charaa, assorti d’une levée immédiate des sanctions américaines contre la Syrie, mais aussi d’une exigence de normalisation des relations avec Israël, pourrait marquer une première étape. Dans le même temps, l’Arabie saoudite et le Qatar, où Trump était en "business-goguette" début mai, ont annoncé, par un communiqué conjoint, leur engagement à régler la totalité des arriérés de la Syrie auprès de la Banque mondiale, soit environ 15 à 15,5 millions de dollars. Ce paiement a été confirmé par la Banque mondiale, qui vient d’indiquer que la Syrie n’avait plus de solde impayé auprès de l’Association internationale de développement (AID), ce qui lui permet désormais d’accéder à de nouveaux financements, subventions et programmes d’aide pour la reconstruction et le développement économique.
La Syrie, c’est moins loin de Gaza que la Libye… Mais même si se dessinait une telle "solution", on peut imaginer qu’elle n’aurait pas l’aval aisé de la Ligue arabe, qui a réintégré la Syrie en 2023, où l’Arabie Saoudite et le Qatar disposent certes d’un poids non négligeable, mais tout autant que l’Égypte ou la Jordanie, qui ne seront certainement pas disposés à ce que les Palestiniens soient traités comme de simples baluchons.
Jean-Marc Adolphe
(1). Les Madianites étaient un peuple nomade de l’Antiquité, mentionné à plusieurs reprises dans la Bible et le Coran. Leur origine remonte à Madian (ou Madiân), l’un des fils d’Abraham et de sa concubine Qetura, ce qui en fait des parents éloignés des Israélites. Ils vivaient principalement dans le nord-ouest de la péninsule Arabique, à l’est du golfe d’Aqaba, dans une région aujourd’hui située entre l’Arabie saoudite, la Jordanie et le sud de la Palestine. Historiquement, les Madianites étaient connus comme des marchands, des éleveurs et parfois des pillards. Ils sont notamment célèbres pour avoir accueilli Moïse après sa fuite d’Égypte : il y vécut plusieurs années, épousant la fille de Jéthro, chef madianite. Les relations entre les Madianites et les Israélites furent souvent conflictuelles. À l’époque des Juges, les Madianites, alliés à d’autres peuples nomades comme les Amalécites, envahirent et pillèrent le territoire d’Israël pendant sept ans, provoquant la misère des Hébreux. C’est dans ce contexte que Gédéon, choisi par Dieu, mena une petite armée et remporta une victoire spectaculaire contre eux, épisode resté célèbre dans la tradition juive.
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