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Guerre en Ukraine, le scénario de l'impensable

Dernière mise à jour : 21 août 2022


Presque un polar, quasiment un scénario de film. Sauf que ce n’est pas de la fiction. Une enquête du Washington Post plonge dans les coulisses des semaines et des mois qui ont précédé l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Certes, l’enquête est incomplète, puisque les responsables du Kremlin ont tous refusé de répondre aux questions du quotidien américain (qui s'est taillé une solide réputation d'indépendance et de recherche intransigeante de la vérité depuis la publication des rapports secrets du Pentagone sur la guerre du Viêt Nam en 1971 ou les révélations sur le scandale du Watergate en 1972-1974) ; mais le récit qui suit s’appuie tout de même sur une trentaine d’entretiens avec de hauts responsables américains, ukrainiens, européens et de l'OTAN. Un document qui restera, pour l’Histoire.


Avertissement. Les médias français (pas tous) ont fait allusion, à grands traits, à cette large enquête du Washington Post, isolant quelques faits saillants dans des résumés pour le moins succincts. Il nous a semblé, aux humanités, qu’il était essentiel de faire connaître, traduire et publier in extenso le récit chronologique du Washington Post. C’est un document essentiel, à partir duquel chacun.e peut enrichir son information, et nourrir son opinion. D’octobre 2021 au 24 février 2022, le film des événements ainsi retracé offre un éclairage inédit sur le rôle des services de renseignement, les hésitations et tractations politiques et diplomatiques qui ont précédé le début de la guerre en Ukraine. Malgré l’extrême modestie des moyens d’un média encore fort jeune, les humanités ne renoncent pas à documenter le présent, offrant de temps à autre à la lecture certaines pièces à conviction, comme auparavant, l'édifiante tribune de Timofeï Sergueitsev ("Le Mein Kampf de Poutine "), la non moins édifiante interview du directeur du musée de l'Ermitage, l'enquête du New York Times sur le massacre de Boutcha..., ou sur d'autres sujets, cette autre enquête du New York Times sur le racket français qui a siphonné Haïti ; ou encore le prodigieux travail d'investigation de la plateforme Verdad abierta sur les 5 ans de l'Accord de Paix en Colombie. Cette exigence de vérité reste fragile, face aux moyens considérables de la "désinformation"» et, parfois…, face à la facilité d’une certaine "paresse" journalistique. Jean-Marc Adolphe, rédacteur en chef des humanités.


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I. Un matin d'octobre 2021, à la Maison-Blanche, dans le bureau ovale,

une "réunion urgente" avec le président Joe Biden


Par une matinée ensoleillée d'octobre, les plus hauts responsables américains du renseignement, de l'armée et de la diplomatie se pressent dans le bureau ovale pour une réunion urgente avec le président Biden. Ils ont en mains une analyse de renseignement hautement confidentielle, établie à partir d'images satellites récemment obtenues, de communications interceptées et de sources humaines, qui correspond aux plans de guerre du président russe Vladimir Poutine pour une invasion à grande échelle de l'Ukraine.

Pendant des mois, les responsables de l'administration Biden ont observé avec inquiétude Poutine masser des dizaines de milliers de soldats et aligner des chars et des missiles le long des frontières de l'Ukraine. À la fin de l'été, Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale, s'était concentré sur le volume croissant de renseignements relatifs à la Russie et à l'Ukraine. S’il organise cette réunion dans le bureau ovale, c’est que sa propre réflexion a évolué, de l'incertitude quant aux intentions de la Russie à la crainte d'être trop sceptique quant aux perspectives d'une action militaire, jusqu’à une franche inquiétude.


Cette séquence est l'une des nombreuses réunions tenues à la Maison-Blanche au sujet de l'Ukraine cet automne-là -parfois en groupes plus restreints- mais elle se distingue par le tableau détaillé des renseignements présentés. Joe Biden et la vice-présidente Kamala Harris ont pris place dans des fauteuils devant la cheminée, tandis que le secrétaire d'État Antony Blinken, le secrétaire à la défense Lloyd Austin et le général Mark A. Milley, chef d'État-Major des armées des États-Unis, ont rejoint les directeurs du renseignement national et de la CIA sur des canapés autour de la table basse. Chargés par Jake Sullivan de dresser un tableau complet des intentions de la Russie, ils disent à Joe Biden que les renseignements sur les plans opérationnels de Vladimir Poutine, ajoutés aux déploiements en cours le long de la frontière avec l'Ukraine, montrent que toutes les pièces sont désormais en place pour un assaut massif.


La communauté du renseignement américaine a réussi à infiltrer de multiples secteurs de la direction politique, de l'appareil d'espionnage et de l'armée de la Russie, des niveaux supérieurs aux lignes de front, selon les responsables américains. Bien plus radicaux que l'annexion de la Crimée par Moscou en 2014 et l'instigation d'un mouvement séparatiste dans l'est de l'Ukraine, les plans de guerre de Poutine envisagent une prise de contrôle de la majeure partie du pays. À l'aide de cartes placées sur des chevalets devant le Resolute Desk, le général Mark A. Milley montre les positions des troupes russes et le territoire ukrainien qu'elles ont l'intention de conquérir. Il s'agit d'un plan d'une audace stupéfiante, qui pourrait constituer une menace directe pour le flanc oriental de l'OTAN, voire détruire l'architecture de sécurité de l'Europe après la Seconde Guerre mondiale.

Joe Biden, qui avait pris ses fonctions en promettant de tenir le pays à l'écart de nouvelles guerres, est cependant déterminé à dissuader Poutine ou à l'affronter, et tient à ce que les États-Unis n'agissent pas seuls. Mais des dissensions existent au sein de l'OTAN sur la manière de traiter avec Moscou, et la crédibilité des États-Unis est entamée. Après une occupation désastreuse de l'Irak, le chaos qui a suivi le retrait américain de l'Afghanistan, et quatre années où le président Donald Trump a cherché à saper l'alliance, il n’est pas évident que Biden puisse diriger efficacement une réponse occidentale à une Russie expansionniste.


L'Ukraine est une ancienne république soviétique troublée, avec un niveau élevé de corruption, et la réponse des États-Unis et de leurs alliés à la précédente agression russe [en 2014-2015] avait été hésitante et divisée. En cas d’invasion, les Ukrainiens auront besoin d'un nouvel armement important pour se défendre. Dilemme : une aide trop faible pourrait garantir une victoire russe. Mais une quantité trop importante d’armes fournies à l’Ukraine pourrait provoquer un conflit direct entre l'OTAN et la Russie, dotée de l'arme nucléaire.

Ce récit, dont les détails n'ont jamais été rapportés, jette un nouvel éclairage sur l'âpreté du combat pour restaurer la crédibilité des États-Unis, sur la tentative de trouver un équilibre entre le secret entourant le renseignement et la nécessité de persuader de leur véracité, et sur le défi qui consiste à déterminer comment l'alliance militaire la plus puissante du monde peut aider une démocratie imparfaite à la frontière de la Russie à résister à une attaque sans que l'OTAN ne tire un seul coup de feu.


En ce matin d'octobre 2021, le général Mark A. Milley et d’autres responsables des services américains exposent l'éventail des forces et résument les intentions des Russes : « Nous estimons qu'ils prévoient de mener une attaque stratégique importante contre l'Ukraine à partir de plusieurs directions simultanément », indique Milley au président. « C’est leur version de "Choc et stupeur" ». [La doctrine "Choc et stupeur" ("Shock and Awe", ce qui peut aussi être traduit par "Choc et effroi"), ou de "domination rapide", est une doctrine militaire basée sur l'écrasement de l'adversaire à travers l'emploi d'une très grande puissance de feu, la domination du champ de bataille et des manœuvres, et des démonstrations de force spectaculaires pour paralyser la perception du champ de bataille par l'adversaire et annihiler sa volonté de combattre. Elle est issue de l'université de la défense nationale des États-Unis et a été rédigée par Harlan K. Ullman et James P. Wade en 1996. Elle a principalement été mise en œuvre lors de l'invasion de l'Irak en 2003. NdT].


Selon les services de renseignement, les Russes viendraient du nord, de part et d'autre de Kiev. Une force se déplacerait à l'est de la capitale en passant par la ville ukrainienne de Tchernihiv, tandis que l'autre flanquerait Kiev à l'ouest, en poussant vers le sud depuis la Biélorussie par une brèche naturelle entre la "zone d'exclusion" de la centrale nucléaire abandonnée de Tchernobyl et les marais environnants. L'attaque aurait lieu en hiver, afin que la terre dure rende le terrain facilement praticable pour les chars. Formant une tenaille autour de la capitale, les troupes russes prévoient de s'emparer de Kiev en trois ou quatre jours. Les Spetsnaz, leurs forces spéciales, trouveraient et destitueraient le président Volodymyr Zelensky, en le tuant si nécessaire, et installeraient un gouvernement fantoche favorable au Kremlin.

Séparément, d’autres forces russes viendraient de l'est et traverseraient le centre de l'Ukraine jusqu'au fleuve Dniepr, tandis que les troupes de Crimée prendraient le contrôle de la côte sud-est. Ces actions pourraient prendre plusieurs semaines, selon les plans russes. Après avoir fait une pause pour se regrouper et se réarmer, ils pousseraient ensuite vers l'ouest, vers une ligne nord-sud s'étendant de la Moldavie à l'ouest de la Biélorussie, laissant un État ukrainien croupion à l'ouest - une zone qui, dans l’esprit de Poutine, est peuplée d'irrémédiables néo-nazis russophobes.


Les États-Unis ont obtenu des "détails extraordinaires" sur les plans secrets du Kremlin pour une guerre dont il continuait à nier l'intention, selon Avril Haines, directrice du renseignement national américain. Il s'agissait non seulement du positionnement des troupes, de l'armement et de la stratégie opérationnelle, mais aussi, ajoute-t-elle, de détails tels que « l'augmentation inhabituelle et brutale du financement des opérations militaires d'urgence et de la constitution de forces de réserve par Poutine, alors même que d'autres besoins urgents, comme la réponse à la pandémie, manquaient de ressources. » Il ne s'agissait donc pas d'un simple exercice d'intimidation, contrairement à un déploiement russe à grande échelle qui avait eu lieu quelques mois plus tôt, en avril, lorsque les forces de Poutine avaient menacé les frontières de l'Ukraine sans jamais attaquer.


Certains membres de la Maison Blanche ont toutefois eu du mal à se faire une idée de l'ampleur des ambitions du dirigeant russe. « Cela ne semblait pas être le genre de chose qu'un pays rationnel pourrait entreprendre », confie un participant à la réunion d’octobre : comment prévoir d’occuper la majeure partie d'un pays de 600.000 km2 et de près de 45 millions d'habitants, et où certaines régions sont profondément anti-russes, ce qui laisse planer le spectre d'une insurrection dans le cas où Poutine renverserait le gouvernement de Kiev. Et pourtant… Les renseignements disponibles montraient bel et bien que des troupes de plus en plus nombreuses étaient positionnées près de la frontière, avec d’importantes provisions de munitions, de nourriture et de fournitures.


Biden a pressé ses conseillers. Pensaient-ils vraiment que, cette fois, Poutine était susceptible de frapper ? Oui, ont-ils affirmé. C'est réel. Bien que l'administration Biden ait publiquement affirmé au cours des mois suivants qu'elle ne pensait pas que Poutine avait pris une décision définitive, la seule chose que son équipe ne pouvait pas dire au président en ce jour d'automne était le moment exact où le président russe appuierait sur la gâchette.

Le directeur de la CIA, William J. Burns, qui avait été ambassadeur des États-Unis à Moscou et qui, de tous les membres du gouvernement Biden, avait eu les contacts les plus directs avec Poutine, a décrit le dirigeant russe comme étant obsédé par l'Ukraine, avec une volonté de contrôler le pays conforme à la conception que Poutine se fait de l'identité et de l'autorité russes. La précision de la planification de la guerre, associée à la conviction de Poutine que l'Ukraine doit être réabsorbée par la "mère patrie", ne lui laissait aucun doute sur le fait que Poutine était prêt à envahir le pays.


Vladimir Poutine à son bureau, au Kremlin. Photo DR


II. La détermination et les calculs de Poutine


Les services de renseignement avaient déjà pointé la menace contenue dans les propres déclarations de Poutine. Trois mois plus tôt, en juillet, il avait publié un essai de 7.000 mots, "Sur l'unité historique entre les Russes et les Ukrainiens", rempli de griefs et d'affirmations douteuses. Selon lui, les Russes et les Ukrainiens forment « un seul peuple » - une idée ancrée dans les revendications de Poutine sur les « liens du sang » - et Moscou a été "spolié" de son propre territoire par un Occident comploteur. « Je suis convaincu que la véritable souveraineté de l'Ukraine n'est possible qu'en partenariat avec la Russie », écrit notamment Poutine.

Quelques semaines avant la publication de cet essai, Biden et Poutine avaient tenu, le 16 juin, un sommet qu'ils avaient tous deux qualifié de "constructif". À ce moment-là, l'Ukraine était un sujet de préoccupation, mais les responsables de la Maison-Blanche estimaient qu’un espace de négociation était possible. Lorsque la délégation de la Maison-Blanche quitte la réunion, qui s'est tenue à Genève, « nous ne sommes pas montés dans l'avion en pensant que le monde était à la veille d'une guerre majeure en Europe », se souvient rétrospectivement un collaborateur de haut rang de l’administration Biden.

Mais la publication ultérieure de cet essai de Vladimir Poutine « a attiré notre attention de façon importante », Jake Sullivan, conseiller national à la sécurité. « Nous avons commencé à nous demander quel était son objectif final, et jusqu'où était-il capable d’aller ? » Par précaution, le 27 août, Biden autorise que 60 millions de dollars d'armes essentiellement défensives soient prélevées des stocks américains et envoyées en Ukraine.


À la fin de l'été, alors qu'ils rassemblent les renseignements en provenance de la frontière et de Moscou, les analystes qui ont passé leur carrière à étudier Poutine sont de plus en plus convaincus que le dirigeant russe - lui-même ancien officier de renseignement - voyait une fenêtre d'opportunité se refermer. Les Ukrainiens s'étaient déjà soulevés à deux reprises pour réclamer un avenir démocratique, libéré de la corruption et de l'ingérence de Moscou, lors de la révolution orange de 2004-2005 et des manifestations de Maidan de 2013-2014 qui ont précédé l'annexion de la Crimée par la Russie.

Bien qu'elle ne soit pas membre de l'OTAN ou de l'Union européenne, l'Ukraine se rapproche progressivement de l'orbite politique, économique et culturelle de l'Occident. Cette dérive a alimenté le ressentiment plus général de Poutine concernant la perte de l'empire russe. Les analystes concluent que Poutine, à l’approche de ses 69 ans, avait compris qu'il lui restait peu de temps pour cimenter son héritage en tant que l'un des grands dirigeants russes, celui qui aurait restauré la prééminence de la Russie sur le continent eurasien.


Selon ces mêmes analystes, Poutine a calculé que toute réponse occidentale à une tentative de reconquête de l'Ukraine par la force serait marquée par l'indignation mais limitée en termes de sanctions réelles. Le dirigeant russe, disent-ils alors, pensait que l'administration Biden était discréditée par le retrait humiliant des États-Unis d'Afghanistan et voulait éviter de nouvelles guerres. Alors que les États-Unis et l'Europe étaient toujours aux prises avec la pandémie de coronavirus, la chancelière allemande Angela Merkel, leader européen de facto, quittait son poste et transmettait le pouvoir à un successeur qui n'avait pas fait ses preuves. En France, la réélection d’Emmanuel Macron semblait âprement disputée, et la Grande-Bretagne souffrait d'un ralentissement économique post-Brexit. Enfin, de grandes parties du continent européen dépendaient du pétrole et du gaz russes, que Poutine pensait pouvoir utiliser comme une arme pour diviser l'alliance occidentale. Il avait accumulé des centaines de milliards de dollars de réserves de trésorerie et était convaincu que l'économie russe pourrait résister aux inévitables sanctions, comme elle l'avait fait par le passé.


En octobre, lors d’un briefing, lorsqu'on lui présente les nouveaux renseignements et les dernières analyses, Joe Biden a deux réactions, selon son conseiller à la sécurité. Tout d'abord, il fallait tenter de dissuader Poutine, et pour cela, « envoyer quelqu'un à Moscou pour s'asseoir avec les Russes à un niveau élevé et leur dire : "Si vous faites ça, voici quelles seront les conséquences". » Secundo, il fallait informer les alliés des renseignements américains et les rallier à une position sévère de menaces de sanctions contre la Russie, de renforcement des moyens de défense de l'OTAN et d'aide à l'Ukraine.

William J. Burns a été envoyé à Moscou et Avril Haines au siège de l'OTAN à Bruxelles.


Des mois plus tard, le Général Mark A. Milley a conservé des fiches résumant les intérêts et les objectifs stratégiques des États-Unis discutés lors de ce briefing d'octobre. Mais il peut les réciter de tête.

Problème : "Comment garantir et faire respecter l'ordre international fondé sur des règles" contre un pays doté d'une capacité nucléaire extraordinaire, "sans aller jusqu'à la troisième guerre mondiale ?"

N° 1 : "Ne pas avoir de conflit cinétique entre l'armée américaine et l'OTAN avec la Russie."

N° 2 : "Contenir la guerre à l'intérieur des frontières géographiques de l'Ukraine."

N° 3 : "Renforcer et maintenir l'unité de l'OTAN."

N°4 : "Donner à l'Ukraine les moyens de se battre."


Les conseillers de Biden étaient convaincus que l'Ukraine se battrait. Les États-Unis, la Grande-Bretagne et d'autres membres de l'OTAN avaient passé des années à former et à équiper l'armée ukrainienne, qui était plus professionnelle et mieux organisée qu'avant l'assaut de la Russie contre la Crimée et la région du Donbass, sept ans auparavant. Mais la formation a porté presque autant sur la manière d'organiser la résistance interne après une occupation russe que sur la manière de l'empêcher en premier lieu. Les armes fournies étaient principalement de petit calibre et défensives, afin de ne pas être perçues comme une provocation occidentale.


L'administration Biden était également très préoccupée par le jeune président ukrainien, un ancien comique de télévision, élu grâce à une énorme vague de soutien populaire et au désir d'un changement fondamental, mais dont la cote popularité s’était émoussée, en partie parce qu'il n'avait pas réussi à tenir sa promesse de faire la paix avec la Russie. Zelensky, 44 ans, ne semblait pas être à la hauteur de l'impitoyable Poutine.

Et les chiffres n’étaient pas en faveur de l'Ukraine. La Russie dispose de plus de troupes, de plus de chars, de plus d'artillerie, de plus d'avions de chasse et de missiles guidés, et a démontré lors de conflits précédents sa volonté de soumettre ses adversaires les plus faibles, sans se soucier des pertes civiles.

Les Américains ont conclu que Kiev ne tomberait peut-être pas aussi rapidement que les Russes l'avaient prévu, mais qu'elle tomberait.


Yuri Ushakov, conseiller en politique étrangère de Poutine (à gauche), et William J. Burns, chef de la CIA (à droite)


III. Début novembre. Le chef de la CIA se rend à Moscou


Le 2 novembre au Kremlin, le chef de la CIA, William J. Burns, est escorté dans le bureau de Yuri Ushakov, conseiller en politique étrangère de Poutine et ancien ambassadeur aux États-Unis. Poutine s’entretient au téléphone avec Burns depuis la station balnéaire de Sotchi, où il s'est retiré pendant une vague d'infections au coronavirus à Moscou.

Le dirigeant russe réitère ses plaintes habituelles sur l'expansion de l'OTAN, la menace pour la sécurité de la Russie et le gouvernement illégitime en Ukraine. « Il s'est montré particulièrement dédaigneux à l'égard du président Zelensky en tant que dirigeant politique », se souvient William J. Burns.

Habitué à écouter les tirades de Poutine depuis ses années à Moscou, Burns a délivré son propre message : les États-Unis savent ce que vous préparez, et si vous envahissez l'Ukraine, vous en paierez le prix fort, laissant une lettre de Biden avertissant des conséquences punitives qu’entraînerait toute attaque russe contre l'Ukraine. Poutine « était très concret », déclare William J. Burns. Il n'a pas cherché à nier les renseignements qui indiquaient une probable invasion russe de l'Ukraine.

Lors de sa visite à Moscou, le directeur de la CIA a également rencontré Nikolaï Patrushev, un ancien officier du KGB, originaire de Saint-Pétersbourg, la ville natale de Poutine, qui dirige désormais le Conseil de sécurité de la Fédération de Russie. Patrushev pensait que Burns s'était rendu à Moscou pour discuter de la prochaine rencontre entre Poutine et Biden et semblait surpris que le chef de la CIA soit porteur d’un avertissement sur l'Ukraine. Lors de leur entrevue, il a repris quasiment au mot près l’argumentaire de Poutine. La conviction de William J. Burns a alors été que si Poutine n'avait pas encore pris la décision irréversible d'entrer en guerre, son point de vue sur l'Ukraine s'était durci, son appétit pour le risque avait augmenté, et que, par ailleurs, Poutine pensait que la "fenêtre d’opportunité" dont il disposait allait bientôt se refermer. « Mon niveau d'inquiétude n’a pas diminué ; au contraire, il a augmenté », confie rétrospectivement le chef de la CIA.

Antony Blinken, secrétaire d’État américain à la Défense (à gauche) et Dmytro Kuleba, ministre ukrainien des Affaires étrangères (à droite)


IV. « Les gars, creusez les tranchées »


Pendant que Burns s'entretient au téléphone avec Poutine, Antony Blinken s'assoit avec Zelensky, à Glasgow, en Écosse, en marge de la COP26. Il expose le tableau dressé par les services de renseignement américains et décrit la tempête russe qui se dirige vers l'Ukraine. « Nous étions seuls, proches l’un de l’autre. Ce fut une conversation difficile », se souvient le secrétaire d’État américain.

Blinken avait déjà rencontré le président ukrainien et pensait suffisamment le connaître pour parler franchement, même si cela semblait surréaliste de « dire à quelqu'un que vous pensez que son pays va être envahi. » Il dit avoir trouvé Zelensky « sérieux, réfléchi, stoïque », avec un mélange de conviction et d'incrédulité. Zelensky a dit qu'il allait informer ses équipes, mais Blinken savait que les Ukrainiens avaient déjà été confrontés dans le passé à « un certain nombre de feintes russes ». D’autre part, Zelensky a clairement exprimé sa vive inquiétude d’un effondrement économique si la panique venait à gagner son pays.


L’exposé de Blinken, et le relatif scepticisme de Zelensky ont jeté les bases d’un modèle qui allait se répéter en privé et en public au cours des mois suivants. Les Ukrainiens ne pouvaient pas se permettre de rejeter en bloc les renseignements américains. Mais de leur point de vue, les informations restaient spéculatives.

Comme il l'a rappelé plus tard, Zelensky a entendu les avertissements américains, tout en déplorant que les Américains n’aient pas alors proposé le type d'armes dont l'Ukraine avait besoin pour se défendre : « Vous pouvez dire un million de fois 'Ecoutez, il pourrait y avoir une invasion'. Ok, s’il y a une invasion - vous nous donnerez des avions, des défenses anti-aériennes ? « Mais vous n'êtes pas membre de l'OTAN... » Ah, d'accord, alors de quoi parlons-nous ? »

En outre, les Américains ont offert peu de renseignements spécifiques pour étayer leurs avertissements « jusqu'aux quatre ou cinq derniers jours avant le début de l'invasion », selon Dmytro Kuleba, le ministre ukrainien des Affaires étrangères.


Moins de deux semaines après la réunion de Glasgow, Dmytro Kuleba et Andriy Yermak, le chef de cabinet de Zelensky, se rendent au département d'État à Washington. Un haut fonctionnaire américain les accueille avec une tasse de café et un sourire. « Les gars, creusez les tranchées ! », a-t-il lancé. « Lorsque nous avons souri en retour », se souvient Kuleba, « le fonctionnaire a dit : « Je suis sérieux. Commencez à creuser des tranchées. ... Vous allez être attaqués. Une attaque à grande échelle, et vous devez vous y préparer". Nous avons demandé des détails ; il n'y en avait pas. »

Si les Américains ont été frustrés par le scepticisme de l'Ukraine à l'égard des plans de la Russie, les Ukrainiens n'étaient pas moins déconcertés par les avertissements américains de plus en plus publics sur l'imminence d'une invasion. « Nous devions trouver un équilibre entre une évaluation réaliste des risques et la préparation du pays au pire... et le maintien du fonctionnement économique et financier du pays », déclare Dmytro Kuleba. « Chaque commentaire venant des États-Unis sur le caractère inévitable de la guerre était immédiatement reflété dans le taux de change de la monnaie [ukrainienne]. »


Un certain nombre de responsables américains contestent cette version des Ukrainiens, et affirment avoir fourni au gouvernement de Kiev des renseignements spécifiques dès le début et tout au long de la période précédant l'invasion. Mais s’agissant de l'Ukraine, les services de renseignement américains étaient loin de tout livrer. Les directives officielles interdisent en effet aux agences d'espionnage de partager des informations tactiques que l'Ukraine pourrait utiliser pour lancer des attaques contre les troupes russes en Crimée ou contre les séparatistes soutenus par le Kremlin dans l'est du pays. D’autre part, l'appareil de renseignement ukrainien est également truffé de taupes russes, et les responsables américains craignaient que des informations sensibles ne tombent entre les mains de Moscou. Ce n’est qu’après le début de la guerre que l'administration Biden a changé de politique et a partagé des informations sur les mouvements de troupes russes dans toute l'Ukraine, au motif que le pays se défendait désormais contre une invasion.


Avril Haines, directrice du renseignement national américain


V. Renseignements et perplexité


Fin octobre, lors d'une réunion en marge du G20 à Rome, Joe Biden divulgue de nouvelles informations aux alliés les plus proches des États-Unis - les dirigeants britanniques, français et allemands. Puis à la mi-novembre, la responsable du renseignement américain profite d'un voyage à Bruxelles pour informer un cercle plus large d'alliés : le Conseil de l'Atlantique Nord de l'OTAN, principal organe de décision des 30 membres de l'alliance. Dans le grand auditorium, elle présente ce que les services de renseignement avaient identifié comme des preuves établies, sans pour autant émettre de recommandations sur la conduite à tenir. « Un certain nombre de membres m’ont questionnée. Et se sont montrés sceptiques quant à l'idée que le président Poutine soit sérieusement en train de se préparer à une potentielle invasion à grande échelle », se souvient Avril Haines.

Pour les responsables français et allemands, il était incompréhensible que Poutine cherche à envahir et occuper un pays aussi vaste avec les quelque 80 à 90.000 soldats censés être massés à la frontière. De plus les images satellite montraient que les troupes allaient et venaient, ce qui confortait certains dans l'hypothèse que les manœuvres russes relevaient soit d’un exercice, comme le Kremlin l'avait lui-même affirmé, soit d’un leurre destiné à masquer un objectif tout autre qu'une invasion. La plupart étaient perplexes et soulignaient que Zelensky lui-même ne semblait pas croire que la Russie allait attaquer avec la force de frappe et l’ambition que prophétisaient les Américains. Après-tout, l'Ukraine n'était-elle pas la mieux placée pour comprendre les intentions de la Russie ? Seuls les Britanniques et les pays baltes étaient clairement convaincus. Un fonctionnaire de Londres s’est même levé lors de l’échange en désignant Haines : « Elle a raison ».

Mais Paris et Berlin avaient toujours en tête les allégations tout aussi catégoriques des États-Unis concernant l'Irak en 2003. Et le spectre de cette analyse totalement faussée a plané sur toutes les discussions qui ont précédé l'invasion. Certains considéraient également que Washington, quelques mois auparavant, avait largement surestimé la résilience du gouvernement afghan lors du retrait de l'armée américaine. Le gouvernement s'était effondré dès l'entrée des talibans à Kaboul. « Les renseignements américains ne sont pas réputés pour être une source naturellement fiable », juge François Heisbourg, expert en sécurité et conseiller de longue date des autorités françaises. « Ils étaient plutôt considérés comme enclins à la manipulation politique. »


Les Européens ont commencé à constituer des blocs qui allaient peu changer pendant les mois suivants.

Selon un haut fonctionnaire de l'administration Biden, « Il y avait essentiellement trois doctrines ». Pour beaucoup d'Européens de l'Ouest, les Russes faisaient « de la diplomatie coercitive, [Poutine] était juste en train de faire monter la pression pour voir ce qu'il pouvait obtenir. "Il ne va pas nous envahir... C'est de la folie" ». Ensuite, beaucoup de membres de l'OTAN en Europe de l'Est et du Sud-Est pensaient que Poutine « pourrait faire quelque chose, mais que ce serait de portée limitée, (...) qu’il croquerait une autre bouchée de la pomme [ukrainienne] », à l’instar de ce qui s'était passé en 2014. Mais la Grande-Bretagne et les pays baltes, très nerveux dès le départ quant aux intentions russes, étaient persuadés qu'une invasion à grande échelle était à venir.

Les pays membres peu convaincus réclamant plus d’éléments de preuves, les Américains ont fourni davantage de renseignements, mais se sont bien gardés de tout partager. Il faut comprendre qu’historiquement, les États-Unis ont rarement communiqué leurs données les plus sensibles au sein d’une instance aussi disparate que l'OTAN, principalement par crainte que certains secrets ne fuitent. Si les Américains et les Britanniques ont tout de même dévoilé une quantité importante d'informations, ils n'ont pour autant pas fourni les interceptions brutes ou les sources qui ont été décisives pour déterminer les plans de Poutine. Ce qui a particulièrement frustré les responsables français et allemands, qui soupçonnaient Washington et Londres de cacher la source de leurs renseignements pour les faire paraître plus graves qu'ils ne l'étaient réellement.

Certains des pays de l'alliance ont fourni leurs propres analyses, précise Avril Haines. Les États-Unis ont également mis en place de nouveaux mécanismes de partage d’informations en temps réel avec leurs partenaires étrangers à Bruxelles. Austin, Blinken et Milley étaient au téléphone avec leurs homologues, partageant les avancées, les écoutant au mieux, les rassurant au maximum.

Au fil du temps, se souvient un haut fonctionnaire européen de l'OTAN, « les renseignements ont été présentés, inlassablement, de manière cohérente, claire, crédible, avec un discours convaincant et beaucoup de détails et de preuves à l'appui. Je ne me souviens pas d'un moment clé où "l'ampoule s'est allumée" dans les efforts déployés pendant des mois pour convaincre les alliés. Mais au final, "ça faisait beaucoup de lumières dans la pièce". »


Photomontage : Joe Biden et Vladimir Poutine


VI. Tentatives de négociations


Macron et Merkel, qui traitaient avec Poutine depuis des années, avaient du mal à croire qu'il puisse être suffisamment irrationnel pour déclencher une guerre où il aurait tant à perdre. Dans les semaines qui ont suivi la réunion de Genève avec Biden, ils ont tenté d'organiser un sommet UE-Russie, aussitôt rejeté par le bloc des sceptiques qui y voyaient une dangereuse concession à la position agressive de la Russie. Dans les mois qui ont suivi, en dépit des nouveaux renseignements américains, la France et l’Allemagne ont insisté pour privilégier la voie diplomatique. Américains et Britanniques avaient peu d'espoir quant aux chances d’aboutir par cette voie, mais étaient prêts à laisser la porte ouverte - si les Européens concédaient quelque chose en retour.

« Une grande partie de nos efforts », se souvient Jake Sullivan, consistait à leur dire : « Écoutez, nous sommes prêts à suivre la voie diplomatique et à la prendre au sérieux... si vous prenez au sérieux notre scénario quant au positionnement de forces [militaires] et la mise en place de sanctions ». De part et d’autre, chacun était convaincu d'avoir raison mais était prêt à prendre les mesures nécessaires au cas où il aurait tort.

Au cours des mois suivants, les Américains se sont efforcés de montrer aux Européens de l'ouest leur volonté de rechercher une solution pacifique, même si, en leur for intérieur, ils étaient convaincus que les efforts de négociation de la Russie n'étaient qu'une mascarade. « Cela a plutôt bien fonctionné », déclare Jake Sullivan à propos de la stratégie américaine.


Le 7 décembre, Poutine et Biden s’entretiennent lors d'un appel vidéo. Poutine affirme que l'expansion de l’OTAN vers l'est avait fortement pesé sur sa décision d'envoyer des troupes à la frontière de l'Ukraine. Selon lui, la Russie ne faisait que protéger ses propres intérêts et son intégrité territoriale. Joe Biden a répondu qu'il était très peu probable que l'Ukraine rejoigne l'OTAN dans un avenir proche et que les États-Unis et la Russie pouvaient trouver un terrain d’entente sur d'autres préoccupations de la Russie, comme la question des installations militaires américaines en Europe. En théorie, il y avait matière à compromis.

Alors qu’Antony Blinken poursuivait l'effort diplomatique américain en multipliant les visites dans les différentes capitales de l'OTAN et au siège de l'alliance à Bruxelles, les Ukrainiens, toujours en contact avec les gouvernements européens, semblaient bien moins convaincus des intentions de Poutine que les Américains.

Kuleba et d'autres membres du gouvernement croyaient qu'il y aurait une guerre, comme l’a déclaré plus tard le ministre ukrainien des Affaires étrangères. Mais jusqu'à la veille de l'invasion, reconnait-il, « je ne pouvais pas croire que nous serions confrontés à une guerre d'une telle ampleur. Le seul pays au monde qui nous disait avec autant de certitude qu'il y aurait des frappes de missiles était les États-Unis d'Amérique. (...) Les autres pays ne partageaient pas cette analyse et [au contraire] disaient "oui, la guerre est possible, mais ce sera plutôt un conflit localisé dans l'est de l'Ukraine". »

« Mettez-vous à notre place », confie Dmytro Kuleba : « Vous avez, d'un côté, les États-Unis qui vous disent quelque chose de complètement inimaginable, et tous les autres qui vous font un clin d’œil en vous disant qu’ils ne croient pas que c’est ce qui va se passer. » De fait, les Britanniques et certains responsables baltes pensaient qu'une invasion de grande ampleur était probable. Mais Kuleba était loin d'être le seul à être sceptique. Son président l’était également, comme l’ont confirmé les assistants de Zelensky et d'autres officiels qui l'avaient briefé.

« Nous prenions au sérieux toutes les informations que nos partenaires occidentaux nous donnaient », se souvient Andriy Yermak, chef de cabinet de Zelensky. « Mais soyons honnêtes : imaginez que nous ayons cédé à toute cette panique que tant de gens cherchaient à déclencher. Créer la panique est une méthode des Russes. ... Imaginez si cette panique avait commencé trois ou quatre mois auparavant. Que serait-il arrivé à l'économie ? Aurions-nous été capables de tenir pendant cinq mois comme nous l'avons fait ? »


Wendy Sherman, secrétaire d'État adjointe de l'administration Biden (à gauche)

et Sergueï Riabkov, vice-ministre russe des Affaires étrangères (à droite)


VII. En janvier à Genève. Diplomatie et préparatifs de guerre


Début janvier, la secrétaire d'État adjointe Wendy Sherman conduit une délégation diplomatique à Genève et y rencontre son homologue russe, Sergueï Riabkov, qu'elle connait bien. Ce dernier réitère la position de Moscou sur l'Ukraine, formellement proposée à la mi-décembre dans deux propositions de traités - à savoir que l'OTAN renonce à ses projets d'expansion et cesse toute activité dans les pays ayant rejoint l'alliance après 1997 : la Pologne, la Roumanie, la Bulgarie et les États baltes.

Rejetant la proposition de fermer les portes de l'OTAN et de réduire le statut des membres existants, l'administration Biden propose alors l’ouverture de pourparlers accompagnés de mesures pour renforcer la confiance dans des domaines touchant à la sécurité, notamment le déploiement de troupes et le placement d'armes sur le flanc oriental de l'OTAN, le long de la frontière avec la Russie. Cette offre était conditionnée à la désescalade de la menace militaire pesant sur l'Ukraine. Riabkov répondit simplement que la Russie était déçue de l'attitude américaine.


La Maison Blanche avait envisagé cette rencontre entre Wendy Sherman et Sergueï Riabkov comme « une occasion de tester la sincérité des Russes quant à la teneur de leurs préoccupations ... et s'il y avait la moindre voie diplomatique à explorer », selon Emily Horne, alors porte-parole du Conseil de sécurité nationale : « il est devenu clair, assez rapidement, que [les Russes] faisaient semblant de se prêter au jeu de la diplomatie, sans s’y engager vraiment. Ils n’y mettaient même pas beaucoup de conviction. »

« Tous les alliés occidentaux tentaient de faire valoir qu'il y avait une voie alternative impliquant le dialogue et le respect de la Russie en tant que grande puissance », précise un haut fonctionnaire du gouvernement britannique impliqué dans les négociations. « Mais il est devenu de plus en plus clair que cela n’intéressait pas vraiment la Russie. »

Tout en poursuivant la voie diplomatique, les États-Unis positionnent des forces supplémentaires pour renforcer les capacités de l'OTAN, au vu et au su de Moscou et des Européens, démontrant la volonté américaine de s’impliquer dans la partie. Alors que Joe Biden avait répété à plusieurs reprises qu'il n'y aurait pas de troupes américaines en Ukraine, le Pentagone a augmenté les stocks d'armes prépositionnées en Pologne et y a transféré un bataillon d'hélicoptères depuis la Grèce. Des parachutistes de la 173e division aéroportée ont été déployés dans les États baltes et des troupes supplémentaires ont envoyées d'Italie vers l'est de la Roumanie, en Hongrie et en Bulgarie.


Au cours des mois suivants, la présence militaire américaine en Europe a été portée de 74.000 à 100.000 hommes. Les escadrons de chasseurs aéroportés sont passés de 4 à 12, les navires de combat présents dans la région de 5 à 26. Des patrouilles aériennes de combat et de surveillance ont effectué des missions 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, avec une visibilité au plus profond de l'Ukraine.

« Nous disions : "Écoutez, nous prenons la diplomatie au sérieux, mais nous sommes tellement inquiets que nous déplaçons des hommes et du matériel" », se souvient Jake Sullivan. Avec l'aval de la National Security Agency [organisme gouvernemental du département de la Défense des États-Unis, responsable du renseignement d'origine électromagnétique et de la sécurité des systèmes d'information du gouvernement américain – NdT], les États-Unis établissent une ligne de communication directe entre l'armée ukrainienne et le Commandement des forces des États-Unis en Europe [seul commandement opérationnel régional doté d'un quartier général avancé déployé en dehors des États-Unis -NdT]. Ce système hautement sécurisé a permis aux Américains de rester en contact direct avec leurs homologues ukrainiens au fur et à mesure du déroulement des événements.


En décembre, Joe Biden autorise l'envoi d’armes supplémentaires à l'Ukraine, pour 200 millions de dollars. Le gouvernement de Kiev, de nombreux membres du Congrès américain, et certains au sein même de l'administration Biden, font valoir qu’une telle aide serait insuffisante si le scénario était bien celui d’une invasion à grande échelle.

Mais chaque étape de l’engagement de l'administration Biden était fondée sur la volonté d'éviter une implication directe des États-Unis dans un affrontement militaire, et de ne pas céder à la provocation. Cette préoccupation essentielle de la Maison Blanche a influencé chaque décision sur le degré d'assistance et le type d'armes à fournir aux Ukrainiens afin qu'ils puissent se défendre. « L’un de nos objectifs était alors d'éviter un conflit direct avec la Russie. Je n’ai pas à regretter cette position », commente aujourd’hui Jake Sullivan. Les Russes étaient de toute façon déterminés à aller au bout de leur projet d’invasion, indépendamment de l’attitude des pays occidentaux, juge un haut fonctionnaire impliqué dans les décisions, qui trouve « non crédible » l’idée exprimée postérieurement par certains commentateurs que « si nous avions donné plus d'armes [aux Ukrainiens], rien de tout cela ne serait arrivé. » Déterminer jusqu’à quel point la Russie interpréterait un exercice militaire ou une livraison d'armes comme une provocation « relève davantage de l'art que de la science », déclare-t-il : « Il n'y a pas de formule mathématique claire et facile. (...) Il y a toujours eu un équilibre entre la nécessité d’une défense efficace et ce qui risquait d’être perçu par la Russie comme l’encouragement à un conflit pouvant tuer un grand nombre de Russes. »


« Aucun autre pays au monde n'a fait plus que les États-Unis depuis le 24 février pour que l'Ukraine obtienne les armes dont nous avions besoin », a récemment commenté Dmytro Kuleba, le ministre ukrainien des affaires étrangères. Il ajoute toutefois avoir estimé dès le début, ainsi que d’autres responsables ukrainiens, que la stratégie de « non-provocation » n’était pas la bonne. « Où cela nous a-t-il menés ? », déclare-t-il : « Je pense que cette guerre - avec des milliers de morts et de blessés, des territoires perdus, une partie de l'économie détruite... est la meilleure réponse à ceux qui prônent encore la non-provocation envers la Russie. »


VIII. Que divulguer, et comment ?


Dans le cadre de sa campagne en cours visant à convaincre le monde de ce qui se préparait - et à dissuader les Russes - la Maison Blanche décide vers la fin de 2021 de surmonter sa propre réticence, et celle des agences de renseignement, à rendre publiques certaines de leurs informations les plus sensibles. Les services de renseignement américains avaient repéré des opérations "false flag" [littéralement « fausse bannière » : opération militaire dans laquelle des éléments sont utilisés pour faire accuser un autre camp – NdT] planifiées par les Russes, dans lesquelles ils mettraient en scène des attaques contre leurs propres forces comme si elles venaient d'Ukraine. Les responsables de l'administration ont estimé, en effet, qu’exposer publiquement ces plans aurait pu priver Poutine de la possibilité de concocter un prétexte pour une invasion.

Dans un premier temps, la Maison Blanche décide de révéler l'ampleur du renforcement des troupes qui se poursuivait aux frontières de l'Ukraine. Début décembre, l'administration publie des photos satellites, une carte créée par des analystes américains montrant les positions des troupes russes et une analyse de la communauté du renseignement sur les préparatifs et plans russes. Selon cette analyse, les Russes prévoyaient des "mouvements importants" de 100 groupes tactiques de bataillons, impliquant jusqu'à 175.000 soldats, ainsi que des blindés, de l'artillerie et des équipements. Les plans russes que les fonctionnaires de l'administration avaient pu reconstituer pendant des semaines en secret étaient maintenant visibles dans le monde entier. En prévision de divulgations plus ciblées de renseignements, Jake Sullivan avait mis en place un processus régulier à la Maison-Blanche dans lequel une équipe allait déterminer si un élément d'information particulier, rendu public, pourrait contrecarrer ou non les plans et la propagande de la Russie. Si la réponse était positive, cet élément était alors soumis à la communauté du renseignement pour qu'elle fasse des recommandations sur l'opportunité et la manière de le diffuser.


Fin janvier, le gouvernement britannique accuse publiquement la Russie de comploter pour installer un régime fantoche à Kiev. Cette allégation, fondée sur les renseignements américains et britanniques, est révélée dans un communiqué de presse très inhabituel de la secrétaire d’État britannique aux Affaires étrangères, Liz Truss, tard dans la soirée à Londres mais juste à temps pour les journaux du dimanche matin.

Et début février, l'administration Biden révèle que Moscou envisage de filmer une fausse attaque ukrainienne contre le territoire russe ou contre des personnes parlant russe - le "false flag" que les services de renseignement avaient détecté. Selon les responsables, ce film de propagande devait être du grand spectacle, avec des scènes d'explosions très visuelles, accompagnées de cadavres présentés comme des victimes et de personnes en deuil faisant semblant de pleurer les morts.


« J'avais déjà vu trop souvent Poutine fabriquer de tels récits », déclare un autre responsable américain. « Maintenant, vous pouviez le voir planifier de manière très concrète des false flags [dans l'est de l'Ukraine]. C'était très précis ». Les divulgations de renseignements avaient elles-mêmes l’air de mises en scène. Bien que cette analyse n’était alors faite que par la communauté du renseignement, des images commerciales ont corroboré la révélation initiale d'images satellite. Mais le fait que le public croie ou non les révélations ultérieures dépendait de la crédibilité du gouvernement. Les responsables de l'administration Biden savaient qu'ils devaient faire face, dans leur pays et à l'étranger, à un public qui pouvait être profondément sceptique à l'égard du "renseignement", à cause de la guerre en Irak et de la prise de pouvoir par les talibans en Afghanistan. D'une manière générale, la campagne d'information publique des États-Unis a fonctionné. L'attention mondiale s'est concentrée sur le renforcement des troupes russes. L'idée que Poutine falsifierait les raisons de son invasion semblait plausible, peut-être parce qu'en 2014, il avait nié totalement la présence de ses troupes en Crimée, une affirmation qui avait donné lieu à des descriptions de "petits hommes verts" en uniformes militaires sans insigne occupant une partie de l'Ukraine. Les responsables américains ont déclaré que, compte tenu du scepticisme de certains alliés à l'égard des renseignements, l'effet le plus puissant de leur divulgation a été de modifier le comportement de la Russie et de priver Poutine du pouvoir d'utiliser la désinformation.


Volodymyr Zelensky à Kiev le 3 mars 2022. Photo Sergei Supinsky/AFP


IX. Éviter la panique


Le 12 janvier, William J. Burns rencontre Volodomyr Zelensky à Kiev et lui présente une évaluation franche de la situation. Le descriptif fait par les services de renseignement ne faisait que se préciser : la Russie avait l'intention de frapper Kiev de manière foudroyante et de décapiter le gouvernement central. Les États-Unis ont également découvert un élément clé de la planification des opérations du champ de bataille : la Russie essaierait d'abord de faire atterrir ses forces à l'aéroport d'Hostomel, dans la banlieue de la capitale, où les pistes pourraient accueillir d'énormes transports russes de troupes et d’armes. L'assaut sur Kiev commencerait là.

À un moment de leur conversation, Zelensky demande si lui ou sa famille étaient personnellement en danger. Burns a répondu que Zelensky devait prendre sa sécurité personnelle très au sérieux. Les services de renseignement de l'époque indiquaient que des équipes d'assassins russes pouvaient déjà se trouver à Kiev, attendant d'être activées. Mais Zelensky a résisté aux appels à déplacer son gouvernement et a été inflexible sur le fait qu'il ne devait pas faire paniquer les Ukrainiens car il pensait que cela provoquerait inéluctablement la défaite.

« Vous ne pouvez pas simplement me dire : "Écoutez, vous devriez commencer à préparer les gens maintenant et leur dire qu'ils doivent mettre de l'argent de côté, qu'ils doivent stocker de la nourriture" », a alors répondu Zelensky. « Si nous avions agi ainsi - et c'est ce que voulaient certaines personnes que je ne nommerai pas - alors j'aurais perdu 7 milliards de dollars par mois depuis octobre dernier, et au moment où les Russes ont attaqué, ils nous auraient défaits en trois jours... Globalement, notre intuition s’est avérée juste : si nous avions semé le chaos parmi les gens avant l'invasion, les Russes nous auraient dévorés, parce que pendant le chaos, les gens fuient le pays. » Pour Zelensky, la décision de garder les gens dans le pays, où ils pourraient se battre pour défendre leurs maisons, était la clé pour repousser toute invasion. « Aussi cynique que cela puisse paraître, ce sont les gens qui ont tout arrêté », a-t-il déclaré.


Les responsables ukrainiens restaient irrités par le fait que les Américains n'en disaient pas plus sur leurs sources de renseignement. « Les informations que nous recevions étaient, je dirais, un exposé des faits sans que soient divulgués les origines de ces faits ou le contexte dans lequel ils s'inscrivaient », rappelle Dmytro Kuleba. Mais les services de renseignement occidentaux n'étaient pas les seuls à penser que Zelensky devait se préparer à une invasion à grande échelle. Certains responsables des services de renseignement ukrainiens eux-mêmes, tout en restant sceptiques quant à une éventuelle attaque de Poutine, se préparaient au pire. Kyrylo Budanov, le chef du renseignement militaire ukrainien, a ainsi déménagé les archives de son quartier général trois mois avant la guerre et préparé des réserves de carburant et de munitions.

Les avertissements américains ont été réitérés le 19 janvier lorsque Antony Blinken s'est rendu brièvement à Kiev pour une réunion en tête-à-tête avec Zelensky et Kuleba. À la consternation du secrétaire d'État, Zelensky a continué de soutenir que tout appel public à la mobilisation provoquerait la panique, ainsi qu'une fuite des capitaux qui pousserait l'économie ukrainienne, déjà chancelante, à bout. Si Blinken a souligné, comme il l'avait fait lors de conversations précédentes, l'importance de préserver la sécurité et l'intégrité de Zelensky et de son gouvernement, il a été l'un des nombreux hauts responsables américains à réfuter les informations selon lesquelles l'administration [américaine] les aurait exhortés à évacuer la capitale. « Nous avons dit à l'Ukraine deux choses », précise aujourd’hui Antony Blinken : « Nous vous soutiendrons quoi que vous vouliez faire. Nous vous recommandons d'envisager ... comment vous pouvez assurer la continuité des opérations gouvernementales en fonction de ce qui se passe. » Cela pourrait signifier se retrancher à Kiev, déplacer le gouvernement dans l'ouest de l'Ukraine ou dans la Pologne voisine.

Zelensky a dit à Blinken qu'il restait. Il avait commencé à soupçonner que certains responsables occidentaux voulaient qu'il s'enfuie pour que la Russie puisse installer un gouvernement fantoche qui parviendrait à un accord négocié avec les puissances de l'OTAN : (…) « J'avais le sentiment que [les Russes] voulaient nous préparer à une reddition en douceur du pays. Et ça, c'était effrayant. »


Joe Biden lors d'une presse de conférence à la Maison Blanche le 19 janvier 2022. Photo Chip Somodevilla / AFP


X. Invasion ou "incursion mineure" ?


Lors d'une conférence de presse le 19 janvier, Joe Biden déclare qu'il pense que la Russie va envahir l'Ukraine. Poutine était allé trop loin pour faire marche arrière. Biden annonce que l'Occident répondra à l'attaque de la Russie. « Nos alliés et partenaires sont prêts à infliger des pertes sévères et des dommages significatifs à la Russie et à l'économie russe », dit-il alors, prédisant que si Poutine donne l’ordre de lancer l’invasion, ce serait un « désastre » pour la Russie.

Ce fut l'un des avertissements les plus fermes de Joe Biden à ce stade. Mais le président américain a également brouillé les pistes en suggérant qu'une « incursion mineure » des forces russes, par opposition à une invasion à grande échelle, pourrait ne pas entraîner la réponse sévère telle qu’évoquée précédemment par lui-même et ses alliés, ajoutant qu’il n’y avait pas de position unanime au sein de l’OTAN face à tout recours à la force par la Russie : « Cela dépend de ce qu'il [Poutine] fait, en fait, dans quelle mesure nous allons être capables d'obtenir une unité totale sur le front de l'OTAN. » Plus tard, lors de cette même conférence de presse, un journaliste demande à Joe Biden de préciser ce qu'il entend par « incursion mineure ». « S’il y a une situation où des forces russes franchissent la frontière, tuent des combattants ukrainiens, etc., je pense que cela change tout », a-t-il répondu.


Les commentaires de Biden révèlent des failles dans l’organisation de sa propre administration, ainsi qu’au sein de l'OTAN. Antony Blinken était à Kiev, promettant que les États-Unis soutiendraient l'Ukraine de toutes les manières possibles, sauf en engageant leurs propres forces, si le pays était attaqué. Mais en privé, les responsables de l'administration réfléchissaient depuis des semaines à la manière dont ils répondraient à une attaque "hybride" dans laquelle la Russie pourrait lancer des cyberattaques préjudiciables à l'Ukraine et un assaut limité sur la partie orientale du pays.

Zelensky et ses assistants, qui n'étaient toujours pas convaincus que Poutine déclencherait la guerre, ont répondu aux commentaires de Biden sur une « incursion mineure » par un tweet caustique : « Nous voulons rappeler aux grandes puissances qu'il n'y a pas d'incursions mineures et de petites nations. Tout comme il n'y a pas de victimes mineures et de petits chagrins liés à la perte d'êtres chers. Je dis cela en tant que président d'une grande puissance. »


Le lendemain, Joe Biden précisait que si « une seule division militaire russe franchit la frontière ukrainienne, il s'agira d'une invasion » pour laquelle Poutine paiera. Les fonctionnaires de la Maison-Blanche fulminaient cependant de voir que pendant que l'administration tentait de rallier des soutiens pour l'Ukraine, Zelensky préférait envoyer des piques au président américain pour un commentaire maladroit. « C'était frustrant », déclare un ancien fonctionnaire de la Maison Blanche. « Nous prenions des mesures pour tenter de l'aider et on avait l'impression qu'il protégeait sa propre marque politique en étant dans le déni ou en se montrant confiant parce que c'est ce qui était important pour lui à ce moment-là. »


Un assistant de Zelensky qui a participé à l'élaboration du tweet confie qu'il était destiné à réfuter les propos de Biden mais aussi à amener de la légèreté et de l’humour, une façon de désamorcer la tension naissante. L'entourage de Zelensky craignait que les prédictions de Washington sur l’imminence de la guerre puissent avoir des conséquences involontaires.

Alors que Biden clarifie la situation, l'équipe de Zelensky tente d'apaiser Washington avec un message conciliant : « Merci @POTUS pour l'assistance diplomatique et militaire sans précédent [des États-Unis] pour [l'Ukraine] », tweete Zelensky, avec des emojis des drapeaux américain et ukrainien.


Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères


XI. 21 janvier à Genève. Sergueï Lavrov, inflexible


Le 21 janvier était une journée froide et morne à Genève. La surface de son lac, habituellement d’un calme plat, était fouettée par des rafales de vent. Alors qu’Antony Blinken et ses collaborateurs sont assis en face de leurs homologues russes à une table dressée dans la salle de bal d'un hôtel de luxe de la rive, le secrétaire d'État américain lance une métaphore : les vagues d’écume. Peut-être, dit Blinken au ministre russe des affaires étrangères Sergueï Lavrov, pourraient-elles calmer les eaux turbulentes entre leurs deux pays.

Ils échangent quelques amabilités tendues et abordent d'autres questions - une prise de bec au sujet de la taille et des activités de leurs ambassades respectives dans la capitale de l'autre pays, l'accord sur le nucléaire iranien - avant d'aborder le sujet de l'Ukraine. Antony Blinken expose à nouveau la position des États-Unis. Si Poutine a des préoccupations légitimes en matière de sécurité, les États-Unis et leurs alliés sont prêts à en parler. Mais une fois l’invasion de l'Ukraine lancée, les sanctions occidentales seraient rapides et impitoyables, isolant la Russie et paralysant son économie, et l'alliance fournirait à l'Ukraine une aide militaire massive. Si un soldat ou un missile russe touchait un pouce du territoire de l'OTAN, les États-Unis défendraient leurs alliés.


Les réponses de Lavrov sont alors "stridentes" et inflexibles, d’après Antony Blinken. Après une heure et demie d'échanges infructueux, il semble qu'il n'y ait plus rien à dire. Mais alors que leurs assistants commencent à sortir de la salle de réunion, Blinken reste et demande au ministre russe de lui parler seul à seul. Les deux hommes entrent dans une petite salle de conférence adjacente et ferment la porte, laissant à l’extérieur les équipes américaine et russe, mal à l'aise.


Tout au long des presque dix-huit années de Sergueï Lavrov en tant que ministre des Affaires étrangères de la Russie, une succession de diplomates américains l'avaient trouvé direct et doctrinaire, mais parfois franc et réaliste sur les relations entre leurs deux pays. Après avoir à nouveau passé en revue la situation en Ukraine, Antony Blinken s’arrête et demande : « Sergueï, dites-moi ce que vous essayez vraiment de faire ? S'agit-il vraiment des préoccupations sécuritaires que la Russie a soulevées à maintes reprises, à savoir l’ "empiètement" de l'OTAN sur la Russie et la perception d'une menace militaire ? Ou s'agit-il de la croyance quasi théologique de Poutine que l'Ukraine fait et a toujours fait partie intégrante de la Mère Russie ? »

Sans répondre, Sergueï Lavrov ouvre la porte et s’éloigne, son équipe derrière lui.

C'était la dernière fois que les hauts responsables de la sécurité nationale de la Russie et des États-Unis se rencontraient en personne avant l'invasion.

Joe Biden s’est entretenu encore une fois avec Vladimir Poutine par téléphone. Le 12 février, selon la Maison-Blanche, il dit au président russe que « si les États-Unis restent prêts à s'engager dans la diplomatie, en pleine coordination avec nos alliés et partenaires, nous sommes également prêts à d’autres scénarios ».

Autour d'Emmanuel Bonne, la cellule diplomatique de l’Élysée, lors d'une conversation téléphonique entre Emmanuel Macron et Vladimir Poutine, le 20 février 2022 (extrait du documentaire "Un président, l'Europe et la guerre", capture d'écran)


XII. Malgré l'impasse diplomatique, Macron fait cavalier seul


La veille, le secrétaire d’État britannique à la Défense, Ben Wallace, s'était rendu à Moscou pour rencontrer son homologue russe, Sergueï Choïgou, un survivant de longue date du Kremlin qui a contribué à sculpter l'image de dur à cuire de Poutine.

Wallace voulait demander une fois de plus s'il était possible de négocier les exigences de Poutine concernant l'expansion de l'OTAN et les activités de l'Alliance en Europe de l'Est. Mais les Russes, indique-t-il, n'ont montré aucun intérêt à s'engager dans une telle négociation.

Wallace a averti Choïgou que la Russie ferait face à une résistance féroce si elle envahissait l'Ukraine : « Je connais les Ukrainiens - j'ai visité l'Ukraine cinq fois - et ils se battront. »

« Ma mère est ukrainienne », a répondu Choïgou : « L’Ukraine fait partie de la Russie » (“It’s all part of our same country”). Wallace a ensuite évoqué la perspective de sanctions. Choïgou a répondu : « Nous pouvons souffrir comme personne d'autre. »


Choïgou a ensuite émis une longue liste de récriminations, désormais familière, en déclarant que la Russie ne pouvait pas tolérer la trajectoire occidentale de l'Ukraine. « C'était à certains égards incompréhensible », confie un fonctionnaire britannique qui a assisté à la réunion : « Tout le monde voulait poursuivre les négociations - nous leur proposions des voies de sortie, mais ils ne s’en saisissaient pas. »

Alors que les responsables britanniques étaient sur le point de partir, Choïgou s'est adressé directement à Wallace. « Il m'a regardé dans les yeux et m'a dit : "Nous n'avons pas l'intention d'envahir l'Ukraine" », se souvient le secrétaire d’État britannique. « Cela vous montre à quel point c'était un mensonge ».


Une semaine plus tard, le 18 février, Biden appelle les dirigeants de plusieurs alliés de l'OTAN et leur fait part de la dernière analyse américaine. Plus tard dans la journée, il déclare aux journalistes réunis dans la salle Roosevelt de la Maison-Blanche : « À l'heure actuelle, je suis convaincu qu'il a pris la décision » d'envahir le pays. « Nous avons des raisons de le croire. »


Les Français, cependant, continuent à chercher une issue à la crise.

Le 20 février, Emmanuel Macron appelle Vladimir Poutine et lui demande d'accepter une réunion à Genève avec Joe Biden. Cette conversation conduit le président français à croire que Poutine est enfin prêt à rechercher un accord. « C'est une proposition qui mérite d'être prise en compte », a dit Poutine, selon un enregistrement de la conversation diffusé des mois plus tard dans un documentaire de France Télévisions, Un président, l'Europe et la guerre (voir ICI en streaming)

Macron a pressé le dirigeant russe : « Mais peut-on dire, aujourd'hui, à l'issue de cette conversation, que nous sommes d'accord sur le principe ? Je voudrais une réponse claire de votre part sur ce point. Je comprends votre résistance à fixer une date. Mais êtes-vous prêt à aller de l'avant et à dire, aujourd'hui, "je voudrais une réunion [en face à face] avec les Américains, puis élargie aux Européens ?" Ou pas ? »

Poutine ne s'est pas engagé et semblait avoir des affaires plus urgentes à régler. « Pour être parfaitement franc avec vous, je voulais aller [jouer] au hockey sur glace, parce qu'en ce moment je suis à la salle de sport. Mais avant de commencer ma séance d'entraînement, je vous assure que je vais d'abord appeler mes conseillers. »

« Je vous remercie, Monsieur le Président », conclut Poutine en remerciant Emmanuel Macron en français. On entend Macron rire de plaisir en raccrochant. Le président français et ses conseillers pensent avoir fait une percée. Le conseiller diplomatique de Macron, Emmanuel Bonne, se met même à danser.

Mais le lendemain, dans une allocution télévisée, Poutine reconnait officiellement l’indépendance de deux provinces ukrainiennes séparatistes du Donbass, dont un territoire contrôlé par Kiev. C'était un signal fort indiquant que Poutine - ses plaisanteries en français mises à part - avait l'intention de démembrer l'Ukraine.


XIII. Du 18 au 20 février à Munich, lors d'une Conférence sur la sécurité


Tandis que la Grande-Bretagne et la France déploient d’ultimes efforts diplomatiques, les dirigeants occidentaux se réunissent à Munich du 18 au 20 février pour une conférence annuelle sur la sécurité [parfois qualifiée de "Davos de la géopolitique", la Conférence sur la sécurité de Munich se tient chaque année depuis 1963 – NdT]. La présence de Zelensky à cette réunion suscite des inquiétudes parmi certains responsables américains qui craignent que son absence d’Ukraine offre à la Russie un moment idéal pour frapper. D'autres se demandent si le dirigeant ukrainien, pensant que la Russie allait attaquer, n’en a pas profité pour quitter le pays avant que les bombes ne commencent à tomber.

Dans un discours, Zelensky rappelle que son pays était déjà en guerre contre la Russie depuis 2014, et que les troupes ukrainiennes combattent les séparatistes de l'Est.

« Pour aider réellement l'Ukraine, il n'est pas nécessaire de ne parler constamment que des dates d'une probable invasion » déclare Zelensky. Au lieu de cela, l'Union européenne et l'OTAN devraient accueillir l'Ukraine au sein de leurs organisations.


Certains responsables européens ne sont alors toujours pas convaincus de l'imminence d'une attaque. L'un d'eux déclare à un journaliste : « Nous n'avons pas nous-mêmes de preuves claires que Poutine a pris sa décision, et nous n'avons rien vu qui puisse suggérer le contraire. »

« On avait l'impression d'être dans un autre monde », déclare un fonctionnaire britannique. Dans les conversations à bâtons rompus, les responsables américains et britanniques étaient convaincus de l'imminence d'une invasion, mais « ce n'était tout simplement pas le sentiment général dans la salle. »

A Londres, certains commencent à douter d'eux-mêmes : « Les gens disaient que nous nous étions trompés sur l'Afghanistan. Nous avons à nouveau passé au crible les renseignements sur l'Ukraine. » Et une conclusion s’impose : la Russie s’apprêtait à envahir l’Ukraine. Mais malgré la campagne des États-Unis, aussi bien sur le plan diplomatique que sur le partage de renseignements, personne n’y croyait.

« Si vous découvrez les plans de quelqu'un pour attaquer un pays et que ces plans semblent être complètement farfelus, il y a de fortes chances que vous réagissiez rationnellement et que vous considériez que c'est tellement farfelu que cela ne va pas se produire », déclare François Heisbourg, conseiller pour l’Europe de l'IISS [un think-tank britannique spécialisé dans les conflits internationaux – NdT]. « Les Européens ont surestimé leur compréhension de Poutine », ajoute-t-il. « Et les Américains, je suppose... plutôt que d'essayer de se mettre dans la tête de Poutine, ont décidé qu'ils allaient agir sur la base des données et ne pas s'inquiéter de savoir si cela avait du sens ou non. »


Il y avait de nombreuses raisons d'être perplexe. Les renseignements américains ont montré que les plans de guerre du Kremlin ne parvenaient pas jusqu'aux commandants du champ de bataille qui auraient à les exécuter. Les officiers ne connaissaient pas leurs ordres. Les troupes se présentaient à la frontière sans comprendre qu'elles se dirigeaient vers la guerre. Certains analystes du gouvernement américain ont été déconcertés par le manque de communication au sein de l'armée russe. Les choses allaient tellement mal, pensaient les analystes, que les plans de la Russie pouvaient en fait échouer. Mais cela restait un point de vue nettement minoritaire.

Pour le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Dmytro Kuleba, le tournant s'est produit dans les jours qui ont suivi la conférence de Munich, lorsqu'il s'est à nouveau rendu à Washington. « C'est à ce moment-là que j'ai reçu des informations plus spécifiques », se souvient-il. À un aéroport spécifique A en Russie, lui ont-ils dit, cinq avions de transport étaient déjà en état d'alerte, prêts à prendre des membres des unités militaires aéroportées à tout moment et à les acheminer vers un aéroport spécifique B en Ukraine. « C'est là que vous voyez la séquence des événements et la logique de ce qui est en train de se passer », dit-il.

Les responsables occidentaux du renseignement, avec le recul de ce qui s'est avéré être une attaque russe complètement désorganisée contre Kiev, reconnaissent qu'ils ont surestimé l'efficacité de l'armée russe : « Nous avons supposé qu'ils envahiraient un pays de la manière dont nous l'aurions fait », déclare un responsable britannique.


24 février 2022 : la Russie envahit l'Ukraine. Reportage France 5


XIV. L'invasion a commencé


Tôt dans la soirée du 23 février, la Maison-Blanche reçoit un flash urgent des services de renseignement. Il y a une « forte probabilité » que l'invasion ait commencé. Les troupes sont en mouvement et les Russes ont tiré des missiles sur des cibles en Ukraine. Les principaux conseillers du président américain se réunissent, certains dans la salle de crise, d'autres sur une ligne sécurisée.

Jake Sullivan parle avec Andriy Yermak, le chef de cabinet de Zelensky. Il y avait « un niveau d'agitation extrêmement élevé » à Kiev, confie un témoin de l'appel : « Ils n'étaient pas en train de perdre le contrôle, mais il y avait une très forte charge d’émotion, ce qui se comprend. »

Yermak dit à Sullivan de patienter - il voulait faire venir Zelensky au téléphone pour parler directement avec Biden. Sullivan connecte l'appel à la Treaty Room (salle des Traités) - une partie de l’espace résidentiel du deuxième étage de la Maison-Blanche utilisée comme bureau.

Zelensky implore Biden de contacter au plus vite le plus grand nombre possible de leaders mondiaux et de diplomates, pour les inciter à s'exprimer publiquement et à appeler directement Poutine pour lui dire « d’arrêter ça ». « Zelensky était très inquiet », se souvient le témoin de l’appel. Il a demandé à Biden de « fournir tous les renseignements dont vous pouvez disposer. Nous nous battrons, nous nous défendrons, nous pouvons tenir, mais nous avons besoin de votre aide ».


Enquête pour The Washington Post : Shane Harris, Karen DeYoung, Isabelle Khurshudyan, Ashley Parker, Liz Sly


Traduction bénévole et collective pour les humanités : Jean-Marc Adolphe, Tapo Aloike, Maria Damcheva, Lise Dupas, Suzanne Kanazir, Linda Navarro, Guillaume Sauzedde, Sonia Weyl.


Illustration en tête d'article : Joe Biden, Vladimir Poutine, Volodymyr Zelensky, photos Alexander Zemlianichenko / AFP ; Demetrius Freeman / The Washington Post; Andy Buchanan / AFP. Photomontage Emily Sabens/The Washington Post.

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