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Heiner Müller, la beauté quand même

Dernière mise à jour : il y a 6 jours

Heiner Müller. Photo Schiffer-Fuchs

 

Dans les multiples fracas du monde, qui ne demandent qu'à nous assombrir, voire à abattre la force d'un désir, peut-on encore donner chance à la beauté, qui signerait, comme l'écrivait Heiner Müller dans un poème issu de l'archive, « la fin possible de l'effroi » ?


Cela fera bientôt 30 ans. Le 30 décembre 1995, Heiner Müller était emporté par un cancer à la gorge. Écrivain, dramaturge, Heiner Müller fut avant tout homme de théâtre, mais il a aussi écrit des poèmes tout au long de sa vie, jusqu’à son dernier souffle, parce que, disait-il,

 

« Sous l’espace sous le temps

Sous l’espace de l’histoire

Sous le temps de l’homme

Se trouve l’espace se trouve le temps du poème »

 

Il a traversé l’Histoire, tout autant que l’Histoire l’a traversé.

Dans un poème dédié à Daniel Barenboim avec qui Müller s’était retrouvé à Bayreuth pour la mise en scène de Tristan et Isolde de Richard Wagner, il écrivait :

 

« Enfant, j’entendais les adultes dire :

Dans les camps de concentration avec les Juifs

On fait du savon. Depuis j’ai toujours eu de l’antipathie

Pour le savon et j’exècre l’odeur du savon. »

 

Après la Seconde Guerre mondiale, Heiner Müller avait choisi de vivre en Allemagne de l’Est. Tour à tour joué au Berliner Ensemble, surveillé par la Stasi, censuré et à nouveau encensé, il a refusé, à la chute du Mur de Berlin, de partager l’euphorie générale, prévoyant le passage « d’une servitude à une autre, de Staline à la Deutsche Bank ». Dans Ajax par exemple, il écrit ainsi :

 

« Dans un hôtel de Berlin capitale irréelle

Par la fenêtre mon regard tombe

Sur l’étoile Mercedes qui tourne

Mélancolique dans le ciel nocturne

Au-dessus de l’or dentaire d’Auschwitz et autres filiales

De la Deutsche Bank sur l’Europacenter. »

 

A la fin, la beauté quand même. Malgré le tragique de toutes les tragédies, qui n’ont cessé de pulluler à foison, aujourd’hui encore. Issu de l’archive, le poème qui suit avait inauguré le premier numéro (en kiosques) de la revue Mouvement, en juin 1998.

 

« Les images veulent tout dire au début. Sont solides. Spacieuses.

Mais les rêves font des caillots, deviennent forme et désillusion.

Le ciel déjà, aucune image ne le contient plus.

Le nuage, vu d’avion : une vapeur qui bouche la vue.

La grue, plus rien qu’un oiseau.

Même le communisme, l’image finale, sans cesse rajeunie

Parce qu’encore et toujours lavée dans le sang, la vie de tous les jours

Le paie en petite monnaie, sans éclat, ternie par la sueur

Décombres les grands poèmes, comme des corps longtemps aimés

Et hors d’usage maintenant, jonchant la route de l’espèce limitée

qui a besoin de tant de choses

Entre les vers des gémissements sur le dos des porteurs de pierres :

bonheur car le beau veut dire la fin possible de l’effroi. »

 

(Heiner Müller, Poèmes 1949-1995, réunis par Jean Jourdheuil,

trad. par Jean-Louis Backès, Jean-Louis Besson, Jean-Pierre Morel, éd. Christian Bourgois 1996)

 


Dans ce premier numéro de Mouvement, ce poème de Heiner Müller dialoguait, dans la mise en pages, avec une photo (ci-dessus, signée Martin Vanden Abeele) d’une chorégraphie de Pina Bausch, Le Laveur de vitres (1998). Et en exergue, cette citation de Pina Bausch (extraite d’un entretien avec Philippe Noisette) : « Il faut apprendre à être touché par la beauté, par un geste, un souffle, pas seulement par ce qui est dit ou dans quelle langue : percevoir indépendamment de ce que l’on "sait" ».

 

La beauté en plus


« La beauté en plus, celle qui reste à venir », écrivais-je alors dans l’éditorial-manifeste, fondateur, de cette nouvelle revue (couverture ci-contre) : « Embellir le monde, c’est tout simplement, le rendre plus désirable. Or, dès qu’un désir ne circule plus, de tragiques spécialistes de la frustration pointent leurs gros sabots ou, pire encore, leurs bottes de cuir. Qu’ils défendent des "canons" d’un autre âge et d’une autre guerre, ou bien qu’ils fassent macérer la tentation du rempli identitaire dans les eaux nauséabondes du nationale préférentiel, les fanatiques de l’identité (nationale ou esthétique) ne peuvent concevoir la beauté que dans la ressemblance immédiate avec les figures de leur univers étriqué. Or, l’identité est, par essence, constamment en mouvement. Les Touaregs, grands arpenteurs d’immensités, perçoivent l’identité à travers un regard qui ne fige ni les formes ni les sens, mais les envisage au contraire dans leur mobilité et leurs transformations à venir : "une identité dans le sillage de l’infini" ».


 

Et aujourd’hui ? Continuer, en journal-lucioles. Éclairer quand même, dans la nuit des assombrissements (inutile d’en dresser la liste), sans renoncer à en parler, aussi, mais pas seulement. Parfois, pour plein de raisons (la fatigue, la relative précarité, un enthousiasme qui se trouve trop peu partagé, etc.), l’abattement guette le désir, et ne demande qu’à lui faire la peau. Pour dérisoire que cela puisse paraître dans les fracas du monde, se souvenir avec Heiner Müller, Pina Bausch et beaucoup d’autres, que « le beau veut dire la fin possible de l’effroi ».

 

« Ce projet est beau », nous écrivait hier Jacques Bonnaffé en réitérant son soutien aux humanités. Ce n’est pas un slogan, mais un sillage.

 

Jean-Marc Adolphe

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Éditorial Mouvement n° 1, juin 1998

1 Comment


Heiner Mûller, la très grande force de sa poésie, de son écriture, merci de nous le rappeler. Les Humanités portent si bien leur nom, traversant ce qui nous interroge, nous révulse de colère, nous invite à la beauté, nous font connaître que nous sommes encore et malgré tout debout. Continuons.

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