Jacques Blanc, militant de la création artistique qui a "ouvert le compas des possibles"
- Jean-Marc Adolphe
- il y a 7 jours
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Jacques Blanc. Photo Didier Olivré
On a appris, hier, la mort de Jacques Blanc. Directeur du Quartz de Brest de sa création en 1989 jusqu’en 2010, il avait su en faire un remarquable pôle de création, « expérimental et populaire », autant que maison d’artistes. Hommage à un grand capitaine d’institution culturelle, resté électron libre, pour qui le théâtre devait être « le lieu de l’hospitalité ».
Une fois, une seule, j’en ai voulu à Jacques Blanc, et l’avais dit publiquement, en sa présence, lors d’une réunion à Annecy. C’était en 2009, je crois. Ce que je reprochais alors à Jacques Blanc ? D’avoir accepté de faire partie du Conseil pour la création artistique, ce « laboratoire d’idées indépendant du ministère de la Culture » institué et présidé par Nicolas Sarkozy pour « éclairer les choix des pouvoirs publics en vue d’assurer le développement et l’excellence de la création artistique française » en impulsant des « projets innovants » qui puissent marquer une rupture avec les habitudes du ministère, afin, selon Sarkozy, de « vaincre la pensée unique ». Ce bidule fut alors vivement contesté par la plupart des syndicats et milieux culturels, mais ce qui me choquait, c’est qu’à la même époque, Nicolas Sarkozy avait ajouté au fronton d’un ministère (celui de l’Immigration) la notion « d’identité nationale ». Et en 2009, l’ancien socialiste Éric Besson, nommé par Sarkozy (gouvernement Fillon) à la tête de ce ministère, avait lancé un « grand débat » sur ladite identité nationale. A mes yeux, accepter de participer, sous l’égide de Nicolas Sarkozy, au Conseil pour la création artistique, contribuait à cautionner une telle dérive extrême-droitière. Et si j’en ai alors voulu à Jacques Blanc, c’est que cela ne lui ressemblait pas le moins du monde, lui qui citait volontiers Édouard Glissant et se réclamait de « l’esthétique du divers » vantée par l’écrivain-voyageur Victor Segalen, disposition à accueillir le monde dans sa pluralité, dans une posture d’ouverture sensorielle et intellectuelle.
« Plongez dans les remous pleins d’ivresse du grand fleuve Diversité » (Victor Segalen, cité par Jacques Blanc)
Ce fut le seul et unique accroc avec Jacques Blanc, au parcours irréprochable. A Grenoble, il fut l’administrateur et compagnon de route de Georges Lavaudant, avec qui il a co-dirigé la Maison de la Culture, devenue depuis lors Le Cargo. « Tu as ouvert le compas des possibles : du grand spectacle rassembleur aux petites pièces expérimentales », lui témoignait Georges Lavaudant lors d’une soirée d’hommage en 2011, pour la retraite de Jacques Blanc, au Quartz de Brest.
C’est à Brest, ville de naissance de Victor Segalen, que Jacques Blanc avait jeté l’ancre à la fin des années 1980. A Brest, le Palais des Arts et de la Culture avait été entièrement détruit par un incendie le 26 novembre 1981. Élu maire (RPR) en 1983, Jacques Berthelot décida de conserver les parties encore intactes du bâtiment, et de reconstruire autour un « nouvel espace culturel » pour accueillir spectacles vivants, concerts, théâtre, danse. La reconstruction se fera sous la mandature d’un autre maire RPR, Georges Kerbrat. D’abord engagé comme conseiller artistique jusqu’à l’ouverture du Quartz en 1988, Jacques Blanc en deviendra directeur l’année suivante. Et du Quartz, il fit un remarquable pôle de création, « expérimental et populaire » en œuvrant à « l’émergence d’une nouvelle génération de la danse contemporaine, du théâtre et de la performance en Europe, à l’avant-garde des arts vivants, ces inventeurs du futur » : « Toute une nouvelle génération a pris son essor à Brest : Boris Charmatz, Gisèle Vienne, François Chaignaud, Dada Masilo… », se souvenait Jacques Blanc « avec le plaisir de moments magiques : Jeanne Moreau et Etienne Daho disant Jean Genet, Michel Piccoli pour René Char, Jean-Louis Trintignant et Prévert, les adieux de Barbara à la scène et le dernier récital de Charles Trénet, Isabelle Huppert mise en scène par Bob Wilson, Marguerite Duras venue à Lambézellec, Raymond Devos le magnifique, Henry Salvador qui se trompait de ville et remerciait le public de Caen et Dee Dee Bridgewater en retard qui improvisa un blues à son sèche-cheveux fautif, Lhassa, Jimmy Scott, les tziganes du cirque Romanès [dont il resté très proche jusqu’à la fin], Bartabas et ses chevaux flamboyants » ou encore « le premier concert historique de pibroch, musique traditionnelle de la cornemuse des Highlands par six maîtres écossais emmenés par Patrick Molard, et le grand répertoire des chanteurs bretons réunis pour la première fois sur la même scène ».
A cette liste, loin d’être exhaustive, il faudrait encore ajouter l’auteur et metteur en scène Didier-Georges Gabily, la metteure en scène Julie Bérès, Josef Nadj qui avait créé là sa mémorable Mort de l’empereur en 1989, les danseurs et chorégraphes passés par le festival Antipodes, sans oublier les expositions grand format du photographe Guy Delahaye, avec qui Jacques Blanc avait cultivé une amitié née pendant les années grenobloises.
Jacques Blanc a fait du Quartz une maison d’artistes, dont les résidences étaient hébergées au Manoir de Keroual, une bâtisse du XVIe siècle, au mieux des bois, mise à disposition par la ville de Brest. « La première équipe d’artistes résidents », se souvenait Jacques Blanc, « a été celle de la « punk ballerine » new yorkaise Karole Armitage, venue avec les plasticiens Jeff Koons et David Salle et une dizaine de danseurs sortis du Bronx, persuadés que des fantōmes hantaient le manoir. Il y a eu également cette équipe d’artistes japonais qui entourèrent le bâtiment d’une poudre magique pour chasser les mauvais esprits… »
La direction et l’équipe du Quartz ont fait part, hier, du décès de Jacques Blanc, en rendant hommage à « l’infatigable militant de la création artistique » qu’il fut en citant, avec un magnifique portrait signé Didier Olivré (ici en tête de publication), l’une de ses professions de foi : « Le théâtre est le lieu de l'hospitalité, hospitalité pour les artistes pour qu'ils se sentent chez eux, qu'ils puissent non seulement travailler mais vivre dans le théâtre ; hospitalité pour le public qui doit se sentir attendu et désiré. Hospitalité pour la pensée de l'autre pour aller contre la tendance à la pensée formatée. L'attention à ces autres doit être partout, dans les moindres détails, bien au-delà de la simple convivialité : mobiliser le temps et les énergies de l'équipe du Quartz et la plus grande exigence professionnelle possible. Le théâtre appartient au public et aux artistes, notre tâche la plus noble est d'y veiller. »
Grand capitaine d’institution culturelle, Jacques Blanc avait su garder simplicité et bienveillance. Il était resté, d’une certaine manière, un électron libre. En 2011, pour remercier celui qui pilota le navire pendant plus de vingt ans, le Quartz de Brest lui avait réservé un hommage qui n’avait rien de confit. « Pas de cérémonie pompeuse, juste un thème improbable, Michael Jackson », rapportait alors Le Télégramme. « Michael Jackson revisité par les fidèles et chouchous de Jacques Blanc, ça donne évidemment lieu à un laboratoire de formes hybrides, d’expériences fantastiques, déconcertantes et singulières. » Lors de cette soirée, Jane Birkin avait offert « à Jacques » sa chanson préférée, Smile. Et Jacques Blanc avait conclu, comme il se doit : « The show must go on ».
Adieu l’ami. On oublie le différend de 2009, et on sourit à de savoureux souvenirs communs. Même si aujourd'hui, le smile est empreint de tristesse.
Jean-Marc Adolphe
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Salut Jean Marc,
Merci pour ce bel hommage à Jacques Blanc.
Il y avait aussi pas trop loin le théâtre du radeau
et cette pièce unique et totalement ignorée par tous
"In silence" (1997) duo de Ko Murobushi et Patrick Molard dont j'avais crée la musique à partir du pibroch flame of wrath et que Jacques Blanc porta à jamais dans son cœur.
Je t'embrasse
Alain