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James Sacré, un prix Goncourt passé sous silence

Dernière mise à jour : il y a 1 jour

James Sacré, chez lui, à Montpellier, en 2011. Photo Jean-Louis Estèves


Comment ça, un prix Goncourt et ça ne se sait pas ? Il faut croire que que la poésie compte pour du beurre. Avec une soixantaine d'ouvrages publiés en une quarantaine d'années, James Sacré est l'auteur d'une œuvre conséquente et humble. A 88 ans, il vient de se voir décerner le Goncourt de la poésie.


Qui, dans la salle, connaît James Sacré ? Avouons-le : même ici, aux humanités, on connaissait sans vraiment connaître. Même qu’on a un peu honte, vu l’œuvre conséquente qui est la sienne (voir sa bibliographie sur Recours au poème), qui en fait incontestablement une figure majeure de la poésie contemporaine française. A 88 ans, il était grand temps, James Sacré vient de recevoir le Goncourt de la poésie. Parce que, oui, un tel prix existe, décerné chaque année depuis 1985 par l’Académie Goncourt. Evidemment, ça ne fait pas les gros titres des gazettes ; ça ne fait même pas de titres du tout.

 

Fils de paysans, né le 17 mai 1939 à Cougou, un village de Saint-Hilaire-des-Loges en Vendée, James Sacré a d’abord été instituteur avant de partir en 1965 aux États-Unis pour poursuivre des études de lettres. Après avoir obtenu un doctorat au Boston College, il enseigne la littérature française à l'université Smith College dans le Massachusetts. Depuis 2001, il vit à Montpellier, en France, tout en ayant effectué de nombreux séjours en Italie, au Maroc et en Tunisie.

 

Il a commencé à écrire dans les années 1970, dans un contexte marqué par le littéralisme, une esthétique poétique qui revendique le refus du lyrisme. Son premier recueil, Cœur élégie rouge (1972), annonce toutefois une poésie où les sentiments et la chair ne sont pas absents. Il publie ensuite de nombreux recueils, dont Figures qui bougent un peu (1978), Une fin d’après-midi à Marrakech, Figures de silences, et bien d’autres, pour un total de plus de soixante ouvrages. Les éditions Unes viennent de faire paraître, en mars dernier, une « anthologie personnelle » dans la collection « Choix de poèmes » (ICI).

 

Pour dire vite, la poésie de James Sacré est profondément marquée par les paysages de son enfance, la maison, la ferme, le jardin, le village, et la mémoire du passé. Bien que centrée sur l’expérience personnelle, sa poésie s’ouvre à l’altérité, notamment à travers ses voyages, en particulier au Maghreb, qui inspirent de nombreux textes sur l’identité, l’amitié, l’amour, et la rencontre de l’autre. Dans une écriture qui oscille entre vers et prose, « James Sacré ne marche jamais dans la langue sur une seule jambe », écrit Alain Roussel sur En attendant Nadeau : « Il y a celle qui avance avec assurance dans un style châtié et celle qui boite, héritée du patois de ses ancêtres, qui prête à son écriture une « allure un peu défaite », savamment déconstruite, propice à exprimer les petits riens des paysages, campagnards ou même urbains : « le charnu rose d’un pot de fleurs », « une touffe de vert prise entre le mur et les nuages », « le vert très foncé les arbres dans le concret du temps ». Les « maladroits accidents dans les poèmes » renforcent l’émotion que l’on ressent quand il évoque par exemple le « visage en herbe dure » de son père. »

 

Une ambiance que restitue parfaitement Jacques Bonnaffé lisant-disant un texte extrait de Figures qui bougent un peu : et autres poèmes (Gallimard), à écouter ICI.

 

Lui-même poète, Alexis Pelletier a consacré à l’œuvre de James Sacré un ouvrage publié en 2015 par les éditions des Vanneaux (James Sacré, Présence de la poésie), où il analyse la façon dont Sacré « rend compte par petites touches, par hésitations et tâtonnements, des battements (fragments) de cette vie rythmée par l’écriture et la poésie ». Présence au monde, aux autres, à la mémoire, et à la matière du langage : telle est la marque d’une poésie qui ne cherche ni l’absolu ni l’effet, mais qui s’attache à « accompagner le réel » et à faire du poème un geste humble, vivant et ouvert.

 

De cet ouvrage est issu le fragment d’entretien que nous reproduisons ci-dessous, avec l’aimable autorisation de l’auteur.


James Sacré : « une activité de boulange du langage » 

 

Alexis Pelletier —On peut avoir l’impression, en te lisant, qu’il y a des mots, ou plus exactement des attitudes vis à vis du langage, vis à vis de l’écriture qui te semblent suspectes. De quoi s’agit-il exactement ? Du refus de mettre la poésie sur un piédestal, et pourtant tu n’écris que ça ?

 

James Sacré —Ce qui me déplaît, et il me semble que cela est particulièrement affirmé dans la langue française, c’est tout le côté « hiérarchie » des langues. Le dictionnaire français n’en finit pas de me dire que tel mot est familier ou vulgaire (sans dire évidemment que les autres sont d’un emploi convenable, cela allant de soi). Je voudrais pouvoir utiliser le plus précieux et le plus recherché aussi bien que le plus grossier ou le plus trivial, pouvoir faire se côtoyer tous les niveaux de langage… non pas pour surprendre ou choquer, mais pour que la langue devienne un espace de tolérance et d’amitié possible, de colères et de heurts qu’on puisse aussi éventuellement montrer, entre tous les mots. Et de même pour la grammaire, qu’elle soit tenue par la norme et le bel usage ou lâchée, mais subtile tout autant, dans ses formes parlées (ou à l’occasion faussement parlées dans mes livres). Et c’est bien à cause de ses formes trop « choisies » « tribales » que la poésie s’est juchée sur son piédestal. Bon, c’est pas toujours si mal non plus ces poèmes qui prennent la pose, c’est même agréablement cocasse à l’occasion, mais ça finit souvent par devenir si intolérant, et desséchant ! Autant du côté des lyrismes les plus prétentieux que des formalismes les plus péremptoires ! Alors, oui, je voudrais des poèmes qui se prennent pas pour la Poésie avec un grand P, ni même pour de la non Poésie avec le même grand P qui fait étrangement écho au premier le plus souvent ! Et pourtant comme tu dis je n’écris que ça ! C’est, je sais bien, dire combien j’y crois à mes poèmes ! Mais je crois aussi bien en leur improbable beauté qu’en leur fort possible indigence. Ta question, toutefois, reste embarrassante. Comment critiquer comme je le fais, bien faiblement sans doute, mais néanmoins avec conviction, toute valorisation de la poésie, en tout cas toute valorisation outrancière, et faire comme si je ne pariais (je ne sais trop quoi d’ailleurs) que sur ces livres de poèmes que je continue d’écrire ! Mais, cela ne relève-t-il pas d’un paradoxe qui caractérise tous les aspects de notre existence : on peut continuer de vivre, n’est-ce pas, sans croire pour autant à l’entière importance de sa propre vie. Il faut ajouter encore que cette distance que je feins de prendre avec ce qu’on appelle la « grande poésie » (feindre est bien le mot qui convient, car je valorise à mon tour d’autres formes d’écriture) n’est peut-être que le symptôme d’un sentiment mal vécu : celui d’un impossible mélange du beau français désiré avec une charpie de patois. Et comment accepter de plein gré qu’un état de langue en méprise et bannisse un autre (mon patois poitevin en l’occurrence) et qu’un français « châtié » ou « noble », ou « pur » écarte de l’écrit, et donc des poèmes écrits, tout le français « vulgaire », grossier, patoisant, argotique, et même souvent le français « familier », le français vieilli également ? Et presque tout le français oral dont, par ailleurs, la syntaxe et les structures phrastiques sont rarement recensées ou enseignées dans les livres ?

 

A.P. —Ton rapport à la langue chercherait donc à ouvrir au plus large dans le poème l’éventail de tous les langages ?

 

J.S. —En effet, et cela s’est affirmé peu à peu, j’ai rêvé de plus en plus de poèmes qui ne désirent pas consolider ces hiérarchies et qui brassent en eux, autant qu’ils en sont capables, de façon tout bonnement vivante et non pas précisément engagée, ni combattante (ça serait faire bien vite preuve d’une autre intolérance) toute la matière de ma langue. Des poèmes aussi qui ont fini par ressentir qu’ils ne sont que des poèmes : une activité de boulange du langage (ou de plusieurs si on vit traversé par diverses langues), pour du plaisir, ou pour penser-rêver, pour questionner, pour faire ces gestes de mots qui s’ajoutent tout simplement à nos autres gestes de tous les jours pour dessiner un peu notre singularité : sans doute vont-ils disparaître après notre mort, et même si d’autres s’en souviennent durant quelques années ou quelques siècles ça sera surtout pour affirmer un instant leur propre singularité à travers ce choix qu’ils auront fait d’apprendre par exemple par cœur, ou de le relire de temps en temps, tel ou tel poème.


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