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En Roumanie, une comédie grise

"Ce nouvel an qui n’est jamais arrivé", film de Bogdan Mureșanu


Dans l'attente du verdict de l'élection présidentielle où le candidat d'extrême droite est arrivé en tête du premier tour, voici une plongée dans la Roumanie de la fin des années 1980, étouffée par la paranoïa du régime Ceaușescu. Avec Ce nouvel an qui n’est jamais arrivé, Bogdan Mureșanu signe un premier long métrage à la sobriété assumée. À travers une mosaïque de destins, le film capte l’absurdité d’un pays où la grisaille du quotidien répond à la grisaille du pouvoir, et où la satire tragi-comique devient l’un des rares refuges de lucidité. Mureșanu reconstitue avec justesse l’atmosphère d’un monde à bout de souffle, où chaque détail témoigne d’une société malade, dans une attente fiévreuse de changement.


 Si le premier long métrage de Bogdan Mureșanu paraît modeste, c’est que Ce nouvel an qui n’est jamais arrivé se refuse aux charmes d’une esthétique voyante. Sa caméra ne cherche pas à se faire remarquer ; d’où le clin d’œil de la remarque du réalisateur télé, reprochant à son cadreur d’avoir fait ce qu’il considère des fioritures : des mouvements d’appareil, lors du tournage de la séquence qu’ils doivent reprendre en catastrophe. Caméra grise pour un monde gris, d’un pays sans autre horizon que celui d’un pouvoir qui ne vise qu’à son prolongement indéfini, jusqu’à l’absurde. La modestie du film s’accorde à son propos réaliste, sa grisaille d’allure documentaire est celle d’un réalisme qui ne lâcherait pas sa proie. L’ambition de Mureșanu est de donner à ressentir le climat pesant d’une fin de régime qui s’étire au-delà du tolérable, de faire respirer le brouillard mental qui paralyse la Roumanie des années quatre-vingt.


Pour y parvenir, le cinéaste choisit un ton de comédie grise, si l’on peut user de ce presque oxymore, ton déjà employé par d’autres réalisateurs roumains pour évoquer cette période éprouvante de leur histoire. Mureșanu se réfère en particulier à un film exemplaire tourné il y a une vingtaine d’années par son contemporain Corneliu Porumboiu, qui a commencé bien plus tôt que lui — à cinquante ans, Mureșanu n’avait réalisé jusqu’à présent que quelques courts métrages. Ce film, on le connaît par son titre français, 12h 08 à l’est de Bucarest, mais il faut avoir présent à l’esprit son titre original pour comprendre l’hommage. Le film de Porumboiu se nomme A fost sau n-a fost ? c’est-à-dire Cela a-t-il eu lieu ou pas ? quand celui de Mureșanu s’appelle Anul Nou care n-a fost, ce que correspond assez à sa traduction française. Si la formule négative n-a fost rapproche les deux œuvres, c’est qu’il est question dans les deux cas d’un déficit d’être. Ce qui n’accède pas à l’être, pour un Roumain des années quatre-vingt, c’est le plein sentiment de vivre. Ceux qui ont survécu derrière le Rideau de fer savent de quoi il est question ; certes le totalitarisme s’éprouvait différemment à Varsovie, Prague, Budapest ou Bucarest, mais un même malaise insidieux avait fini par s’instiller dans les consciences, au risque de les pervertir.


"Ce nouvel an qui n’est jamais arrivé", film de Bogdan Mureșanu


Le cauchemar roumain présente des particularités liées à la folie du système établi par Ceaușescu et sa clique où, dans un ensemble paranoïaque de surveillance généralisée, chacun était sommé de devenir à la fois son bourreau et sa victime ; cette dissociation censée réduire l’individu à un état d’esclave définitif avait beau relever d’un monde dystopique, son système monstrueux n’en grignotait pas moins l’individu de l’intérieur, tel un cancer mental. Le résultat était une impression d’absurdité généralisée, que la moindre parcelle de conscience subsistante pimentait de tragi-comique — d’où l’importance des histoires drôles qui circulaient en contrebande ; recommandons à ce titre le livre de Mihai Stănescu Rire en Roumanie, qui reflète de façon savoureuse les dernières années de la dictature communiste agonisante. Par la légère distance glissée au creux de leur mise en scène, les films de la Nouvelle vague roumaine pratiquent depuis longtemps cette comédie grise, qui en fait des témoins aussi revigorants qu’indispensables à la survie de l’esprit.


Si tel est le sens principal du n’a-pas-eu-lieu, il en est d’autres plus immédiats dans le film de Mureșanu ; le plus littéral exprime le suc de l’intrigue rattachée à la télévision roumaine de l’époque : c’est bien l’émission du nouvel an qui n’aura pas lieu, pour cause de révolution. Nous le savons, mais pas les protagonistes, qui doivent à tout prix retourner les plans rapprochés de la comédienne présentant des vœux rituels au dictateur : elle a commis depuis l’affront de critiquer le régime en parlant à la radio libre. Efforts absurdes mais exigés par l’administration, d’effacer l’outrecuidante : gommer à l’image les présences devenues non grata, vieille habitude stalinienne. Avoir situé une part de l’action à la télévision roumaine rend hommage au film de Porumboiu, d’évidence. Mureșanu dispose dans ce cadre éminemment politique — le pouvoir passe par sa représentation qu’il prétend contrôler — des éléments qui l’enrichissent de métaphores : lorsqu’on l’exhume pour le retournage, le décor de toile peinte qui servit à la première prise de la scène grotesque des vœux se trouve avoir été découpé en son centre par une main anonyme, ce qui préfigure les drapeaux roumains que la révolution trouera de même, pour effacer la référence au parti unique ; on verra ces drapeaux béants dans les plans d’archives qui mènent le film à son terme insurrectionnel.

"Ce nouvel an qui n’est jamais arrivé", film de Bogdan Mureșanu


La piste télévisuelle sert aussi à rapprocher deux mondes, ceux du cinéma et du théâtre, ce qui n’est pas anodin. Mureșanu use d’une théâtralité rentrée pour faire état des rapports sociaux, ce qui révèle la dimension de comédie de son film. Pour rester dans le récit de l’émission à refaire, on rappellera qu’une actrice de théâtre à la vague ressemblance est convoquée pour remplacer l’animatrice félone dans les plans rapprochés. Afin de tenter d’échapper à cette corvée humiliante, qui place dans sa bouche des mots qu’elle vomit, elle a une idée saugrenue : demander à son voisin de palier qui bat régulièrement sa femme, dès qu’il est ivre, de lui pocher un œil pour la rendre infilmable ; on mesure la stupéfaction de l’homme dans ce sketch tragi-comique. Les slogans qu’elle doit prononcer mot à mot, à la virgule près, feront vivre à la comédienne récalcitrante une autre mésaventure : expliquant au chauffeur de taxi ce qu’elle sera obligée de dire à l’antenne, celui-ci refuse de la conduire plus loin et elle doit poursuivre à pied. Malgré l’angine qu’elle attrape plus tard, elle sera contrainte, telle une marionnette, de prononcer bien malgré elle les vœux abjects devant la caméra.


Autre situation où se manifeste une forme de théâtralité tragi-comique, celle de la famille à Noël. Le père demande à son enfant ce qu’il a écrit dans la lettre au Père Noël qu’il vient de poster sans le consulter. Il tombe des nues lorsqu’il apprend que son fils a rapporté consciencieusement son souhait de voir Nico mourir. Nico, c’est Nicolas, le dictateur. Il va tout faire pour récupérer ce courrier compromettant, dans une société où la police politique contrôle tout. Dans un autre contexte, la scène évoque celle de Martin et Léa d’Alain Cavalier, où l’homme brûle le contenu entier d’une boîte aux lettres pour neutraliser un courrier. Cette situation forte, Mureșanu l’avait déjà mise en scène en 2018 dans son court métrage Cadeau de Noël (Cadoul de Craciun) qu’il développe donc dans son long métrage. Ce nouvel an qui n’est jamais arrivé est d’ailleurs un tressage de récits divers, où l’on se perd un peu parmi les personnages, façon volontaire d’étendre la description à l’ensemble de la société. Il y a l’ancienne communiste, chassée de sa villa vénérable par les destructions imposées par le pouvoir ; elle refuse de vivre dans l’appartement exigu que lui a trouvé son fils et tente de se suicider au gaz dans sa maison vide, sauf que le gaz est coupé… Il y a l’étudiant paumé qui ne songe qu’à fuir la Roumanie, et qui se fera cueillir à la frontière par des soldats sans pitié ; brutalisé, enfermé, il sera obligé, par un gradé aussi vulgaire que brutal, d’écrire une confession avilissante. Baignées dans la rumeur obsédante de l’insurrection de Timișoara, ces bribes tragi-comiques finiront par se réunir en un final soudé par le Boléro de Ravel, tandis que se prépare ce qui sera le meeting de trop, celui qui va déraper, échappant aux autorités et menant à la révolution ; un pétard confisqué à un enfant, lors d’une scène précédente, fera basculer le faux meeting en vraie manifestation incontrôlable.



Ce qui tient le film est l’authenticité de sa reconstitution. Souvent au plus près de ses personnages, Mureșanu évite les plans larges qui sont souvent l’écueil des sujets historiques. Le cinéaste fait confiance aux détails pour ancrer le film dans son époque. Ainsi des téléphones dérisoires qu’on trouvait alors — l’auteur de ces lignes peut l’attester — dans les appartements bucarestois modernes, ces machins en plastique coloré qui émettaient parfois de drôles de bruits, signe que la conversation devait être sur écoute. Les rues sont sillonnées des tristes Renault 12 locales, comme à l’époque. La laideur des objets quotidiens est omniprésente, signe d’un monde déprécié, où tout pèse. Un pays c’est d’abord sa langue, et le film donne à entendre diverses façons de mal parler roumain, la pire étant la voix si reconnaissable du dictateur vieilli, voix tour à tour vulgaire et usée, aussi mécanique qu’éraillée. La langue roumaine peut être si belle, c’est un crime des oppresseurs de l’avoir salie.


En montrant un pays qui a perdu son âme, Mureșanu permet de mieux comprendre les dérives présentes de ce monde sans horizon. Le pays d’Eminescu, Enesco et Lipatti n’est plus que celui de démagogues cyniques qui exploitent l’aveuglement des foules pour rouvrir les fosses communes du passé. Empruntant la voie de la satire, le film suggère qu’on ne se remet pas aisément de tant de lâchetés, tant d’ignominies accumulées au cours de tant d’années. Oui, ce pays est malade ; la convalescence, si guérison il y a, sera longue, très longue. La comédie grise est une façon spirituelle d’exorciser les vieux démons, de tenter de mettre un peu de lucidité dans une confusion aussi générale que mortifère.

 

Philippe Roger


  • Ce nouvel an qui n’est jamais arrivé, film de Bogdan Mureșanu, est actuellement en salles.


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