"Le Facteur de Nagasaki", version nô
- Jean-Marc Adolphe
- 7 oct.
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 9 oct.

Photo Reiwa Bunkagura Foundation
L'histoire de Sumiteru Taniguchi, survivant de la bombe atomique devenu militant de la paix, a été immortalisée par un livre de Peter Townsend, dont la fille, Isabelle Townsend, ravive la mémoire dans un documentaire réalisé par Mika Kawase. Du film à la scène : Le Facteur de Nagasaki devient aujourd'hui un spectacle de nô, présenté à la Maison de la culture du Japon à Paris. Pourquoi et comment ? Entretien avec l'un de ses principaux instigateurs, le musicien Shonosuke Okura.
80 ans après la bombe atomique, "se souvenir de Nagasaki". Devoir de mémoire qui reste d'une brûlante actualité, auquel la Maison de la culture du Japon à Paris se rallie du 7 au 11 octobre (voir ICI). L'histoire de Sumiteru Taniguchi, emblématique hibakusha (survivant de la bombe) et cofondateur de "Nihon Hidankyo", la Confédération japonaise des survivants des bombardements atomiques, immortalisée par le récit qu'en fit l'écrivain Peter Townsend, en est le fil conducteur.
Ce mardi 7 octobre, Mika Kawase et Isabelle Townsend présentent un documentaire qui ravive la mémoire du Facteur de Nagasaki (voir ICI). Le film a, à son tour, inspiré la création d'un spectacle de nô contemporain, que la Maison de la culture du Japon à Paris présente du 9 au 11 octobre. Sur la genèse de ce projet et le message de paix et d'harmonie qu'il vise à diffuser, nous avons questionné l'un des principaux instigateurs du spectacle, Shonosuke Okura, issu d'une lignée de musiciens de tsuzumi (tambour de nô) qui se perpétue depuis 650 ans. « Le mugen-nô ("nô du monde rêvé") met en scène des esprits revenant dans le monde des vivants, souvent par l’intermédiaire d’un rêve », nous dit-il.

- Le facteur de Nagasaki, documentaire de Mika Kawase et Isabelle Townsend, projection-rencontre le 7 octobre à 19 h (6 €, tarif réduit 3 €),
- Le Facteur de Nagasaki, spectacle de nô contemporain, les 9 et 10 octobre à 20 h, le 11 octobre à 15 h (20 €, tarif réduit 18 h).
Maison de la culture du Japon à Paris, 101 bis quai Jacques Chirac, 75015 Paris.

"Un nô du monde rêvé". Entretien avec Shonosuke Okura
Shônosuke Okura est le fils aîné de Chôjurô Okura, 15ᵉ grand maître de l’école Okura, une lignée de musiciens de tsuzumi (tambour de nô) qui se perpétue depuis 650 ans. Durant son enfance, il est formé au kotsuzumi (tambour d'épaule) par son père et son grand-père, Chôemon Okura. Il monte pour la première fois sur scène à l’âge de neuf ans et se tourne vers l'ôtsuzumi (tambour de hanche) à dix-sept ans. Depuis, il poursuit son activité sur les scènes de nô. Il est également le premier « soliste d’ôtsuzumi » et se distingue par son attachement à la pratique exigeante du jeu à mains nues, pratique rare pour cet instrument. Artiste et producteur, il contribue à la diffusion de la culture japonaise à travers cet instrument ancestral, notamment par des représentations de nô qu’il organise lui-même et par des performances avec des artistes de disciplines différentes : il se produit également en trio avec Ivry Gitlis et Martha Argerich en 2009 au Festival de Lugano. Il est détenteur d'un Bien culturel immatériel important. Photo Reiwa Bunkagura Foundation
Jean-Marc Adolphe - Présenté comme spectacle de nô contemporain, Le Facteur de Nagasaki va être présenté à la Maison de la culture du Japon à Paris. Dans votre « adaptation » du livre de Peter Townsend avec Sumiteru Taniguchi, qu’est-ce qui est rattaché à la tradition du Nô, et comment définiriez-vous la dimension « contemporaine » que vous apportez ?
Shonosuke Okura - En réalité, ce n’est pas le livre qui m’a inspiré, mais le film documentaire de Mika Kawase et d’Isabelle Townsend. J’avais rencontré la réalisatrice Mika Kawase avec son film Murasaki ; nous partagions la même conscience de l’importance de la transmission des traditions culturelles, ce qui a approfondi notre amitié. Concernant le film Le Facteur de Nagasaki, j’ai soutenu à ma manière le projet dès la première projection japonaise en jouant le ôtsuzumi (mon instrument de nô qui est le tambour de hanche). Et en continuant à participer régulièrement aux projections par mes interventions musicales, j’ai eu de nombreuses occasions de revoir le film, et c’est ainsi que l’idée d’une création nô s’est imposée naturellement à moi.
Le mot « d’adaptation » est-il celui qui qui convient ? L’histoire de Sumiteru Taniguchi, et avec lui, celle des hibakusha, les survivants de la bombe atomique, est aujourd’hui très connue au Japon, mais qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans le film de Mika Kawase et d’Isabelle Townsend, et quels sont les éléments que vous avez choisi de privilégier pour le spectacle ?
Shonosuke Okura - À travers le film, j’ai ressenti que Sumiteru et Peter avaient dépassé leurs existences et sont en quelque sorte devenus une âme universelle qui souhaite transmettre aux générations futures un ardent désir de paix. J’ai souhaité souligner une volonté qui refuse de céder jusqu’au bout.
Pourquoi le jeu masqué, caractéristique du Nô, et la stylisation de la « mise en scène », vous ont-ils semblé propices pour pouvoir transmettre l’histoire de Sumiteru Taniguchi et de Peter Townsend ?
Shonosuke Okura - Les modes d’expression du nô sont variés. Parmi eux, il existe le mugen-nô (« nô du monde rêvé »), qui met en scène des esprits revenant dans le monde des vivants, souvent par l’intermédiaire d’un rêve. L’existence de ces deux hommes, qui ont quitté ce monde tout en conservant une volonté inébranlable, trouve à travers cette adaptation dans le mugen-nô une valeur universelle démultipliée. Je pense que cela permet de diffuser plus largement leur héritage spirituel.
En quoi la musique est-elle bien plus qu’un simple « accompagnement » ?
Shonosuke Okura - L’expression du nô illustre fondamentalement l’harmonie entre le ciel, la terre et l’homme. Elle nous rappelle que nous sommes enveloppés par la nature. Ce n’est pas l’homme qui crée de lui-même les représentations de nô : elle lui est donnée par l’environnement naturel – les saisons, le climat, la terre, les matériaux – et cela inclut aussi le souffle des personnes liées au lieu. C’est pourquoi le son du nô est appelé shirabe, qui signifie l’accord, l’harmonie avec le tout.
La musique du nô est conçue pour que l’intervention de la pensée humaine soit réduite au minimum. Par exemple, le chœur ne fait pas d’exercices vocaux avant la représentation ; de même, les musiciens ne produisent pas de son en coulisses ou dans les loges, attendant l’oshirabe, l’accord fait juste avant d’entrer en scène.À mon sens, la philosophie de base du nô rejoint l’article premier de la Constitution promulguée par le prince Shôtoku (574-622) : « L’harmonie doit être préservée et considérée comme suprême. » Le nô est un rituel fondé sur cet esprit.

Répétions du spectacle au Japon. Photos Reiwa Bunkagura Foundation
Comment s’est déroulé le processus de création et les répétitions ?
Shonosuke Okura - Ce nô, Le Facteur de Nagasaki, est une création, mais son style suit rigoureusement les codes classiques. J’ai rédigé en décembre 2024 le livret en langue classique, ce qui fut traduit dans la musicalité du chœur et des acteurs, et ensuite la musique instrumentale s’y est ajoutée. Comme pour les autres pièces du répertoire, chacun a étudié cette musique individuellement avant de se retrouver pour les répétitions quelques jours avant la première ( le 8 août 2025 à Fukuoka). Les mouvements étant construits selon la tradition du nô, nous avons pu, tout en intégrant les propositions des interprètes, parvenir assez rapidement à une mise en place collective.
Dès que j’ai terminé ce livret, je l’ai immédiatement montré au maître de masques Kôkun Ôtsuki. Lorsqu’il a achevé la création des masques, cela a constitué une pierre angulaire de ce projet, et a fortement enthousiasmé les acteurs et les musiciens. Avec le recul, je pense que l’achèvement des masques a été un tournant dans le processus de création.
C’est la première fois dans le théâtre nô qu’un masque représente un personnage occidental. Mais peut-être considérez-vous qu’en ayant écrit ce livre avec Sumiteru Taniguchi, Peter Townsend est devenu un peu japonais ?
Shonosuke Okura - Le Japon est une île, mais il a une histoire d’accueil et d’intégration de cultures diverses. C’était à l’origine un pays ouvert, sans préjugés. Dans le nô lui-même, on retrouve des fragments de cultures venues par la Route de la soie. C’est pourquoi je n’ai ressenti absolument aucune étrangeté à voir créer un masque de nô représentant un Occidental comme Peter Townsend.
Les bombardements de Hiroshima et de Nagasaki ont eu lieu il y a 80 ans. Sumiteru Taiguchi s’est battu pour qu’au-delà du fait historique -qu’on apprend dans les écoles-, la mémoire de celles et ceux qui ont vécu ces bombardements dans leur chair ne soit pas oubliée. En créant aujourd’hui ce spectacle, diriez-vous qu’au-delà de son caractère esthétique, vous avez souhaité transmettre cette mémoire ?
Shonosuke Okura - Oui, absolument. À l’occasion du 80ᵉ anniversaire de la fin de la guerre, il est temps d’opérer un véritable basculement vers un avenir sans conflits. Je garde cette conviction avec force, j’agis en ce sens sans jamais céder au découragement. C’est la mission même de ce nô, Le Facteur de Nagasaki.
(Cet entretien a été réalisé par mail. Remerciements à Aya Soejima pour la traduction des questions et des réponses).
NOTES
(1). "Murasaki : Un homme fasciné par la couleur" est un documentaire réalisé en 2011 par Mika Kawase. Ce film plonge dans l'univers du maître teinturier Sachio Yoshioka et de son atelier à Fushimi, Kyoto, où l'on perpétue les techniques traditionnelles de teinture avec des matières végétales et de l'eau pure de Kyoto, pour obtenir des couleurs historiques comme le violet "murasaki". Le documentaire suit le quotidien minutieux et méditatif des artisans de l’atelier Yoshioka, révélant le savoir-faire ancestral et la dimension artistique de la teinture japonaise.
Les humanités, ce n'est pas pareil. Nous avons fait le choix d'un site entièrement gratuit, sans publicité, qui ne dépend que de l'engagement de nos lecteurs. Dons (défiscalisables) ou abonnements ICI
Et pour recevoir notre infolettre : https://www.leshumanites-media.com/info-lettre
Commentaires