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Le fiasco du blitzkrieg. Comment l’armée russe a échoué à prendre Kiev

Dernière mise à jour : 27 août 2022


Le village de Moschun, moins de 1.500 habitants, a-t-il été décisif dans l’échec de l’armée russe à réussir le « blitzkrieg » imaginé par Poutine pour s’emparer de la capitale ukrainienne en trois jours? Ou bien la féroce bataille autour de l’aéroport d’Hostomel ? L’inondation des berges de la rivière Irpine qui a enlisé les chars russes ? Les combats sur la colline qui domine Tchernihiv, où se sont sacrifiés la plupart des soldats ukrainiens engagés ? C’est un peut tout cela, et même davantage. Une résistance acharnée des forces ukrainiennes, où le commandement a dû souvent prendre l’initiative sans avoir de contact avec la hiérarchie militaire, improviser des options stratégiques. Une formidable enquête du Washington Post revient sur les jours et les heures qui ont suivi l’invasion russe en Ukraine, quand pas grand monde ne pariait sur les chances de l’armée ukrainienne à faire face au "rouleau compresseur" russe.



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Prendre la relève. Encore le Washington Post. Encore une enquête qui fera date, pour l’Histoire. Le 20 août, les humanités ont traduit et publié le premier volet d’un projet d’investigation au long cours : « Guerre en Ukraine, le scénario de l’impensable » (Lire ICI). Faute de temps et de moyens, nous n’avons pu traduire un second volet, consacré aux défaillances des services de renseignement russes. Cet article peut être lu en anglais, sur le site du Washington Post. Et aujourd’hui, donc : ce passionnant récit militaire, et pas seulement. Je ne saurais dissimuler un étonnement majeur : comment se fait-il qu’aucun titre de presse française ne se soit véritablement intéressé à ces enquêtes ? Quand même, The Washington Post, qui a joué un rôle décisif dans la fin de la guerre au Vietnam, qui a révélé le Watergate ! Avec moins de 0,1% des moyens des « grands médias », les humanités, qui restent un média naissant (et alter-actif) prennent la relève. Non sans quelque fierté de nous un amarrer au meilleur journalisme qui soit, un journalisme exigeant, d’exception. Jean-Marc Adolphe


I. Aux premières heures de l’invasion


Une grêle d'éclats d'obus provenant de drones kamikazes a traversé la tente où dormaient des gardes-frontières ukrainiens en repos, près d'un point de passage avec la Biélorussie, à trois heures au nord de la capitale ukrainienne.

Viktor Derevyanko s'est réveillé avec une douleur cuisante, son corps brûlant. Du sang a coulé de sa main alors qu'il essayait de s'essuyer le visage. Un morceau de métal avait traversé son bras et son estomac et s'était logé dans le muscle autour de son cœur.

« Je n'arrivais pas à me repérer », raconte Derevyanko, le chef adjoint de l'unité. « Ce n'est qu'à la troisième explosion que j'ai réussi à tomber du lit et à essayer de trouver au moins un endroit où me cacher, car les explosions ne s'arrêtaient pas. »

Il était environ 4 h 15 du matin, le 24 février.

Quelques heures plus tôt, Derevyanko et les autres gardes ukrainiens avaient plaisanté avec dédain sur le fait que le président Biden avait une nouvelle fois mis en garde contre une invasion russe. Ils étaient désormais la première cible de cette invasion.


En quelques minutes, les missiles russes ont commencé à s'envoler de leurs lanceurs. Ils ont pilonné les défenses aériennes, les batteries de radars, les dépôts de munitions, les aérodromes et les bases ukrainiennes, remplissant le petit matin des bruits de la guerre.

Presque au même moment, le ministre ukrainien de l'Intérieur, Denis Monastyrsky a été réveillé par la sonnerie de son téléphone portable. Ces derniers jours, il avait ressenti une bouffée de soulagement chaque fois qu'il ouvrait les yeux à l’aube, réalisant que l'arrivée d'un nouveau jour signifiait que la Russie n'avait pas envahi le pays. Cette fois-ci, il faisait encore nuit. Le chef des gardes-frontières ukrainiens était en ligne et lui a dit que ses unités affrontaient les Russes dans trois régions du nord-est du pays.

Ce n'était pas l'invasion limitée, isolée à l'est du pays, à laquelle s'attendaient de nombreux hauts responsables ukrainiens.


Monastyrsky a raccroché et a appelé le président Volodymyr Zelensky.

« Ça a commencé », a dit Monastyrsky au dirigeant ukrainien.

« Qu'est-ce que c'est exactement ? », demande Zelensky.

« À en juger par le fait que des attaques sont en cours à différents endroits en même temps, cela ressemble à une invasion à grande échelle se dirigeant vers Kiev », a répondu le ministre de l’Intérieur.

« Dans les premières minutes, ils ont porté des coups terribles à notre défense aérienne, des coups terribles à nos troupes en général. ... Il y avait des cratères de 20 mètres, comme personne n'en a jamais vu de sa vie », se souvient-il aujourd’hui. La question que tout le monde s'est posée à ce moment-là, selon Denis Monastyrsky, était la suivante : « Jusqu'où l'ennemi peut-il aller avec cet énorme coup de massue ? »


Si les Russes parvenaient à s'emparer du siège du pouvoir en Ukraine, ou du moins à faire fuir le gouvernement dans la panique, la défense du pays s'effilocherait rapidement. Moscou pourrait installer un gouvernement fantoche. C'était le plan du Kremlin.

Au lieu de cela, ce qui s'est passé à Kiev et dans ses environs au cours des 36 jours qui ont suivi a représenté la plus grande bévue à l’étranger des 22 ans de règne du président russe Vladimir Poutine. L'assaut lancé contre Kiev a instantanément réorganisé l'architecture de sécurité de l'Europe contre Moscou et isolé sa nation à un degré jamais atteint depuis la guerre froide. À la surprise du monde entier, l'offensive contre la capitale ukrainienne s'est soldée par un repli humiliant, qui a mis en évidence les profonds problèmes systémiques d'une armée russe qu'il avait dépensé des milliards pour reconstruire et moderniser.


Malgré les failles qui allaient apparaître dans les plans de guerre de la Russie, l'issue de la bataille de Kiev était cependant loin d'être prédéterminée. Les forces ukrainiennes manquaient d'armes, de munitions et d'équipements de communication. Mais elles avaient pour elle une profonde volonté de se battre - une volonté qui allait s’étendre au-delà des soldats ukrainiens, aux civils ordinaires et, surtout, au président lui-même.


Les forces de défense ukrainiennes allaient également profiter du terrain autour de la capitale - forêts denses, routes étroites, rivières sinueuses - qui a favorisé leurs tactiques de guérilla, ainsi que de la fin de l’hiver qui dégèle le terrain et embourbe les véhicules russes. En particulier, la rivière Irpine, qui marque la ligne de défense à l'ouest de Kiev, allait aider à protéger la capitale lorsque les forces ukrainiennes ont décidé de libérer l'eau des barrages pour inonder ses berges.

Ceux qui se sont battus pour sauver Kiev ont aussi grandement bénéficié des erreurs de calcul du Kremlin, qui a mis en place un plan d'invasion de Kiev fondé sur de mauvaises hypothèses quant à la résistance de l'armée ukrainienne, la durabilité du gouvernement Zelensky et la détermination du peuple ukrainien à résister. Au final, les Russes ne prendront aucun territoire à l'intérieur des limites urbaines de Kiev, restant bloqués pendant des semaines à la périphérie de la capitale avant de se retirer.

Dans une allocution télévisée le 24 février, le président russe Vladimir Poutine annonce l'"opération spéciale" en Ukraine.


Lorsque la guerre a commencé, Poutine se trouvait à quelque 750 kilomètres de là, à Moscou. Assis à un bureau en bois, en costume noir et cravate marron, il est apparu à la télévision pour annoncer ce qu'il a appelé une « opération spéciale » visant à « démilitariser et dénazifier » l'Ukraine. Moscou n'a « plus aucune autre possibilité de protéger la Russie que celle que nous sommes obligés d'utiliser aujourd'hui », a déclaré Poutine.

À la fin de son discours, des explosions ont résonné à Kiev. La première dame d'Ukraine, Olena Zelenska, confie qu'elle s'est retournée dans son lit et n’a trouvé qu’un espace vide, là où avait dormi son mari. Elle s'est levée et l’a trouvé en train d’enfiler un costume gris anthracite et une chemise blanche. Pas de cravate.

« Que se passe-t-il ? », a-t-elle demandé.

« Ça a commencé », a répondu Zelensky. Il a regardé les visages de ses enfants, âgés de 17 et 9 ans, avant de partir pour son bureau. Zelensky a dit qu'il ne pouvait s'empêcher de penser que les missiles russes volaient « au-dessus de mes enfants, au-dessus de tous nos enfants » - qu'un nombre impensable d'ukrainiens étaient sur le point de mourir.


Le choix que Moscou a fait, après des mois de diplomatie de façade, de jeu de vicitimisation et de mensonges sur la scène internationale, est indigne, a estimé M. Zelensky. Il était certain que les Ukrainiens partageraient sa fureur, qu'ils allaient se battre.

Zelensky a convoqué une réunion de ses principaux conseillers. Ils ont décidé qu'une partie du cabinet - notamment les responsables de la police et de la défense - resterait à Kiev, tandis que d'autres s'installeraient dans l'ouest de l'Ukraine. Les fonctionnaires ont regardé, les yeux écarquillés, les caméras de surveillance des frontières filmer des centaines de chars et autres véhicules blindés russes entrant en Ukraine en colonnes rappelant une avancée de la Seconde Guerre mondiale. Depuis la Biélorussie au nord. Depuis la Russie à l'est. Et depuis la Crimée au sud.

« Toute la carte était rouge et nécessitait une attention particulière », déclare Denis Monastyrsky.

Les Russes ont pénétré dans la zone dangereuse entourant la centrale de Tchernobyl, où le chef du secteur des gardes-frontières ukrainiens, Vitaliy Yavorskiy, trouvera plus tard la preuve qu'ils avaient creusé des tranchées dans un sol radioactif et mangé des cerfs contaminés qu’ils avaient abattus dans les bois voisins.


L'objectif des envahisseurs était de pénétrer dans Kiev, la métropole séculaire coiffée de dômes dorés au-dessus du fleuve Dniepr, et de s'en emparer. Déclarée "Mère des villes russes" par Oleg de Novgorod lorsqu'il s'en est emparée au Moyen Âge, la ville partage avec la Russie un passé instrumentalisé par Poutine pour saper la souveraineté ukrainienne. Poutine a décrit les Russes et les Ukrainiens comme un seul et même peuple séparé par une manigance soviétique et l'ingérence occidentale, élaborant un argumentaire en faveur de la guerre pour réécrire l'histoire.


Au petit matin, à Kiev, Zelensky a commencé à téléphoner au président Joe Biden, au premier ministre britannique Boris Johnson et à d'autres dirigeants pour leur demander de l'aide. Il s'est assis à un bureau et, en quelques heures, a enregistré lui-même une vidéo à l'intention du peuple ukrainien - dont des millions de personnes qui avaient considéré comme impossible l'attaque de Kiev, se réveillaient au son des explosions et, sous le choc, s'entassaient dans leurs voitures.

« Aujourd'hui, je demande à chacun d'entre vous de rester calme. Si c'est possible, restez chez vous », a lancé Zelensky. « Nous sommes en train de travailler. L'armée travaille. L'ensemble du secteur de la sécurité et de la défense de l'Ukraine travaille. » Il a promis de réapparaître plus tard dans la journée et de rester en contact régulier, assurant les Ukrainiens qu'ils resteraient forts. « Nous sommes prêts à tout. Nous vaincrons n'importe qui », a-t-il déclaré. « Gloire à l'Ukraine ! »


À l'intérieur du complexe gouvernemental, dans le centre de Kiev, le chef de l'administration de Zelensky, Andriy Yermak, a baissé les yeux sur son téléphone portable qui sonnait. C'était le Kremlin.

L'ancien avocat spécialisé dans le show-business, qui était toujours aux côtés de Zelensky, n'a d'abord pas pu se résoudre à décrocher. Le téléphone a sonné une fois, puis une autre. Il a décroché. Il a entendu la voix graveleuse de Dmitry Kozak, le chef de cabinet adjoint du Kremlin, né en Ukraine mais entré depuis longtemps dans le cercle intime de Poutine. Kozak a dit qu'il était temps pour les Ukrainiens de se rendre.

Yermak a insulté Kozak et a raccroché.

Un membre de l'armée russe ouvre la trappe d'un véhicule blindé de transport de troupes lors d'exercices dans la région de Rostov,

dans le sud de la Russie, le 26 janvier. Photo Sergey Pivovarov/Reuters


II. Autour de Kiev, deux anneaux de défense


Pensif et réservé, le général Oleksandr Syrsky est le genre d'officier militaire chevronné qui prévoit toutes les éventualités, même les scénarios qu'il juge hautement improbables.

L'idée que Kiev - où la guerre urbaine perturberait même les militaires les plus sophistiqués - puisse être la première cible de Poutine défiait l'imagination de la plupart de l'élite ukrainienne, même au sein des forces armées.

« Penser que les dirigeants de la Russie déclencheraient une agression aussi culottée et à aussi grande échelle, honnêtement, je ne pouvais même pas l'imaginer », se souvient Syrsky, qui avait combattu la Russie et ses mandataires séparatistes dans l'est de l'Ukraine et avait été désigné pour diriger la défense de Kiev juste avant l'invasion. « Il me semblait que si des hostilités actives devaient commencer, elles commenceraient très probablement à l'est, autour ou à l'intérieur des frontières des régions de Donetsk et de Louhansk. Mais nous sommes des militaires. Par conséquent, indépendamment de ce que je croyais ou ne croyais pas, de la façon dont tout cela se présentait, j'ai mis en œuvre les réactions requises. »

Compte tenu du déploiement des forces de Poutine le long des frontières de l'Ukraine, Syrsky avait déterminé que si les Russes attaquaient Kiev, leurs colonnes avanceraient le long de deux ou trois autoroutes principales sur ce qu'ils croyaient être une route rapide facilitant l’attaque du siège du gouvernement à Kiev. Le plan de bataille du Kremlin supposait que la ville ne serait défendue que par de faibles forces ukrainiennes, désorientées par le chaos politique provoqué par la fuite de Zelensky et de ses ministres.

Pour protéger la ville, Syrsky avait organisé deux anneaux de défense, un dans la banlieue extérieure et un à l'intérieur de la capitale. Il voulait que l'anneau extérieur soit aussi éloigné que possible de l'anneau intérieur pour protéger le centre-ville des bombardements et empêcher les Russes de combattre aux abords de Kiev.

Syrsky a divisé la ville et la région environnante en secteurs et a chargé des généraux des centres d'enseignement militaire de diriger chaque secteur, créant ainsi une chaîne de commandement claire à laquelle toutes les unités militaires ukrainiennes et les services de sécurité répondraient. Les décisions tactiques seraient prises immédiatement par les officiers sur le terrain sans avoir à consulter le quartier général.


Environ une semaine avant l'invasion, les militaires ukrainiens avaient déplacé tous les postes de commandement sur le terrain, vers les axes probables d'une avancée russe. Syrsky avait également donné l'ordre de déplacer les moyens aériens de l'armée, y compris les hélicoptères et les avions à réaction, hors des bases principales, les plaçant ainsi loin des cibles évidentes des frappes aériennes.

En ce qui concerne la puissance des chars, cependant, une seule brigade mécanisée, la 72ème, était disponible pour défendre la capitale - clairement insuffisante pour une si grande ville. Pour y remédier, Oleksandr Syrsky a ordonné à tous les centres de formation militaire de créer des bataillons spéciaux de fortune et a fait transporter dans la région de la capitale les systèmes d'artillerie normalement utilisés pour la formation.

Certains de ces systèmes provenaient du centre d'entraînement de Divychki, au sud-est de Kiev, où l'Ukraine avait remis en service, quelques années plus tôt, des chars lourds de l'ère soviétique, connus sous le nom de « 2s7 pion », pesant chacun 46 tonnes et portant des obusiers de 203 mm, et qui peuvent tirer des obus de plus de 240 livres sur plus de 30 kilomètres.

Syrsky ordonna aux artilleurs de prendre des positions défensives à l'extérieur de la ville, au nord-est et au nord-ouest, zones susceptibles de faire face à un assaut russe.

Cette seule action s'est avérée cruciale, selon le maire de Kiev, l'ancien champion de boxe Vitali Klitschko, car la Russie a pris pour cible les bases où ces systèmes étaient normalement hébergés dès les premières heures de la guerre. « Les dirigeants du pays ont dit qu'il n'y aurait pas de guerre, mais les militaires le savaient », déclare-t-il.


Les Ukrainiens ont largement gardé secrets leurs préparatifs pour eux. Un haut responsable de la défense américaine confie que Washington en savait plus sur le plan d'invasion de la Russie que sur le plan de défense de l'Ukraine, ce qui a alimenté les doutes sur la manière dont Kiev allait s'en sortir.

Le ministre ukrainien de la Défense, Oleksii Reznikov, faisait partie des dirigeants qui ne croyaient pas à un assaut total. Les responsables européens lui avaient assuré qu'ils ne voyaient pas la même menace que les États-Unis et la Grande-Bretagne. Selon les évaluations des services de renseignement ukrainiens, la Russie ne disposait pas non plus de suffisamment de forces amassées de l'autre côté de la frontière pour capturer ou occuper une ville de la taille de Kiev.


Le 22 février, Oleksii Reznikov s'était entretenu au téléphone avec son homologue biélorusse, Viktor Khrenin, qui avait promis que les forces russes présentes sur le territoire biélorusse n'envahiraient pas - donnant sa parole d'officier, selon le ministre ukrainien de la Défense. « C'était un menteur », dit-il aujourd’hui. Deux jours plus tard, après que l'invasion ait commencé, les deux hommes se sont reparlés. Reznikov a entendu une voix nerveuse et mal à l'aise à l'autre bout de la ligne. Le ministre biélorusse a dit qu'il transmettait un message de son homologue russe, Sergueï Choigou : « Si l'Ukraine signe un acte de capitulation, l'invasion cessera ».

Reznikov déclare avoir répondu : « Je suis prêt à accepter la capitulation de la partie russe. »

Vitaly Rudenko à l'aéroport Antonov, où il commandait une unité de la garde nationale juste à l'extérieur de l'enceinte de l'aéroport.

Photo Serhiy Morgunov pour The Washington Post


III. La bataille d’Hostomel


Les hélicoptères russes ont survolé le Dniepr à basse altitude, leurs pales tranchant l'air humide de l'hiver dans le pli de la vallée du fleuve. Ils ont quitté la Biélorussie en direction du sud jusqu'à un endroit où le fleuve s'élargit en une étendue placide que les habitants appellent une mer, puis se sont dirigés vers la banlieue d'Hostomel, à 30 km au nord-ouest du quartier gouvernemental ukrainien.

Les hélicoptères d'attaque Ka-52 Alligator ont pris les devants, ouvrant le feu sur leur cible en contrebas - l'aéroport Antonov, une installation de fret et d'essai avec une piste importante. La tête de pont choisie par Poutine pour son assaut sur Kiev était l'aéroport que le directeur de la CIA William J. Burns, lors d'une visite à Kiev le 12 janvier, avait prévenu les Ukrainiens que la Russie tenterait de saisir.

Vitaly Rudenko, un commandant de la base de la garde nationale située juste à l'extérieur de l'aéroport, a levé les yeux au ciel, incrédule. « Jusqu'au dernier moment, je n'y ai pas cru. Peut-être que je ne voulais pas le croire », confie-t-il.

À Kiev, les dirigeants militaires de l'Ukraine sont descendus dans un abri fortifié. Les assistants en communication de la défense se sont précipités dans le couloir à la poursuite du lieutenant-général Yevhen Moisiuk, le numéro deux des forces armées ukrainiennes, pour lui demander quel message ils devaient transmettre aux Ukrainiens alors que les forces russes entraient dans leurs villes. Moisiuk s'est arrêté et s'est retourné : « Dites à tout le monde : "Tuez les occupants" ! »


Il y a eu des revers au début à Hostomel. Certaines des défenses aériennes que les Ukrainiens avaient installées autour de l'aéroport ont été touchées par des frappes avant que la Russie n'envoie ses troupes aéroportées. Selon Oleksandr Syrsky, un employé de l'aérodrome dont le fils avait été recruté par les services de renseignement russes avait révélé leurs positions.

Le personnel le plus apte au combat de la base avait été déployé quelques semaines plus tôt dans la région de Louhansk, dans l'est de l'Ukraine, avec son équipement, laissant l'aéroport et la base avec environ 300 soldats, y compris des recrues qui effectuaient leur service militaire obligatoire en Ukraine. Beaucoup n'avaient jamais vu de combat.


Les hélicoptères tournaient comme une volée de vautours au-dessus de l'aéroport, vrombissant dans un ciel couvert déjà noir de fumée due aux tirs de missiles.

« Ils ont ouvert le feu sur tout ce qui était à leur portée, sur tous les bâtiments, sur toutes les personnes qu'ils voyaient se déplacer, qu'elles soient militaires ou civiles - ils s'en fichaient. Ils tiraient simplement partout où ils détectaient un mouvement », déclare un commandant de section de la garde nationale dont l'indicatif radio était Malysh, ou Kid. Comme d'autres, il n'a pas révélé son nom pour des raisons de sécurité.


Alors que les premiers hélicoptères atteignent la piste d'atterrissage, Serhiy Falatyuk, un garde national de 25 ans, pose sur son épaule un système sol-air Igla datant de l'Union soviétique, regarde à travers le viseur et tire. Il manque son objectif. Falatyuk a rechargé son arme, a tourné son viseur vers un autre hélicoptère russe et a tiré à nouveau, selon Rudenko. Le missile a touché l'hélicoptère. Falatyuk a poussé un cri de joie.

Selon Malysh, cette petite victoire a électrisé les forces ukrainiennes et remonté le moral des troupes : « Il était réellement possible de les abattre, de le faire. Les hommes sont devenus plus combattifs. Peu importe qu'ils soient des conscrits, ils étaient des combattants. »


Plusieurs défenses aériennes ukrainiennes avaient été déplacées la veille de l'invasion, elles sont donc restées invisibles pour les Russes et ont mené une contre-attaque rapides, selon Oleksandr Syrsky. Les pilotes russes ont lutté sous le feu nourri des missiles sol-air et de l'artillerie anti-aérienne, notamment après qu'un tir direct ait abattu l'un de leurs chefs.

« Ils tiraient de tous les côtés. Lors de la première attaque, nous avons immédiatement perdu le chef de notre groupe », déclare le capitaine Ivan Boldyrev, l'un des pilotes de Ka-52, à la chaîne de télévision publique russe Zvezda. Boldyrev a dû effectuer un atterrissage d'urgence après que son hélicoptère ait été endommagé.


Des dizaines d'employés civils de l'aéroport ont couru vers l'abri anti-bombes situé sous la cafétéria. D'autres se sont cachés où ils pouvaient, y compris dans les égouts. « Les gens ... se regardaient les uns les autres, comprenaient ce qui se passait, mais ne comprenaient pas pourquoi », déclaré Vyacheslav Denysenko, l'un des employés de l’aéroport Antonov.

À l'extérieur, les forces russes sont sorties en masse d'hélicoptères de transport et se sont déployées dans une petite forêt adjacente et dans un complexe de bâtiments de l'aéroport.

Les soldats ukrainiens ont essuyé des tirs constants. Désarmés et en sous-nombre sur le terrain de l'aéroport, et face à des unités d'élite russes beaucoup plus expérimentées, les combattants de la garde nationale ont commencé à manquer de munitions. « J'ai donné l'ordre... de battre en retraite », indique le commandant Vitaly Rudenko. La suite a été chaotique. Rudenko a ordonné aux unités de défense aérienne et aux éclaireurs de partir en sautant une clôture. Des gardes suffisamment proches de véhicules ont sauté dedans et se sont enfuis. D'autres ont simplement couru. Certains des gardes ont été faits prisonniers par les Russes.


Après la retraite, cependant, les forces ukrainiennes ont ouvert le feu sur l'aéroport avec l'artillerie lourde qu'elles avaient déployée à l'extérieur du périmètre de l'aéroport, faisant sauter la piste pour empêcher de futurs atterrissages. De plus, tard le 24 février, deux bombardiers ukrainiens Su-24 ont survolé l'aéroport et bombardé la piste, causant encore davantage de dommages.

Les Russes avaient toutefois conquis leur tête de pont.


L'équivalent ukrainien du président des chefs d'état-major interarmées, le général Valery Zaluzhny, a appelé le colonel Oleksandr Vdovychenko, commandant de la 72ème brigade mécanisée, la seule unité de ce type dans la région de Kiev et la principale force de défense de la capitale.

« Nous devons reprendre Hostomel », lui a-t-il dit.

« Monsieur le commandant en chef, avec tout le respect que je vous dois, je n'ai pas assez de forces pour prendre Hostomel », a répondu Vdovychenko.

« Nous devrions essayer », a conclu Zaluzhny.

Avec des unités d'élite ukrainiennes, les troupes de la 72ème brigade ont attaqué l'aéroport pendant plusieurs jours, faisant barrage avec des tirs d'artillerie et bloquant les forces russes qui s'efforçaient de quitter les installations. Selon des responsables ukrainiens, Moscou a ainsi été empêché d'acheminer des équipements lourds et des troupes supplémentaires à bord d'avions cargo Il-76.

« Le fait qu'ils aient pu prendre d'assaut l'aéroport et en prendre le contrôle en quelques heures a, d'une part, semblé jouer un rôle négatif [pour nous] », déclare Syrsky. « Mais d'autre part, les tirs d'artillerie visant la piste et les sites de débarquement ont considérablement retardé le débarquement et fait échouer le plan de prise de Kiev, car nous savons maintenant qu'en principe l'ennemi avait prévu un maximum de trois jours pour cet objectif. »


Plus tard, cependant, les Russes ont été en mesure d'acheminer des renforts à Hostomel par avion, indique le colonel Vdovychenko.

Au cours des jours suivants, les forces russes déjà sur le terrain se sont étendues - dans les banlieues voisines de Boutcha et d'Irpine et dans la ville d'Hostomel elle-même - alors qu'elles cherchaient à trouver une route vers Kiev. Mais une semaine après le débarquement, les combats se poursuivaient dans les rues d'Hostomel. Un convoi de ravitaillement de 60 kilomètres qui se dirigeait vers Hostomel depuis la Biélorussie s'est arrêté au nord de Kiev, reflétant les problèmes logistiques de l’armée russe.


Masha Maas, une habitante d'Hostomel âgée de 31 ans, s'était réfugiée dans le bunker d'une usine de verre au centre de la ville lorsqu'elle a vu arriver trois soldats russes le 6 mars, après le retrait des forces ukrainiennes. « J'ai dit, que devons-nous faire ? », se souvient-elle. « Si nous fermons les portes de l'intérieur, ils pourraient penser qu'il reste quelqu'un ici et détruire ou inonder les lieux - qui sait ? Si nous les laissons ouvertes, ils peuvent nous tirer dessus. Faites votre choix. Nous avons décidé de ne pas fermer les portes. »

Le premier soldat russe qui est entré avait des cheveux blonds et des yeux sombres avec des pupilles géantes. Masha se souvient qu’il a dit : « Pourquoi vous me regardez comme si j'étais un fasciste ? Ce sont vos soldats ukrainiens qui sont des fascistes. »


Le 7 mars, les Russes occupaient la majeure partie d'Hostomel et utilisaient l'aéroport comme plaque tournante. Zaluzhny, l'officier supérieur de l'armée ukrainienne, s'est de nouveau adressé au commandant de la 72ème brigade et lui a ordonné d’installer une ligne de résistance à la périphérie d'Hostomel afin d'empêcher les Russes de se rapprocher de la capitale. « Pas un pas en arrière », a-t-il dit.

Pendant des jours, les Ukrainiens ont empêché les troupes russes d'avancer sur l'autoroute en direction de Kiev. Frustrés, les Russes ont essayé de trouver un autre moyen d'entrer dans la ville. Leur meilleur espoir : traverser une forêt dans le village de Moshchun, à la lisière de la capitale.

Oleksiy Danilov, chef du Conseil national de sécurité et de défense de l'Ukraine, devant une carte d’État-major.

Photo Serhiy Morgunov pour The Washington Post


IV. Zelensky : « Je reste ! »


Plusieurs heures après le début de l'invasion, dans les profondeurs du quartier gouvernemental de Kiev, Zelensky respirait l'air vicié d'un bunker construit à l'époque soviétique et à peine transformé depuis.

Le chef du Conseil national de sécurité et de défense, Oleksiy Danilov, exposait la situation au président : « le problème de base est que tous nos partenaires nous disent que ce sera très difficile pour nous, que nous n’avons quasiment aucune chance de réussir. Nous ne recevrons pas beaucoup de soutien dans les premiers jours, ils regarderont comment nous sommes capables de défendre le pays. Et peut-être qu'ils ne veulent pas qu'une grande quantité d'armes se retrouve in fine dans les mains des Russes. »

Danilov a également lancé un avertissement personnel à Zelensky. Il existait des informations crédibles selon lesquelles les Russes avaient mis au point un plan pour le tuer ou le capturer. Au minimum, Zelensky devait s'assurer que toute personne de son entourage possédant une arme était une personne connue et loyale. C'était à lui de décider s'il devait évacuer, ajouta Danilov. Pour prendre cette décision, « vous devez regarder au fond de vous », a dit Danilov au président, sans faire de recommandation dans un sens ou dans l'autre.

D'autres personnes exhortaient Zelensky à partir. Selon Oleksiy Arestovych, un conseiller militaire du dirigeant ukrainien, sa garde présidentielle lui a conseillé de s'installer dans un endroit sécurisé en dehors de la capitale et peut-être plus tard dans l'ouest de l'Ukraine. « Votre bureau est une cible », a averti le garde présidentiel, selon Arestovych, qui a ajouté sa propre recommandation que Zelensky devrait quitter Kiev : « des roquettes vont frapper et des saboteurs vont attaquer. » Même le bunker n'était pas sûr. « Il était question que les russes bloquent les sorties et envoient du gaz », indique Arestovych.


De sombres menaces émanaient de Moscou depuis des années, mais cette possibilité semblait particulièrement tordue. Là, des unités russes s'approchaient de Kiev pour "libérer" l'Ukraine de prétendus "nazis" en menaçant la vie de son premier président juif - peut-être, craignaient ses conseillers, avec des gaz mortels.

Le Kremlin avait des raisons de penser que Zelensky pourrait partir. Huit ans plus tôt, Viktor Ianoukovytch, le président ukrainien soutenu par Moscou, s'était enfui en Russie après un soulèvement pro-européen à Kiev. Le président afghan Ashraf Ghani, soutenu par les États-Unis, avait fui son pays en 2021 alors que les talibans encerclaient Kaboul. Les dirigeants russes considéraient Zelensky, un ancien acteur comique de 44 ans, comme un poids plume qui s'effondrerait face aux chars.


Au fil de la journée, Oleksiy Arestovych est devenu convaincu que l'armée ukrainienne ne serait pas en mesure de défendre la capitale et l'a dit au président. Des gens qui comprenaient les choses militaires sont allés le voir et lui ont dit : « Nous ne tiendrons pas », raconte Arestovitch.

Zelensky a dit à Danilov d'arrêter de l'ennuyer avec des avertissements constants sur les menaces à sa vie : « Écoutez, je suis une personne vivante et, comme n'importe quelle autre personne, je ne veux pas mourir. Mais je sais que si je pense à ça, alors je suis déjà mort. » Zelensky s’est mis en colère. Il a décidé de rester.

Dans les premières heures et les premiers jours, Oleksiy Danilov a vécu avec un sentiment constant de tension aiguë, ses paumes transpirant comme lorsqu'il était un enfant qui passait des examens, confie-t-il. Et Oleksii Reznikov, le ministre de la Défense, a eu finalement besoin de consulter un médecin, tant il était épuisé émotionnellement et physiquement.


Zelensky a également reçu des appels de responsables américains et européens sur la nécessité de maintenir la continuité du gouvernement, avec dans certains cas des offres pour l'aider à quitter la capitale. En assurant sa propre sécurité, pensaient les responsables, il pouvait éviter une vacance du pouvoir.

Il voyait la situation en termes exactement opposés : s'il fuyait, il céderait, sans combattre, le centre du pouvoir ukrainien aux Russes, ce qui entraînerait l'effondrement immédiat du gouvernement. Comment les membres de l'armée ukrainienne se sentiraient-ils sur le front si le président était parti ? Zelensky a déclaré qu'il ne s'agissait pas pour lui de s'accrocher à la présidence : « Je ne cherche pas à m'accrocher au pouvoir », a-t-il expliqué aux responsables occidentaux. « Si la question est que je parte pour mettre fin à une effusion de sang, alors je partirais tout de suite. Je ne suis pas entré en politique pour cela - et je partirai quand vous le direz, si cela peut arrêter la guerre. » Zelensky soupçonnait que certains de ses interlocuteurs étrangers souhaitaient simplement que le conflit se termine aussi vite que possible, avec son administration se rendant effectivement à la Russie.

Lors d'un appel vidéo avec des dirigeants européens, il déclare : « C'est peut-être la dernière fois que vous me voyez vivant. (…) Les mères ukrainiennes regardent leurs enfants mourir pour la défense des valeurs européennes ». Certains responsables européens ont fondu en larmes.


Andriy Yermak, le chef de l'administration présidentielle, déclare qu'au cours des semaines suivantes, il a régulièrement envoyé par SMS des photos d'enfants ukrainiens tués et de maisons ukrainiennes en ruine sur les téléphones portables de responsables du monde entier, notamment Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale de la Maison Blanche, Karen Donfried, la secrétaire d'État adjointe aux affaires européennes et eurasiennes, et des membres du Congrès. « J'avoue que ce sont des photos épouvantables qui m'empêchaient de dormir », confie-t-il. « Quatre-vingt-dix pour cent des personnes qui les ont reçues ont réagi, ont rappelé et ont commencé à intervenir. »


Le colonel Khoda déclare que la décision de Zelensky de rester à Kiev a stimulé les troupes : « Imaginez qu'il y a une guerre et qu'on vous dise que le président s'est enfui, c'est démoralisant. »

Des Ukrainiens de tous âges qui n'avaient jamais tenu une arme à feu se sont précipités pour prendre les armes après que les autorités aient décidé, quelques jours après l'invasion, d'armer une potentielle résistance de guérilla. Les chefs militaires ukrainiens se sont irrités de cette décision, déclarant par la suite qu'elle avait provoqué des incidents de tirs amis et des interférences avec les opérations de leurs forces. Mais le ministre de l'intérieur, Denis Monastyrsky, qualifie cette décision d'« importante mesure de dissuasion » à l'égard des Russes, mais aussi d’éventuels renégats ukrainiens. Tout maire ukrainien envisageant de trahir la nation comprendrait que 20 personnes armées attendent dehors, a déclaré Monastyrsky, et que « lui et sa famille seraient les premiers. »


La détermination visible des citoyens ordinaires est venue manifester que l'Ukraine ne pouvait pas être retirée par la force de l'Europe comme le souhaitait le Kremlin, estime Zelensky « Pour la Fédération de Russie, nous étions comme un appendice qu'il fallait enlever, mais nous nous sommes avérés être le cœur de l'Europe. Et nous avons fait battre ce cœur. »


La nuit du 25 février, alors que des coups de feu étaient entendus dans le centre-ville de Kiev et que circulaient des rumeurs selon lesquelles des combattants tchétchènes venaient pour le tuer, Zelensky est sorti de son bunker et est sorti dans la rue devant le bureau présidentiel pour montrer qu'il n'était pas en fuite. Derrière lui, dans la lumière tamisée des réverbères, se tenaient son Premier ministre, le chef de son parti politique, son chef de cabinet et un autre haut conseiller. Le premier ministre brandit son téléphone pour afficher la date et l'heure.

« Nous sommes tous ici », a lancé Zelensky. « Nos troupes sont ici. La société civile est ici. Et nous sommes ici. Nous défendons l'indépendance de notre pays. Nous continuerons à le faire. »



Des soldats ukrainiens dans le village de Moshchun le 30 mars. Photo Heidi Levine pour The Washington Post


V. Moshchun, un village-clé


Entouré d'une forêt de pins, d'une rivière et d'un lac, et avec une population d'à peine 1.500 habitants avant la guerre, le village de Moshchun était une image de la vie péri-urbaine - un mélange de professionnels aisés qui viennent le week-end et d'habitants de longue date qui vivent dans des maisons modestes.

Mais lorsque le capitaine Roman Kovalenko, commandant de compagnie de la 72e brigade mécanisée, est entré dans le village avec un petit groupe de combattants le 27 février, les maisons étaient en feu, les villageois couraient pour s'échapper. En quelques minutes, un commandant de section dans l'un des véhicules précédant Kovalenko a été tué d'une balle en plein visage. Les éclaireurs russes venaient d'entrer dans Moshchun. Quelques jours après le début de la guerre, le village avait peu de défenseurs, à l'exception d'une poignée de miliciens ukrainiens, même s'il s'agissait d'un enjeu hautement stratégique : juste au-delà de Moshchun se trouvait la capitale.

Les forêts denses parsemées de casemates datant de la Seconde Guerre mondiale et la voie navigable offraient aux Ukrainiens un paysage naturel à exploiter. La rivière Irpine sépare Hostomel de Moshchun, et les Russes avaient du mal à faire traverser hommes et matériel face aux attaques éclair de petites unités ukrainiennes et aux frappes d'artillerie sur leurs pontons.

Au centre des combats se trouvait Kovalenko, qui, quelques semaines auparavant, avait suivi les pas de son frère jumeau, Dmytro, et était devenu commandant de compagnie dans la 72e brigade. Pendant des années, les deux frères de 36 ans ont combattu dans la région orientale du pays, le Donbass. Ils se sont retrouvés propulsés aux deux extrémités de Kiev : Roman au nord-ouest, Dmytro au nord-est.

Les bombardements et les combats le long de l'Irpine ont continué pendant des jours. Le matin du 6 mars, les troupes russes ont finalement commencé à traverser la rivière en nombre. Kovalenko et ses soldats ont contre-attaqué, lançant des grenades et tirant depuis des véhicules de combat d'infanterie en combat rapproché.

« Continuez à tirer, sans arrêt ! », a ordonné Kovalenko. Mais ses soldats étant à court de munitions, il leur a ordonné de se replier vers le centre du village, avec les soldats russes à leurs trousses. Là, Kovalenko et ses hommes se sont regroupés avec les forces spéciales ukrainiennes qui arrivaient et d'autres troupes - dont certaines étaient armées de missiles antichars Javelin fournis par les États-Unis - et des volontaires étrangers.

Les roquettes russes Grad, les tirs d'artillerie, les obus de mortier, les frappes aériennes, les attaques dirigées par des drones et les mitraillages d'hélicoptères se sont abattus sur leurs tranchées. Le brouillage russe a coupé les communications et rendu les drones ukrainiens inopérants. Kovalenko a perdu le contact avec le reste de sa compagnie, restée stationnée dans un village à dix kilomètres au nord.

Les Ukrainiens ont continué à se battre, dit Kovalenko, empêchant les Russes de passer en force dans la région. « La nuit venue, vous êtes tellement épuisé que vous évanouissez », dit-il. « Vous ne vous souciez plus des bombardements, de tout ce qui vole, vous avez juste besoin de dormir une heure ou deux. Vous ne vous souciez pas de savoir s'il gèle, s'il neige, s'il pleut, s'il y a de la boue autour de vous. Vous vous allongez simplement. Mentalement, beaucoup ne pouvaient pas faire face. C'est difficile de ne pas craquer. Moi-même, parfois, je m’effondrais. »


Kovalenko a essayé de joindre les unités d'artillerie pour leur demander d'ouvrir le feu et d'arrêter les tirs russes constants pendant au moins quelques minutes. À l'époque, les combats tout au long du front de Kiev étaient devenus si intenses que pendant quelques jours, les forces ukrainiennes autour de la capitale risquaient de manquer de munitions d'artillerie de 152 mm, selon de hauts responsables ukrainiens.

Les États-Unis avaient équipé l'Ukraine d'armes portables telles que les FIM-92 Stinger et les Javelin qui pouvaient être utilisées par une résistance clandestine, en partant du principe que les Russes viendraient à bout des Ukrainiens rapidement. Les équipements et les munitions pour l'artillerie étaient limités, ce qui a obligé les États-Unis et leurs alliés à se démener pour réapprovisionner Kiev.


Le 11 mars, les Russes ont pris Moshchun d'assaut de tous les côtés. « Ce jour-là, j'ai eu l'impression de recevoir un coup de marteau sur la tête au moins huit fois, car tout tombait juste à côté de nous », raconte Roman Kovalenko : « un grand nombre de nos soldats ont été blessés. Beaucoup ont été touchés par des débris. Tout ce qu'ils avaient - aviation, artillerie, Grad - tout tirait sur nos tranchées pour nous sortir de là. »

Les Ukrainiens ont amené des chars et des combattants plus expérimentés dans le village pour repousser l'assaut. Kovalenko a été envoyé à l'hôpital pour un traumatisme crânien dû aux explosions alors que ses hommes étaient en rotation. Des larmes coulent sur son visage alors qu'il appelle son frère sur la route de Kiev. « Nous les avons retenus », lui dit-il. Il n'arrivait pas à croire qu'il était en vie.


À ce moment-là, les Russes faisaient face à une résistance féroce des forces ukrainiennes et des unités de la milice de la défense territoriale dans la ville voisine d'Irpine et dans d'autres zones à l'ouest de la capitale. Incapables de briser les défenses ukrainiennes à cet endroit, les Russes ont décidé de se concentrer sur la poussée vers Kiev en passant par Moshchun.

En regardant des images de drones et d'imagerie thermique, Syrsky, le général en charge de la défense de la capitale, avait vu des rangées d'équipements russes de l'autre côté de la rivière Irpine, tous alignés en formation de combat. Moshchun était sur le point de craquer. « C'était probablement le moment le plus critique, celui où j'ai pensé : « Est-ce que ça va vraiment être le cas ? » », se souvient Syrsky. « Parce que [prendre] Moshchun leur aurait permis d’entrer dans Kiev. »

Une partie de la solution résidait dans une bizarrerie de l'Irpine, qui s'écoule vers un barrage à 25 kilomètres au nord de Moshchun et est ensuite remonté par des pompes dans un réservoir sur le fleuve Dniepr. Les Soviétiques avaient construit un système élaboré de vannes le long des 162 kilomètres de l'Irpine pour irriguer les terres adjacentes.

Au début de la guerre, les Ukrainiens ont fait sauter une partie du barrage avec de l'artillerie pour forcer un déluge du réservoir à descendre dans l'Irpine, à contre-courant de son courant, comme barrière contre les Russes. Des unités des forces spéciales du service de renseignement militaire ukrainien se sont faufilées derrière les lignes ennemies pour piéger d'autres parties du barrage avec des explosifs, déclare Kyrylo Budanov, le chef du renseignement militaire.


Le général-colonel Oleksandr Syrsky - s'appuyant sur les connaissances d’un agro-entrepreneur local que les officiels appelé "le plongeur" - explique qu'une explosion ciblée sur l'une des vannes a permis d'augmenter encore le niveau de l'eau autour de Moshchun.

L'explosion du barrage n'est qu'un exemple de la façon dont les Ukrainiens ont saccagé leurs propres infrastructures pour faire obstacle aux Russes, en détruisant des routes, en faisant sauter des ponts et en détruisant des voies ferrées.

« L'eau du barrage a inondé les Russes, et nous avons trouvé plus tard l'endroit où les marines russes ont dû se débarrasser de tous leurs gilets pare-balles et nager pour rester en vie », indique Syrsky.

Mais plus tard, vers la troisième semaine de mars, les Russes ont débarqué des parachutistes du côté ukrainien de la rivière, près de Moshchun. Olekdandr Vdovychenko, le commandant de la 72e brigade, a informé le général Valery Zaluzhny que les forces ukrainiennes pourraient devoir se retirer du village car elles n'avaient plus la force et les moyens de le tenir. « Nous allons chercher la force et les moyens », a répondu Zaluzhny.

Vdovychenko a changé de tactique. Il a commencé à faire tourner les forces pour des périodes ne dépassant pas trois jours et a fait venir un nouveau bataillon. « En raison de la densité des bombardements et du froid, il était impossible de rester plus longtemps », dit-il. Ses troupes ont bloqué Moshchun sur deux côtés et ont commencé à bombarder à l'artillerie lourde les endroits où les Russes traversaient ou se concentraient. Les Ukrainiens ont repoussé les Russes de l'autre côté de la rivière, alors que l'offensive de Moscou commençait à s'effriter.


A l'hôpital, Kovalenko a reçu des appels des proches de ses soldats disparus. Trois de ses commandants de peloton ont disparu. Beaucoup des soldats qu'il avait laissés dans la ville située à six miles au nord de Moshchun avaient également été tués. Le bilan est lourd pour lui. Certains subordonnés ont remis en question ses décisions. « Tu as fait ce que tu pouvais, ce que tu pensais être le mieux », lui a dit son frère jumeau, Dmytro. « Si les gens ne t'ont pas écouté, c'est une autre question. C'était des gens complètement nouveaux, tout le monde venait d'être mobilisé, pratiquement personne ne se connaissait. » Après sa sortie de l'hôpital, Kovalenko est retourné à Moshchun pour rassembler les morts de sa compagnie dans une tranchée où ils avaient combattu. L'artillerie russe a continué à viser le village, obligeant les Ukrainiens à se mettre à l'abri au milieu des cadavres de leurs camarades. Lorsque les tirs se sont calmés, Kovalenko et ses hommes ont transporté les corps à pied, un par un.


Le général-colonel ukrainien Oleksandr Syrsky lors d'une interview en juin dans l'est du pays.

Photo Anastasia Vlasova pour The Washington Post


VI. Une résistance féroce de la défense aérienne


Le 24 février, le lieutenant-général Anatoliy Kryvonozhko, chef du commandement central de l'aviation ukrainienne, était sur un lit d'hôpital à Kiev, se remettant d'une grave infection due au coronavirus. Alors que les premiers missiles commençaient à frapper ses hommes sur les aérodromes militaires et les stations radar, il a sorti son tube à perfusion et a appelé un chauffeur. On avait besoin de lui à sa base. « Le coronavirus disparaît probablement dans ce genre de situation », plaisante-t-il.

Pendant son isolement, Kryvonozhko a travaillé à distance et s'est préparé à une éventuelle attaque russe. De nombreux avions de chasse ukrainiens et des défenses sol-air avaient été déplacés. Par conséquent, lorsque les premiers missiles ont frappé, les Russes ont souvent pilonné des espaces vides. Certains avions étaient déjà en vol lorsque les frappes ont eu lieu - une autre tactique pour sauver la flotte aérienne. « Nous avons créé de fausses cibles », souligne Oleksii Reznikov, le ministre de la défense.


Kryvonozhko a donné à ses unités environ 90 minutes pour se rassembler après le choc du premier bombardement. Dans certains cas, les missiles russes ont réussi à atteindre leurs cibles le matin même. La caserne de la 138e brigade radio-technique a été détruite, mais les 50 personnes qui dormaient à l'intérieur ont miraculeusement survécu. La sirène qui les alertait pour qu'ils se mettent à l'abri ne s'était pas déclenchée.

Les plus jeunes pilotes ont pris des grenades à propulsion et ont pris position pour défendre la base aérienne de Vasylkiv - une piste d'atterrissage encore en service à environ une heure au sud de Kiev. Les pilotes plus âgés et plus expérimentés se sont proposés voler, sachant que leurs missions seraient probablement les dernières. « Je n'appellerais pas cela une tradition, mais il était de règle qu'en cas de très mauvaise mission, vraiment dangereuse, les plus âgés sautent dans les avions », déclare un pilote de chasse ukrainien qui utilise le nom de code Moonfish. « Les gars plus âgés prennent leurs responsabilités, en disant "Hé, j'ai des enfants adultes". »

Kryvonozhko a déclaré que certains pilotes effectuaient trois à quatre sorties par jour pour affronter les forces russes. Ils sautaient souvent les contrôles préalables au vol et décollaient de pistes raccourcies qui avaient été bombardées puis réparées pendant la nuit. Le fait que l'Ukraine se soit défendu a semblé surprendre les Russes et les a incités à changer de stratégie, déclare Kryvonozhko, notant qu'après les premières vagues, moins d'avions russes ont volé vers l'Ukraine et que Moscou a commencé à utiliser une plus grande partie de son stock limité de munitions de précision.

Les avions de chasse ukrainiens qui volaient encore quelques jours après l'invasion sont devenus les symboles d'une résistance féroce qui perdurait - et ont joué un rôle essentiel dans l'amortissement de l'attaque russe.


« Tout le monde, surtout la Russie, croyait que notre défense aérienne ne durerait que quelques jours, si ce n'est quelques heures », indique le lieutenant-colonel Denys Smazhny, spécialiste en chef de la section de formation des troupes de missiles antiaériens. Au sol, les unités de défense aérienne ukrainiennes changeaient immédiatement de position après avoir tiré sur des cibles russes, ce qui leur a permis de survivre plus longtemps que beaucoup ne le pensaient, même si elles ont dû lutter contre un important brouillage russe. Le colonel Yuriy Perepelytsya, commandant de la 138e brigade radio-technique, précise que ses forces ne sont jamais censées être à portée de l'artillerie russe, mais qu'elles ont parfois opéré à moins de 15 km de la ligne de front : « Nous avons outrepassé toute la doctrine, mais en nous mettant en danger, nous augmentions nos chances de détruire des cibles. »


Les défenses aériennes restaient la cible privilégiée des Russes, et le colonel Perepelytsya vivait constamment dans la crainte que des saboteurs ne révèlent leur position. Des responsables du SBU, le principal service de sécurité intérieure ukrainien, affirment que des collaborateurs ukrainiens marquaient certains endroits avec de la peinture visible la nuit - un signal pour savoir où diriger les frappes aériennes. Dans d'autres cas, ils envoyaient des messages codés contenant des coordonnées à leurs supérieurs russes. Un texte avec des fleurs rouges indiquait un objet d'infrastructure civile. Des fleurs vertes désignaient une installation militaire. Les messages étaient signés comme provenant de "Babouchka" (grand-mère)...


Un hôtel détruit lors d'une attaque russe à Tchernihiv


VII. La colline de Tchernihiv


Alors que ses camarades se démenaient pour arrêter les Russes à l'ouest de Kiev, le colonel Leonid Khoda, commandant de la 1ère brigade de chars ukrainienne, était mobilisé au nord-est de la capitale, à Honcharivske. Lorsque le premier missile russe a frappé sa base le matin du 24 février, Khoda s'était préparé au pire. Il avait déplacé les munitions, le carburant et la nourriture vers des zones sûres camouflées et dispersé ses troupes hors de la base sur le terrain. Il avait discuté avec ses adjoints de la manière de s'éclipser et de former une résistance clandestine. Il s'était préparé à dire un dernier adieu à sa femme.

Quelques heures après le début de la guerre, il semblait que le pire était en train de se produire.

Les troupes russes, dont le nombre s'élèvera finalement à près de 30.000, franchissent la frontière depuis trois directions en direction de la ville de Tchernihiv, au nord de l'Ukraine. Leur plan, selon les responsables ukrainiens, était de prendre rapidement la ville de 280.000 habitants et de se diriger vers le sud, le long de la rive orientale du Dniepr, vers Kiev, en trois jours. Avec les forces débarquant à Hostomel et se propageant vers le côté ouest de la capitale, elles formeraient un mouvement de tenaille sur Kiev.

Entre les Russes et le flanc est de la capitale, il y avait Khoda et sa brigade d'environ 2.000 hommes.

« Il est psychologiquement difficile d'accepter d’entendre qu'une colonne arrive avec 10 chars, qu’une autre colonne arrive avec 30 véhicules blindés, et que derrière eux, arrive encore une autre colonne de 12 véhicules », déclare le colonel Khoda.

Khoda a quitté la base et a filé vers le nord jusqu'à Tchernihiv pour établir un poste de commandement avancé. Attendant le long de l'autoroute au nord de la ville, ses compagnies ont tendu une embuscade et détruit la première colonne russe, tirant avec de l'artillerie à si courte portée que les Russes n'ont pas eu le temps de réagir. Une deuxième colonne russe est tombée de la même manière. Cette attaque a bloqué l'avancée des forces russes et a donné aux Ukrainiens un temps critique pour ériger des défenses et rassembler leurs propres troupes.


Au cours des cinq semaines qui ont suivi, les Ukrainiens se sont battus contre les Russes, ce qui a joué un rôle essentiel pour empêcher Moscou de réussir sa "frappe éclair" sur la capitale ukrainienne.

Les Ukrainiens ont tenté de forcer la masse des troupes russes à s'engager sur des terrains étroits - des chemins de terre impraticables, des champs en dégel ou des marécages qui emprisonneraient les véhicules et les obligeraient à consommer davantage de carburant. Les véhicules qui restaient sur l'asphalte étaient pris pour cible par les troupes ukrainiennes qui se déplaçaient rapidement. Les ponts et les passages à niveau étaient minés et bloqués. « Nous les obligions à emprunter certains itinéraires, où nous les faisions sauter », indique le général de division Viktor Nikolyuk, commandant en chef des forces ukrainiennes dans le nord du pays.


Cette stratégie a été jusqu’à susciter des applaudissements admiratifs au Pentagone. « Quelque 30 groupements tactiques ont emprunté cette voie d'approche. Une seule brigade ukrainienne les a arrêtés. Je ne sais pas qui était ce commandant, mais il les a arrêtés dans leur élan », souligne ainsi le général Mark A. Milley, président des chefs d'état-major. « Ils ne pouvaient pas quitter la route. Leurs officiers subalternes n'avaient aucune initiative », déclare Mark A. Milley à propos des Russes. « Ils se sont quasiment retrouvés face à une scie circulaire, qui les dévorait. »

L'ancienne méthode de guerre soviétique - dans laquelle les commandants laissaient peu de marge de manœuvre aux officiers pour prendre des décisions et cherchaient à submerger l'ennemi en envoyant des masses de forces lourdes - est restée la signature des Russes, selon le général Nikolyuk. « Nous tuions deux ou trois personnes, puis d'autres apparaissaient à leur place. C'est tout simplement 1941, où la vie des personnels ne signifie rien pour les commandants. (…) Ils sont sûrs d'eux. Ils pensent que l'Ukraine est petite, qu’ils vont simplement passer outre, avec des tanks ».


Du côté ukrainien, les commandants qui dirigeaient les troupes dans l'est du pays depuis 2014 avaient appris de leurs partenaires occidentaux à faire descendre le pouvoir de décision dans la chaîne de commandement et à s'assurer que les officiers de rang inférieur savaient qu'ils devaient agir en fonction de ce qui se passait sur le moment, sans la tutelle du quartier général.

Dans tous les cas, la capacité d’initiative s’est imposée aux officiers. Comme cela s'était produit à l'ouest de Kiev, les Russes ont complètement brouillé les communications et les réseaux de satellites des Ukrainiens, laissant le colonel Khoda et d'autres sans lien avec les soldats de première ligne. Les commandants ukrainiens se déplaçaient vers les positions de leurs troupes pour communiquer et donner des ordres. « Les communications militaires étaient complètement paralysées », déclare le colonel Khoda, notant que ses forces ont également fait appel à la population locale. « Nous avons dû travailler par le biais d'informateurs. Je ne vais pas mettre toutes les cartes sur la table, mais nous connaissions avec 95 % de précision leurs moindres mouvements par d'autres moyens. Tout cela était le fait de la population locale. »


La volonté des Ukrainiens de se battre contre vents et marées a été mise en évidence sur une colline située au nord-est de Tchernihiv et offrant une vue imprenable sur la ville et ses environs. « Tenez cette crête », a ordonné Khoda aux combattants, « car sinon les Russes auront Tchernihiv dans la paume de leur main. » Pendant des jours, les combattants ukrainiens ont défendu ou disputé le sommet de la colline malgré les bombardements russes sauvages de chars, de lance-roquettes multiples et, finalement, de bombes FAB-500 hautement explosives qui ont détruit une grande partie de la crête elle-même. La plupart des Ukrainiens impliqués dans ces combats sont morts et ont été retrouvés plus tard dans une tombe de fortune surmontée d'une croix, précise le général Nikolyuk, mais ils ne se sont pas rendus : « Vous comprenez que les gens sont prêts à défendre ce qui leur appartient et qu'il n'y a pas de retour en arrière possible. Quand vous voyez cela, vous comprenez que vous n'avez déjà pas le droit moral d'agir autrement. »


Beaucoup de ceux qui sont morts faisaient partie des forces de défense territoriale de l'Ukraine - des volontaires qui se sont engagés par milliers dans les premiers jours de la guerre. Bien que la majorité d'entre eux soient des combattants inexpérimentés, ils ont assumé des rôles cruciaux et dangereux, fournissant une main-d'œuvre supplémentaire essentielle.

Au bout de six mois, l'Ukraine a perdu quelque 9.000 soldats au total et a vu disparaître plus de 7.000 soldats disparaître, selon les déclarations officielles ukrainiennes, mais les chiffres pourraient être plus élevés. La Russie, de son côté, a perdu plus de 15.000 soldats, selon les commentaires faits fin juillet par le chef de la CIA, qui a déclaré qu'il était difficile d'établir un chiffre exact.


L'armée de l'air russe a d'abord dominé le ciel de Tchernihiv. Ce n'est qu'à la mi-mars que la brigade de Khoda a reçu des missiles antiaériens portables Mistral et Stinger des États-Unis et de leurs alliés européens, ce qui leur a permis d'abattre enfin les avions russes. Grâce à leur force brute et à leur nombre, les Russes avaient alors réussi à balayer le sud de Tchernihiv et à quasiment encercler la ville. La 58e brigade d'infanterie motorisée ukrainienne a rejoint le combat, se déplaçant en dessous de la ville pour aider la 1re brigade de chars.

Les combats ont culminé dans un village appelé Lukashivka. Les Russes ont rassemblé tout un groupe tactique de bataillon d'environ 750 soldats et ont empilé des munitions entre les murs blancs d'une vieille église orthodoxe, déclare Khoda. Les blindés russes ont envahi le village - quelque sept chars, 19 véhicules de combat d'infanterie et 12 ou 13 véhicules blindés de transport de troupes, en plus des camions. « Si les Ukrainiens ne repoussaient pas l’offensive sur Lukashivka, ils risquaient de perdre leur dernière "route de la vie" vers et depuis Tchernihiv. »

Mais la décision russe de masser des troupes avait été une erreur. Selon Khoda, des champs ouverts et une mosaïque de petits ruisseaux séparaient Lukashivka des villages tenus par les Ukrainiens, laissant les Russes exposés. « En utilisant de petits groupes, nous sommes sortis et avons détruit un ou deux chars, un véhicule de combat d'infanterie, du personnel - et avons simplement commencé petit à petit à couper leur logistique », confie le général Nikolyuk. L'artillerie a fait le reste. Une grande partie de l'équipement russe a été brûlée.

À ce moment-là, le colonel Khoda dit qu'il savait que les Russes seraient vaincus. Ils avaient perdu trop de soldats, de chars et de véhicules de combat - et ils n'avaient plus assez de forces pour avancer dans la ville de Tchernihiv. Leur logistique avait été mise à rude épreuve par les contre-attaques, le temps et la distance.

À ce moment-là, les Russes avaient déjà atteint la limite orientale de Kiev par un autre moyen.


VIII. La débâcle des chars russes


À la mi-mars, alors que ses forces se débattaient de part et d'autre de Kiev, la Russie a tenté une nouvelle manœuvre en envoyant une ligne de chars à 360 kilomètres vers l'ouest, traversant le centre de l'Ukraine depuis la frontière russe. Alors que la colonne regroupée s'approchait des limites de la capitale, les Ukrainiens ont frappé, prenant les chars en embuscade avec des tirs d'artillerie.

Dix-neuf véhicules ont été détruits et environ 48 ont battu en retraite, a déclaré plus tard un commandant de bataillon de la 72e brigade. Des images de drone diffusées par les Ukrainiens ont montré 20 chars russes faisant demi-tour dans la boue près de l'autoroute, alors que la colonne battait en retraite. Dans un appel intercepté et publié par les Ukrainiens, un soldat russe fait état de nombreuses pertes, dont le commandant du régiment.


Le coup dur pour les Russes est survenu pendant les semaines de combat du bataillon de Dmytro Kovalenko dans les villages situés le long de la frontière orientale de Kiev. Pendant le combat, Kovalenko s'est souvenu des paroles de son défunt grand-père, qui avait survécu à la famine provoquée par Joseph Staline en Ukraine dans les années 1930 et servi dans l'armée soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale : ne jamais faire confiance aux Russes ou aux communistes. « Ils ont apporté beaucoup de souffrances à ma famille », dit-il. « Maintenant, je les déteste. »


Après la débâcle des chars, les Russes n'ont pas réussi à se regrouper et n'ont jamais lancé d'assaut majeur sur la bordure orientale de la capitale. Au fil des jours, les commandants ukrainiens qui surveillaient les communications russes ont commencé à entendre un changement de ton chez les soldats ennemis. Ce qui avait été de l'enthousiasme s'est transformé en panique et en déception. Kiev tenait bon et les malheurs russes s'accumulaient.

La Russie a réduit ses pertes et a annoncé fin mars que ses troupes allaient se recentrer sur l'est de l'Ukraine. En quelques jours, elles ont commencé à battre en retraite. « Ils se sont soudainement réunis un jour et sont partis », dit Dmytro Kovalenko, qui a célébré ça avec son frère jumeau, Roman. « Tout d'abord, ce sont les gens qui se sont levés les uns pour les autres et qui ont dit : "Non, nous ne nous rendrons pas" », dit Roman. « C'était la puissance de leur esprit ».

En sauvant Kiev, l'Ukraine a protégé son indépendance en tant qu'État souverain. Mais la Russie allait contester les frontières de cet État lors d'une deuxième phase de la guerre, plus démoralisante, dans le sud et l'est du pays.

Des corps sans vie d'hommes, dont certains ont les mains attachées derrière le dos, gisent sur le sol à Boutcha, le 3 avril 2022.

Photo Vadim Ghirda / Associated Press



IX. Le « révélateur » du massacre de Boutcha


Le 4 avril, Zelensky se rend à Boutcha, la banlieue de Kiev où les autorités ukrainiennes ont trouvé 458 corps. Plus de 400 portaient les marques de tirs, de torture ou de matraquage.

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Chaque jour, au cours des six semaines précédentes, Zelensky a été informé du nombre de morts et de blessés, des familles séparées et dispersées dans le pays et en Europe.

Bien qu'il ait rendu visite aux troupes, qu'il soit resté éveillé au milieu des bruits des attaques d'artillerie et des frappes aériennes nocturnes, et qu'il ait subi des menaces de mort, il a surtout été confiné dans le bureau présidentiel.

Des soldats étaient assis à même le sol dans les nombreux couloirs. Des tireurs d'élite étaient postés près des fenêtres. Zelensky s'était habitué à tout cela, dit-il, mais rien ne l'a ébranlé autant que la visite à Boutcha. « Ce sentiment que c'est la mort - quand il y a le silence et le silence, et qu'il n'y a plus rien de vivant », se souvient-il.

Des cadavres gisaient dans la rue. Des bâtiments ont brûlé. Des fonctionnaires lui ont montré des corps de personnes qui avaient été soumises à d'horribles tortures. « Ce sentiment est effrayant », soupire-t-il. « Tout est détruit et maintenant quoi ? C'est peut-être comme ça que ça se passe partout. C'est ainsi qu'ils agissent. »

[La scène à l'intérieur de Bucha vue par un photographe du Washington Post]

Avant Boutcha, confie-t-il, il avait été tellement empêtré dans les tentatives pour obtenir davantage d'armes, pour approuver les décisions du champ de bataille et pour négocier avec les dirigeants étrangers qu'il n'avait pas ralenti pour réfléchir pleinement à ce qui avait été perdu dans la victoire de Kiev. « Lorsqu’arrive cette prise de conscience », dit-il, « face à ce qui s’est passé, à ce qu'ils ont fait, il y a quelque chose d’irréversible, il n'est pas possible de revenir en arrière. »


X. « Attends-moi, je serai bientôt de retour »


En juin, Roman et Dmytro Kovalenko se trouvent dans l'est du pays, dans la région minière du Donbass, où la Russie a déclenché une guerre d'artillerie qui rappelle la Première Guerre mondiale, laissant les soldats ukrainiens désarmés implorer des armes occidentales plus perfectionnées.

En un mois et demi, plus des deux tiers de la compagnie de Dmytro ont été blessés, portés disparus ou tués, la plupart des survivants souffrant de lésions cérébrales traumatiques.

Dmytro s'est rendu sur la position de son frère et a vu comment Roman souffrait lui aussi, en portant des cache-oreilles pour atténuer la réverbération des explosions.

Quelques jours plus tard, Roman était de retour à l'hôpital, où il est resté jusqu'à ce qu'il soit à nouveau déployé ces derniers jours.

Au début du mois, Dmytro a fait ses bagages pour retourner sur le front oriental après avoir passé quelques jours à l'extérieur de Kiev avec ses parents et son fils de 10 ans. Son fils comprend où il va.

Dmytro dit qu'il a du mal à savoir comment lui dire au revoir : « Je dis que tout va bien, que je serai bientôt de retour. Attends simplement. »



Enquête pour The Washington Post : Peter Finn, Martha Murdock et Tom Justice, avec David L. Stern, Liz Sly et John Hudson à Kiev ; Loveday Morris à Slovyansk, Ukraine ; Sudarsan Raghavan à Moshchun ; Mary IIyushina à Riga, Lettonie ; et Karen DeYoung à Washington.


Traduction pour les humanités : Jean-Marc Adolphe, Linda Navarro.


Illustration en tête d'article : Un char ukrainien détruit à Tchernihiv, le 23 avril. Photo Wojciech Grzedzinski/ The Washington Post.



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