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Le théâtre par-delà la barbarie


Festival d’Avignon. Au plus vif. Fabuleux acteur syrien exilé en France, Nawar Bulbul donne chair, dans Égalité, à un dialogue fictif entre le sociologue-anthropologue Michel Seurat, enlevé et assassiné à Beyrouth en 2005, et son élève syrien, Omar. Face à la barbarie du régime syrien, mais aussi la mansuétude à son égard de la « communauté internationale », Égalité est porté par une « urgence à dire » qui n’oublie cependant pas, entre comique et tragique, de vivifier toutes les ressources du jeu théâtral. Un spectacle nécessaire, rare et bouleversant.


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« C’est vrai habibi Michel, je ne pouvais rien faire. Je ne peux faire qu’une seule chose :

me recueillir sur ta tombe, te lire la fatiha (prière) et boire avec toi un dernier verre d’arak.

Michel, dors tranquille mon ami.

Je te promets que ta voix et toutes les voix libres qui ont clamé droit et justice

resteront plus fortes que tous les déchaînements de haine et d’hypocrisie ».


Sur le plateau nu, une fontaine. L’eau coule, comme le temps. L’eau de la vie, l’eau de la purification, l’eau des noyades aussi, et des salles de torture. Sur le mur du fond sont projetés les mots du poète Julien Blaine (The big trouille Made in France, 2018) :


« (…) Sous les pavés il y avait la plage... / Les monothéistes de toutes obédiences et toutes sectes confondues s’étaient effacés / Il y avait des comités révolutionnaires partout / Nous étions tous artistes, tous militants, tous fraternels / Les migrants avaient droit à l’une des vertus fondamentales de notre pays : le droit d’asile / Nous étions tous multicolores et polychromes. Ils étaient nos hôtes… / « Il était interdit d’interdire ! » / Nous étions libres. 100% libres ! / Alors, le bon peuple a eu la trouille, une trouille bleue / Et il s’est réfugié dans des valeurs de plus en plus conservatrices, des politiques de plus en plus réactionnaires et s’est tourné vers des politicards de plus en plus cyniques ou de plus en plus cons et même quelquefois cyniques et cons / Alors : Sur les pavés il y a eu un macadam compact… (…) Celles&ceux qui rêvaient de liberté, d’un monde plus juste, plus fraternel : syndicalistes, militants, étudiants, chômeurs, émigrants insoumis avaient beau se réunir, ils restaient isolés et minoritaires / Mais tous, moi compris, vivaient, vivent encore (…) dans l’espoir d’une renaissance révolutionnaire selon une nouvelle idéologie de solidarité et de fraternité, d’égalité : oui, d’égalité ! / Certes, ce monde est immonde, cette terre se terre… / Mais l'homme Y réside, Y résiste malgré les prêtres et les maîtres... (…) »


Puis nous parvient la voix de Michel Seurat (Syrie, L’État de barbarie, Paris, PUF, 2012) :


« Comme nous le confiait, candide, un militant présent aux réunions : « Au parti, il vaut mieux ne pas faire de politique. » Trêve de bonnes paroles, la nation est désormais au bout du kalachnikov. Et dans un éditorial du quotidien syrien Teshrîn (1er juillet 1980), Rif’at al-Assad peut se déclarer prêt à sacrifier un million de citoyens pour sauver la « révolution » (baassiste). La suite des événements a montré qu’il sait tenir parole. Le plus tragique, peut-être, est qu’il se trouve toujours de bonnes âmes en Occident pour juger le drame inévitable. (…) ».


Arrive alors, dans une belle lumière discrète et efficace de Bassou Ouchikh, Nawar Bulbul, une bicyclette sous le bras. Nawar Omar Abu Michel. Omar, réfugié Syrien, est demandeur d’asile en France pour lui et… sa bicyclette (dont il est amoureux et qu’il a baptisée Égalité). Cette bicyclette a appartenu au sociologue-anthropologue Michel Seurat, chercheur au CNRS, qui fut enlevé à Beyrouth en 1985, au Liban, par l'Organisation du Jihad islamique libanais, une organisation terroriste clandestine soupçonnée d'être un prête-nom du Hezbollah, mouvement chiite pro-iranien. Retenu comme otage, il meurt en captivité : l'annonce de sa mort sera faite en mars 1986. Mort naturelle ? Difficile à croire… C’est en octobre 2005, soit neuf ans plus tard, que le Hezbollah annoncera que les ossements de Michel Seurat ont été retrouvés dans la banlieue sud de Beyrouth, l'un des fiefs du mouvement terroriste, sur un chantier.


Dans la fiction qu’est Égalité, le chercheur français donnait des cours de français à Omar, ce qui fit naître entre eux une solide amitié. Omar veut absolument un formulaire pour lui bien sûr mais aussi pour sa bicyclette, le souvenir « vivant » de Seurat. Dialogue de sourds évidemment (et de grande drôlerie) entre le fonctionnaire et Omar (le fonctionnaire ne connaissant même pas Michel Seurat, bien évidemment). Le dialogue alterne l’arabe et le français (remarquable travail de Vanessa Guéno pour la traduction et le sur-titrage), ce qui rajoute au cocasse de la situation. La suite est une série de péripéties alternant comique et tragique, faisant fi de la chronologie et du réalisme. Bichonnage de la bicyclette, voyage dans Paris, Tour de France imaginaire, mariage entre Omar et sa petite reine, mais aussi manifestations, répression, hypocrisie religieuse, scènes d’interrogatoires, de torture, de viol, d’assassinats ! Jusqu’à la scène finale (déchirante), débat entre Omar, pédalant sans fin, comme un fou, et la voix de Michel Seurat.


Nawar Bulbul, un magicien du « deux fois rien »

Omar est un personnage naïf, comme son cousin Abed, le « héros » du bouleversant Mawlana, le spectacle précédent de Nawar Bulbul. Et quoi de plus fort que la naïveté pour mettre en lumière et dénoncer les absurdités du monde et les turpitudes humaines (l’administration, les religions, ou… les régimes totalitaires !). Nawar Bulbul sait parfaitement cela. Et comme il semble être né sur un plateau de théâtre (à l’instar de ses alter ego Dario Fo ou Philippe Caubère), tout fait mouche ! Non seulement il n’y a aucun « trou d’air » dans Égalité mais le spectateur est embarqué, happé par la fable d’Omar et de sa bicyclette, par leur quête poignante pour retrouver Seurat, « Habibi Michel ».

Il faut dire que Nawar Bulbul, outre ses qualités (énormes !) de comédien, est un magicien du « deux fois rien ». Son vélo (sobrement décoré aux couleurs de l’Ukraine) sera tantôt sur ses deux roues, tantôt vertical, tantôt tête en bas, sans que cela ne fasse jamais « effet gratuit ». Tout fait sens. La dynamo activée permettra de produire l’électricité nécessaire à faire chauffer de l’eau pour un thé mais le phare deviendra une inquiétante lumière de salle d’interrogatoire. Un gant de toilette deviendra une barbe. L’eau de la fontaine, fontaine de vie, se transformera en bassine de salle de torture. À la bande magnétique qui déroule les mots de Michel Seurat, succédera la bande adhésive bâillonnant la parole. Les signes se succèdent, avec un sens aigu du jeu théâtral qui outrepasse le « discours » pour faire vibrer l’espace du poétique, du sensuel, du charnel : ainsi, chaque fois qu’Omar se rappelle sa peine de prison de sept ans (un clin d’œil à un opposant politique devenu amnésique après un septennat d’enfermement), est-il saisi de crises urticantes, de démangeaisons de plus en plus violentes.


Nawar Bulbul pense plateau, pense théâtre, avant tout, mais aussi avec cette urgence à dire, à hurler. Et son texte, rempli de fulgurances, est d’une force à couper le souffle. « Notre problème à nous les Syriens, c’est qu’on a peur des voisins et des paroles des voisins plus que l’on ne craint Dieu »« Finalement le Syrien glisse au fond de la tombe et continue de craindre que les voisins le critiquent »… (on pense ici, entre autres, au Rwanda et à… la Saint-Barthélémy). Ou encore : « Hafez al-Assad, ne t’inquiète pas, ton sabre dégouline de sang » (allusion au refrain d’un chant populaire que les gens, et plus particulièrement les enfants, devaient chanter régulièrement pour célébrer le « chef éternel » Hafez al-Assad). Et « L’autre qu’on croyait débile, Bachar, le fils du connard mort, il a jeté douze millions de Syriens sur les routes de l’exil, tué deux millions et emprisonné un demi-million dont on ne sait rien de leur destin. (...) Avec un régime de merde pareil, le plus fort d’entre nous ne vaut rien ». Sans parler des scènes concernant les hypocrisies généralisées, la collusion entre les religieux et le pouvoir, l’évocation déchirante de l’assassinat d’Elma (l’amie chère d’Omar, sa fiancée), torturée puis violée et finalement tuée parce qu’elle n’avait pas parlé alors qu’évidemment, elle n’avait rien à avouer (« Elle est morte entre leurs jambes »).

« La scène est le meilleur endroit pour crier la vérité et la beauté »

Nawar Bulbul est franco-syrien, il sait de quoi il parle. Il a fui son pays avant qu’il ne soit trop tard. Il a perdu des amis là-bas. Metteur en scène et acteur célèbre dans son pays, il quitte la Syrie en décembre 2012, vit en Jordanie où il monte 3 spectacles avec des réfugiés syriens, avant de venir s’installer en France avec femme et enfants. Artiste associé à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans depuis 2018, il découvre là les archives sonores de Michel Seurat (plus de 40 heures), l’auteur de Syrie, l’État de barbarie. On comprend aisément l’amitié au-delà de tout qui a ainsi réuni, dans le monde miraculeux du théâtre, Michel et Nawar.

L’État de barbarie, c’est bien de cela dont il est question dans Égalité, mais Seurat, et avec lui Bulbul, fustige aussi l’Occident qui ferme les yeux, le Conseil de Sécurité des Nations Unies cadenassé par la Russie et la Chine et… tous les silences complices. Dans une adresse à Michel Seurat : « Regarde ceux qui t’ont enlevé, emprisonné, torturé, assassiné, ils sont assis dans leur fauteuil en Syrie et au Liban. Et le pire c’est que les politiques de ton pays, ils les invitent et leur rendent visite comme si de rien n’était. Ils t’ont vendu, ils t’ont abandonné, mon ami Michel, ils t’ont vendu ! » Oui, « il se trouve toujours de bonnes âmes en Occident pour juger le drame inévitable. (...) Malgré ses « maladresses », cet État bénéficie toujours du soutien de la communauté internationale ». Et l’on sait que, dans bien d’autres pays, dans bien d’autres régions, la répression atteint très vite l’état de barbarie. On pense, entre autres, à la Palestine, au Yémen, à l’Ukraine et… à la Syrie encore aujourd’hui ! Et toujours les mêmes silences complices.


« La scène est le meilleur endroit pour crier la vérité et la beauté », dit Nawar Bulbul, dont l’engagement total force l’admiration. Au Festival d’Avignon, Sébastien Benedetto, qui a pris la relève de son père, a eu l’excellente idée de programmer Égalité dans ce magnifique lieu chargé d’histoire qu’est le Théâtre des Carmes. Sûr qu’André Benedetto (*) aurait applaudi à tout rompre Égalité, un spectacle nécessaire, rare et bouleversant.


Stéphane Verrue


Égalité : écrit, mis en scène et joué par Nawar Bulbul.

(Production La Compagnie La Scène Manassa, coproduction Théâtre Toursky, Marseille).

Au Théâtre des Carmes André Benedetto, 6, place des Carmes, à Avignon, du 17 au 26 juillet, à 10 h.

Réservations : 04 90 82 20 47.


(*) - André Benedetto (1934 – 2009), poète, dramaturge, metteur en scène et comédien, a fondé le Théâtre des Carmes (Avignon) en 1963. Il est à l’origine de ce qui deviendra, quelques années plus tard (1967) le Festival « Off ». Proche du Parti Communiste, il fut surtout un artiste libertaire, compagnon d'esprit, de Kateb Yacine ou d’Armand Gatti. Dans ses pièces, il n’eut de cesse de dénoncer l’impérialisme (Napalm qui traite de la guerre du Viêt-Nam), le capitalisme, le racisme, ou de mettre en lumière de grandes figures de toutes formes de contestation et d’engagement (Giordano Bruno, Jean Jaurès, Rosa Luxemburg, Nelson Mandela, Rigoberta Menchu…).


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