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Les "figures de l'absence" de la chorégraphe Véronique Albert

Photo du rédacteur: Jean-Marc AdolpheJean-Marc Adolphe

Dernière mise à jour : 31 janv.

Véronique Albert dans le solo "Des Pas sur la neige", le 23 janvier 2025 au Théâtre Jacques Brel à Talange. Photo Ingrid Bruant


En compagnie d'un prélude de Debussy, des voix de Vladimir Jankélévitch et de Laurence Louppe, et d'autres fantômes possibles, la chorégraphe Véronique Albert « réarticule l’archive, la mémoire et l’oubli au vivant dans leur enchevêtrement ». Loin des "gestes de puissance"...


Elle danse. Par intermittence, voire beaucoup moins. C’est un peu de sa faute, il faut dire. Elle a oublié d’être mainstream, et en plus, elle ne sait pas tellement « se vendre ». Facteurs aggravants : elle aime la poésie (Christophe Tarkos, beaucoup d’autres), et est disciple d’une poétique de la danse contemporaine, telle que professée avec beaucoup d’intelligence et d’espièglerie par feue Laurence Louppe (1).

 

Il ne faut donc pas s’étonner que le travail de Véronique Albert soit si peu accueilli par les institutions culturelles, y compris celles du champ chorégraphique. Près de Metz, il a donc fallu se rendre jusqu’à Talange, 8.000 habitants, l’une des dernières municipalités communistes de Moselle (avec Villerupt, Jarny, Hussigny ou encore Sérémange-Erzange) pour avoir une chance de voir son dernier opus, Des Pas sur la neige, créé en février 2024 aux Hivernales d’Avignon (en partenariat avec la Maison Jean Vilar) et qui n’a connu depuis lors aucune autre  "diffusion".

 

Il faut préciser, et souligner, qu’à Talange, ce spectacle a été programmé (au théâtre Jacques Brel) par une association sans but lucratif, Espace Molière, constituée à partir d’un atelier de théâtre amateur (2). Cela rappelle une époque quasiment oubliée, pourtant pas si lointaine, où des militant(e)s de l’action culturelle œuvraient au partage du sensible (Jacques Rancière), avant d’être massivement remplacés par des professionnels de la profession (Jean-Luc Godard). Ne soyons pas manichéen pour autant : dans ces structures dites "d’action culturelle", il n’y avait pas toujours le meilleur, et certains "professionnels de la profession" font très bien leur travail. Il n’empêche : en récent déplacement dans une scène nationale du nord de la France, on a été pour le moins surpris que le jeune personnel qui y travaille aujourd’hui (et sans doute, fait de son mieux) puisse ignorer jusqu’au nom de celui qui a fondé ce lieu en 1970 (avec son épouse) et l’a dirigé pendant un quart de siècle (3). A faire le constat d’un tel oubli, on s’est dit qu’il y avait, pour le moins, des trous dans la raquette de la transmission. Il reste les fantômes…

 

Les fantômes, justement, Véronique Albert connaît bien. Avec Des pas sur la neige (solo qui devait initialement s’intituler Prendre fantôme à son cou), il s’agit, écrit-elle, « d’ouvrir l’histoire des figures de l’absence » en « réarticulant l’archive, la mémoire et l’oubli au vivant dans leur enchevêtrement ». Cette création est née de la rencontre avec un fantôme tapi dans l’archive : le costume d’Antigone (de Sophocle) que jouait Catherine Sellers dans une mise en scène de Jean Vilar, en 1960 au Festival d’Avignon (voir ICI).


De ce costume, archivé par la BNF-Maison Jean Vilar à Avignon, mais intouchable, Véronique Albert n’a gardé qu’une couleur, le violet ; couleur, qui, dit-elle, « représente la confiance en soi, l’autorité, l’intransigeance, la dureté » et qui « incarne le pouvoir ». Cela peut se discuter. D’ailleurs, Véronique Albert ne cherche nullement à jouer Antigone, et le violet dont elle s’entoure, à un moment du spectacle, est celui d’un tulle, tissu vaporeux auquel ne peuvent guère s’appliquer les qualificatifs de "dureté" et "d’intransigeance".


Laurence Louppe. Fonds Marion-Valentine, Médiathèque du CN D © Marion-Valentine

"Les œuvres chorégraphiques appartiennent à ce type d’œuvres qui ne correspondent pas à un objet précis". (Laurence Louppe)

A gestes feutrés, comme le seraient "des pas sur la neige", Véronique Albert trace un léger sillage dans les veines de l’archive. Ses choix sont forcément aléatoires. Il s’agit, dit-elle, « d’inviter à se déplacer dans un temps non linéaire, radicalement inorienté et ouvert, un temps qui échappe au pur et présent ». Habiter un espace (ce que la danse sait très bien faire, le plus souvent), c’est le laisser respirer. Y compris en s’absentant. Véronique Albert donne ainsi à entendre, en laissant le plateau au seul espace sonore, la voix guillerette de Laurence Louppe, historienne et théoricienne de la danse trop tôt disparue, et plus tard, celle du philosophe Vladimir Jankélévitch confiant en quoi la musique de Debussy « fait vibrer toutes les cordes de la sensibilité, toutes les fibres du désir, toutes les puissances de l’intelligence. (...) Écoutons encore une fois "Des pas sur la neige" (4) : La personne physique est absente, mais quelqu’un est néanmoins présent dans la trace énigmatique de ces pas. Un inconnu, l’âme d’un disparu habite encore cette extrême solitude de l’hiver ; et la pensée de cet absent-présent nous trouble et nous bouleverse jusqu’à l’angoisse, car il y en a en elle la présence virtuelle de tous les êtres depuis l’origine du monde. » (5)


Dans le sillage de Debussy, on a même cru voir, pendant une poignée de minutes, le fantôme de Nijinsky incarner Véronique Albert, en une sorte d’Après-midi d’un faune revisité, sans faune ni après-midi ni en infusion. Plus tard, il a semblé qu’une saltimbanque échappée du Saut de l’ange, de Dominique Bagouet (lire ICI) s’était espièglement et furtivement invitée à danser ces « figures de l’absence ».

 

Curieusement, il vint alors à l’esprit que Dominique Bagouet, ce « funambule des ellipses » bien trop tôt disparu en 1993, aurait peut-être aimé le solo de Véronique Albert, en lointaine et étrange parenté avec F et Stein, créé en 1983 (6). En pionnier de la danse contemporaine, Dominique Bagouet avait ouvert en 1980 le Centre chorégraphique de Montpellier (l’un des tout premiers en France), puis créé et brièvement dirigé, dans la foulée, le festival Montpellier Danse. Quarante ans plus tard, les choses changent, et certes il est bien qu’elles changent, mais au point d’oublier la mémoire de ce qui les a fondées, puis instituées ?

 

Ainsi qu’on s’est est déjà ému, une nouvelle structure va voir le jour à Montpellier, regroupant centre chorégraphique, festival et agora de la danse (Lire ICI). Pour justifier un tel regroupement, le maire socialiste de Montpellier et président de la Métropole, a expliqué qu’il fallait « des gestes de puissance », pensant sans doute ainsi s’inscrire dans la lignée de feu Georges Frêche (7), qui eut l’ambition pharaonique d’amener la mer (Méditerranée) jusqu’aux portes de Montpellier (lire ICI) et qui fit ériger une dizaine de méga-statues en bronze dédiées aux "grands hommes du XXe siècle" (pas une seule femme dans le lot), dont celles de Lénine et de Mao Zedong.


Sans doute l’actuel édile montpelliérain, Michaël Delafosse, est-il animé des meilleures intentions en souhaitant pour sa ville du clinquant, du beau, du grand, du fort. Mais l’on comprend alors pourquoi Véronique Albert ne sera jamais invitée par l’équipe amenée à diriger cette forteresse de la danse, et qui aura pour mission d’armer ces "gestes de puissance". Car de tels "gestes" et de telle "puissance", Véronique Albert est bien incapable.

 

On ne tombera pas le superlatif vendeur, et on ne saurait affirmer que Des pas sur la neige serait "LE spectacle du siècle". Disons même que c’est un spectacle fragile, pourtant vivement apprécié par les spectatrices et spectateurs de Talange, y compris les jeunes élèves du collège Le Breuil, qui ont pu réaliser à cette occasion un stage en régie lumière et son. Mais voilà : éloignée des courants mainstream qui accaparent aujourd’hui le devant de la scène chorégraphique, Véronique Albert (et avec elle, bien d’autres artistes de sa trempe) est quasi totalement exclue des réseaux chargés d’en organiser la production et la diffusion. Comme le disait Bernard Noël, les censures invisibles sont les plus insidieuses. Car comment, dans ces conditions, ne pas se décourager et continuer à répondre à la nécessité de créer ?


Il y a pourtant, dans Des pas sur la neige, une écriture, même « non linéaire », et un geste, assez "puissant" en un sens : un geste de délicatesse. Mais au fait, quelle est aujourd’hui la valeur de la délicatesse ?

 

Jean-Marc Adolphe

 

(Véronique Albert sera cependant invitée à la seconde édition du festival des humanités, en septembre 2025. Le site internet de l’association Nunatak, dont elle est la directrice artistique : https://nunatak-danse.fr)


NOTES

  

(1). Critique, écrivaine, conférencière-performeuse, historienne de la danse, autrice des ouvrages aux éditions Contredanse, Poétique de la danse contemporaine (1997, 2007), Laurence Louppe occupe une place essentielle dans la construction d’une pensée en danse depuis les années 1980. Disparue il y a dix ans, après avoir marqué toute une génération de danseurs, chorégraphes, artistes, étudiants, penseurs de la danse et des arts et amateurs, elle a laissé à travers ses écrits un ensemble consistant de savoirs et d’outils dont il importe de mesurer les survivances. (publié par le Centre national de la danse, octobre 2022).


(2). Blog de l'Espace Molière : https://espacemoliere.over-blog.com/


(3). Il s’agit de Roland Poquet, qui a fondé le Centre d’action culturelle de Douai (devenu ensuite scène nationale), en transformant et rénovant un ancien hippodrome. Un livre paru l’an passé aux éditions L’Harmattan (collection Graveurs de mémoire) “Avec ou sans murs ? Une aventure culturelle dans les Hauts-de-France”, retrace son incroyable parcours et son engagement pour le développement culturel local.


(3). Les propos de Laurence Louppe diffusés par Véronique Albert proviennent du salon d'écoute "chambre des visions" installé lors des journées d'étude « Écouter Laurence Louppe », qui se sont tenues le 30 septembre et le 1er octobre 2022 au Centre national de la danse. Écouter ICI.

(4). Titre d'un Prélude pour piano de Claude Debussy, que Véronique Albert donne à entendre dans la très délicate interprétation d'Arturo Benedetti Michelangeli (en 1978), que l'on peut voir et écouter ICI.


(5). En 1979, Vladimir Jankélévitch était l'invité de Claude Maupomé dans son émission Comment l'entendez-vous ? (ICI). Des parties de cette émission ont été reprises par Cynthia Fleury le 8 juillet 2022, dans un épisode de la série "Un été avec Jankélévitch", diffusée sur France Culture en juillet-août 2022 (à podcaster ICI).


(6). « Peut-être que j’avais fait le point avec F. et Stein, un solo dans tous les sens, une sorte de satellite dans mon travail, presque sans chorégraphie, ou alors une chorégraphie complètement improvisée, sauvage, avec moi seul comme interprète, et le guitariste Sven Lava. Je ne sais pas ce que c’était, une mini-psychanalyse peut-être, qui m’a donné beaucoup de joie et beaucoup de souffrance. » (Dominique Bagouet, entretien avec Isabelle Ginot, 2 avril 1988, mis en ligne sur le site des Carnets Bagouet, qui vient de faire peau neuve : www.lescarnetsbagouet.org ).

 

(7). Georges Frêche a été maire de Montpellier pendant 27 ans, de 1977 à 2004, avant de présider le conseil régional de Languedoc-Roussillon, de 2004 à 2010. Pendant tout ce temps, de 1977 à 2010, il a en outre présidé Montpellier Agglomération.

 

Parce que vous le valez bien, les humanités ce n'est pas pareil. Par exemple, on n'oublie pas la valeur de la délicatesse. Mais même gratuitement offerte, toute information a un prix. Dons ou abonnements ICI

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