Les mathématiques contre l'agroécologie
- Dominique Vernis
- il y a 47 minutes
- 5 min de lecture

Le collectif Cambium en 2020, lors de son installation à à la ferme de Bassenges,
sur le campus de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne. Photo Alain Herzog / EPFL
L’École Polytechnique de Lausanne décide de mettre fin à la ferme de Bassenges, modèle d’agriculture durable installé sur le campus depuis cinq ans. Ce laboratoire agroécologique, salué à sa création comme vitrine de la durabilité, sera sacrifié pour permettre l’agrandissement d’un centre de recherche en mathématiques. À croire que dans les hautes sphères de l’excellence académique, les brebis, les légumes et les circuits courts pèsent bien peu face aux équations et aux "projets de développement". Vers une "agriculture" aseptisée, sans agriculteurs ?
Que mangent les mathématiciens ? Et les incontestables compétences en matière de matériaux semi-conducteurs et nanotechnologie de la (nouvelle) présidente de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EFPL), Anna Fontcuberta i Morral, en font-elles un pur esprit, insensible aux nourritures terrestres ? Si l’on est en droit de se poser ce genre de question a priori saugrenue, c’est que l’École Polytechnique de Lausanne a décidé de mettre fin à une expérience d’agroécologie menée depuis 5 ans sur son campus de Dorigny. A l’époque, la direction de l’École, et l’Université de Lausanne (UNIL), co-décisionnaire, s’étaient vantées d’avoir choisi à l’unanimité, au terme d’un appel à projets pour reprendre l’exploitation de la ferme de Bassenges, un collectif de jeunes gens (agriculteurs, ingénieurs agronomes ou en environnement et gestionnaire) décidés à faire vivre une « micro-ferme agroforestière de polyculture-élevage » : « Avoir plusieurs hectares de terres arables sur un campus universitaire n’est pas courant. Dès l’appel à projet, notre intention était que les terres du campus servent aussi de laboratoire vivant et de vitrine aux réflexions que la société se doit aujourd’hui de mener quant à son mode d’agriculture et d’alimentation », déclarait alors Benoît Frund, vice-recteur de l’UNIL en charge de la durabilité sur le campus. « La philosophie [du collectif retenu] correspond parfaitement à ce que nous recherchions et nous avons hâte de voir leur activité se déployer sous nos fenêtres », ajoutait Etienne Marclay, alors vice-président de l’EPFL. Ce projet-pilote figurait encore dans le document d’orientation "Stratégie Climat et Durabilité 2030" qui définissait « la voie que l’EPFL s’est fixée pour assumer ses responsabilités envers sa communauté, la société et l'environnement » (Voir ICI).
Cinq ans plus tard, « les réflexions que la société se doit de mener quant à son mode d’agriculture et d’alimentation » auraient-elles cessé d’être actuelles ? Ou bien les jeunes paysan.ne.s du collectif Cambium, ainsi qu’ils se sont dénommés, auraient-ils démérité, au milieu de leurs 26 brebis laitières et 40 agneaux (plus 2 ânes, 2 chevaux et 1 vache) sur les 10 hectares où ils développent un modèle de polyculture-élevage à petite échelle, en produisant des légumes, des céréales et du fromage qu’ils valorisent au moyen de paniers, d’un marché à la ferme et de distribution sur des circuits courts ? Pas que l’on sache. La présidence de l’École Polytechnique de Lausanne a pourtant décidé, sans autre forme de concertation, de résilier au 31 janvier 2026, le bail qui leur avait été accordé.

Maquette de transformation de la ferme de Bassenges pour y accueillir un centre de recherche.
Au diable les préoccupations agroécologiques et la souveraineté alimentaire, la prestigieuse école lausannoise affiche un impératif majeur : « développer ses infrastructures de base ». Plus concrètement : permettre l’extension du Centre Bernoulli, un centre de recherche interdisciplinaire qui a pour mission « de promouvoir l’excellence et l’essor des recherches en sciences fondamentales, en réunissant des scientifiques de haut niveau dans les domaines des mathématiques, de l’informatique et de la physique théorique ». Un consortium formé d’un cabinet d’architecte suisse et d’une agence de design londonienne a d’ores et déjà désigné pour transformer les bâtiments agricoles (qui datent du 18ème siècle).
Tout en exprimant « toute son empathie » aux jeunes gens du collectif Cambium, qui n’ont pas ménagé leur peine pendant 4 ans, y compris en rénovant les bâtiments, la direction de l’École Polytechnique assure que leur expulsion « ne signifie toutefois pas l’abandon ou un bétonnage des terres agricoles du site de Bassenges : la Direction de l’EPFL a ainsi validé un projet comprenant des activités de maraîchage et d’arboriculture ainsi que la création de jardins d’agrément et de conservation aux abords des bâtiments. Le projet pour les terrains agricoles du site de Bassenges vise à créer un espace multifonctionnel poursuivant les efforts déployés depuis plusieurs années, ceci en intégrant notamment potager, verger, biodiversité et sensibilisation, en cohérence avec le projet architectural développé pour le Centre Bernoulli. (…) L’entretien général sera assuré par des prestations de maraîchage, d’arboriculture et de pâturage à façon ». En gros : de l’agriculture sans agriculteurs. Le concept est pour le moins intéressant. Les chercheurs du Centre Bernoulli réussiront peut-être à confier à l’intelligence artificielle des « prestations de maraîchage », qui sait ?
Un collectif s’est formé pour demander, dans une lettre ouverte (ICI) la reconduction du bail du Collectif Cambium et l’inscription de la fonction agricole des bâtis de la ferme dans les statuts de l’EPFL ; et au-delà, demander « l’ouverture d’un processus de concertation démocratique associant étudiant·es, chercheur·euses, employé·es professionnel·les, habitant·es et autorités locales pour penser ensemble l’aménagement des campus. Ce territoire doit être construit comme un bien commun, au service des enjeux écologiques, sociaux et scientifiques contemporains. » Aux dires d’une étudiante de ce collectif, qui a demandé l’anonymat, la direction de l’École n’est guère disposée à une telle concertation. Et pour tout projet de réunion ou d’évènement, les associations étudiantes doivent demander une autorisation préalable. Ce collectif ne s’oppose pourtant pas à un projet d’extension du Centre Bernoulli, mais estime qu’il existe des solutions alternatives qui permettraient de préserver la ferme de Bassenges, à l’instar d’autres sites universitaires dans le monde (voir sur le blog etatdurgence, ICI).
Emblématique, le cas de Bassenges dépasse le seul périmètre de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne. Jusqu’au milieu du XXe siècle, les terrains de Dorigny et d’Écublens étaient principalement agricoles, exploités par des familles paysannes et patriciennes lausannoises depuis le XVIIe siècle. Plusieurs projets d’envergure, dont une cité olympique en 1911 et un aéroport dans les années 1940, ont été envisagés mais jamais réalisés. Ce n’est qu’en 1963 que le canton de Vaud acquiert la propriété de Dorigny, amorçant la transformation du site en campus universitaire. Soixante-dix plus tard, il ne reste plus grand-chose de l’activité agricole et vivrière qui pré-existait. En Suisse, la disparition des exploitations agricoles s’accélère depuis plusieurs décennies. Aujourd’hui, ce sont en moyenne deux à trois fermes qui ferment chaque jour, soit plus de 600 par an, selon les chiffres les plus récents de l’Office fédéral de la statistique et du rapport agricole 2024. Cette évolution interroge sur la capacité du pays à maintenir une agriculture diversifiée, résiliente et proche des consommateurs. Est-ce bien le moment, pour l’École polytechnique de Lausanne, de sacrifier une ferme modèle sur l’autel du progrès ?
Dominique Vernis
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