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Photo du rédacteurJean-Marc Adolphe

Les Pas perdus, art excentrique


Les trois artistes du collectif Les Pas perdus ont rendu un drôle d’hommage à la Chartreuse des Dames de Gosnay, près de Béthune, en dressant le couvert d’un « patrimoine inventé ». Et à Labanque, centre d’art voisin, ils mettent sens dessus dessous le logement de fonction du directeur de l’ancienne Banque de France. Un dérangement doucement subversif.


A Gosnay, dans l’agglomération de Béthune, les 18 et 19 septembre derniers, les Journées du Patrimoine se sont parées de drôles de couleurs. Dans le centre de cette commune d’un petit millier d’habitants, la 5ème édition du Vintage Festival battait son plein. Il y avait, entre autres, concerts de rock and roll, exposition de mobylettes, et élection de « Miss Pin Up » : le titre est revenu à une certaine Lily Love, que l’on félicite comme il se doit.

Et à quelques encâblures de là, une singulière tribu de fantaisistes avait établi son campement face à la Chartreuse des Dames, vénérable bâtisse initialement construite par Mahaut d’Artois au début du 14ème siècle et aujourd’hui fermée au public, dans l’attente d’une coûteuse rénovation. Cette tribu ne se déplace pas sans son mobilier, ou plus exactement, récupère ce qu’elle peut alentour. Ce qui, en l’occurrence, tombe bien : non loin de là, à Bruay-la-Buissière, un important centre Emmaüs, ouvert en 1982, a de quoi meubler tout un régiment. Razzia a donc été faite sur ces meubles dont plus personne ne veut. En plein champ, face à la Chartreuse, un cercle de bahuts -en contreplaqué plus qu’en chêne massif, mais ornés de toutes sortes de moulures rustiques- forme l’arène d’un drôle de cirque sans numéro, où résonnent parfois quelques notes de musique à résonance vaguement baroque ; en fait, des « improvisations médiévales », est-il précisé.



Malgré la présence des meubles (dont, encore une fois, plus personne ne voudrait dans sa salle à manger), on ne peut pas dire qu’on se sente comme à la maison. Ou alors, c’est qu’une bande de diablotins s’y est fort amusée, dressant des assiettes illustrées transformés en pendules le long de mâts verticaux, composant un bouquet de soucoupes dans un seau à champagne, etc. Quelle est cette mystérieuse tribu, qui a de plus flanqué la façade de la Chartreuse des Dames de blasons et tentures colorés, aux motifs tantôt abstraits, tantôt reprenant, là aussi, des ustensiles de cuisine ?

Le collectif des Pas perdus, formé de trois artistes passablement loufoques (Nicolas Barthélémy, Guy-André Lagesse et Jérôme Rigaut), est basé à Marseille, mais n’en est pas à son coup d’essai dans le Nord. Entre 2008 et 2011, ils avaient hardiment transformé la Cité des électriciens de Bruay-la-Buissière (plus ancienne cité minière du Pas-de-Calais), laissée à l’abandon depuis 1979, en un « jardin des souhaits bricolés ». Aujourd’hui réhabilitée, grâce à un cofinancement de l’Union européenne, inscrite sur la liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO au titre de Paysage culturel, évolutif et vivant, la Cité des électriciens est aujourd’hui ouverte au public (un « centre d’interprétation » y invite à da découverte du patrimoine minier) et accueille séminaires, expositions et résidences d’artistes autour des thématiques du paysage, de l’urbanisme et de l’habitat miniers (Voir ICI).

La Chartreuse des Dames connaîtra-t-elle, de même, une nouvelle vie ? Après avoir été un monastère de moniales rattaché à l’ordre des Chartreux (elle fut la première chartreuse féminine fondée en dehors du cadre originel du massif de la Chartreuse, d’où son nom de Chartreuse des Dames de Gosnay), l’imposante bâtisse, composée de plusieurs corps de bâtiments, est devenue après la Révolution une grosse exploitation agricole, jusqu’en 1899, puis un coron où furent logées, dans des conditions fort peu reluisantes, des familles de mineurs. Inscrite à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques en 1986 et déclarée d’intérêt communautaire en décembre 2003, la Chartreuse des Dames de Gonay a fait l’objet depuis 1997 de plusieurs fouilles archéologiques menées par l'Université d'Artois. La fine équipe des Pas perdus s’est inspirée des vestiges et objets qui ont pu être exhumés (notamment des pièces de vaisselle), mais loin de toute reconstitution historique, le « Jardin à la Gosnaise » dont ils ont planté le décor face à la Chartreuse se revendique d’un « patrimoine inventé ». Et sa réalisation s’est accomplie en impliquant des bénévoles, ou plus exactement, comme disent les Pas perdus, des «occasionnels de l’art». « Ce qui nous intéresse, c’est de travailler avec des gens. On propose de les rencontrer et de fabriquer une œuvre ensemble, à partir de leur vécu et du nôtre », commente Guy-André Lagesse.

Inutile de chercher à ranger les Pas perdus dans telle ou telle catégorie de l’art contemporain, quand bien même ce « groupuscule artistique » parle « d’art approximatif » : même ça, ça reste… approximatif. Pourquoi, d’ailleurs, vouloir les ranger quand eux-mêmes se situent délibérément du côté du dérangement ?



En témoigne, à une poignée de kilomètres de la Chartreuse de Gosnay, l’exposition Le directeur est fou, au centre d’art Labanque, à Béthune, jusqu’au 12 décembre. C’est encore une histoire de relation avec un lieu. Labanque ne porte pas ce nom pour rien : ce centre d’art, initié par la Communauté d’Agglomération de Béthune-Bruay, Artois Lys Romane, ouvert au public depuis 2015, occupe en effet le siège d’une ancienne succursale de la Banque de France. Les principaux espaces d’exposition sont en sous-sol, où trônait la salle des coffres (Nicolas Guiet y repeint les murs de couleurs vives, avec ajout de volumes rectangulaires ou cylindriques) ; et au premier étage, dans ce qui fut le logement de fonction du directeur. Là, précisément, que les Pas perdus ont jeté leur dévolu, en agençant un sacré chambardement de meubles défiant les lois de la pesanteur et… de la raison. Jeu d’amoncellement et d’empilements, de tension entre le stable et l’instable, de décorum poussé à l’extravagance, l’installation chamboule les perspectives, ruine l’idée même d’un ordonnancement bourgeois tel qu’imagine-t-on, il a pu présider à cet ancien appartement de fonction. Caverne d’Ali baba, capharnaüm, dira-t-on. Pas tant que cela, curieusement. Car le désordre qui règne ici en maître n’est qu’apparent. Y sous-existe un ordre de la fantaisie, qui se révèle à travers mille détails, comme ces piles de livres qui soutiennent une table renversée, en équilibre sur deux canapés à la verticale, ou encore cet amas de coussins qui fait tampon entre deux meubles. Murs peints, tentures superposées, participent d’un même dés-équilibre des formes et des couleurs. Il y a là, dans cette manière de jouer avec les cadres (à la Chartreuse des Dames comme à Labanque), quelque chose de doucement subversif. Par facilité, on dira de l’art mis en œuvre par les Pas perdus qu’il est excentrique : « dont la manière d’être est en opposition avec les idées reçues », dit le dictionnaire. Une excentricité assumée, qui fait, depuis plus de 15 ans, toute la singularité des Pas perdus ; et si ces francs-tireurs de l’art contemporain peuvent paraître en marge de ce qui s’expose bien souvent au nom de l’art contemporain, ils n’en ont cure. La fantaisie, le faire avec et le faire ensemble sont quelques-unes de leurs boussoles. Et pour un peu maboules qu’ils puissent paraître, ils ne perdent ni le nord, ni le sud. Les Pas perdus vont leur chemin.


Jean-Marc Adolphe


· Le directeur est fou, exposition à Labanque, à Béthune, jusqu’au 12 décembre 2021. Tél. 03 21 63 04 70. Page Facebook : https://www.facebook.com/labanquebethune

· Les Pas perdus : une œuvre sous champignons de Paris, éditions Labanque, 2021, 20 €


Portfolio


Jardin à la Gosnaise, 18 et 19 septembre 2021, Chartreuse des Dames de Gosnay



Le directeur est fou, exposition au centre d'art Labanque, Béthune










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