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Lia Rodrigues, un "Radeau de la méduse" en version brésilienne

Dernière mise à jour : 14 sept.

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Borda, chorégraphie de Lia Rodrigues. Photo Sammi Landweer


Invitée par la Biennale de danse de Lyon et le Festival d’Automne à Paris, Lia Rodrigues célèbre les 35 ans d’existence sa compagnie, installée depuis 2004 dans la favela de Maré à Rio de Janeiro. Avec la création de Borda, elle recycle la sève de ses pièces antérieures, dans une transformation gestuelle qui finit en apothéose, irriguée par les travaux et la pensée de la plasticienne Lygia Clark, les collectages ethnographiques de Mario de Andrade, ou encore l’effusion festive du candomblé.


La Biennale de la danse de Lyon nous a permis de découvrir la nouvelle pièce de Lia Rodrigues, Borda, présentée en primeur à la Maison de la danse – la MAD pour les intimes. Borda, substantif issu du français bord, signifie lisière, rivage, frontière, etc. Le mot désigne aussi le pont supérieur d’un navire. Border, en portugais comme en espagnol, veut aussi dire « broder », action qu’il faut prendre au sens propre (si on se réfère aux costumes de scène, lesquels, soit dit dans cette parenthèse, ne font qu’un avec le décor, les tenues imaginées par Lia Rodrigues ayant été cousues/recousues, recyclées, customisées, ornées, pailletées par Antonia Jardilino de Paiva) et au sens métaphorique. Comme toujours chez la chorégraphe et, plus particulièrement, dans ses deux dernières pièces, Fúria (2018) et Encantado (2021) que vient compléter cette création.

 

La structure paraît simple. Et, de fait, elle l’est. On en retrouve de semblables chez certains chorégraphes contemporain(e)s. On pense, par exemple, à la lente transformation gestuelle qui finit en apothéose dans Cela nous concerne tous (2017) de Miguel Gutierrez ou à Crowd (2017) de Gisèle Vienne (lire ICI) mais également aux opus de Myriam Gourfink et de Sharon Eyal, auteures qui peuvent donner la sensation de faire toujours la même chose, d’enfoncer le clou, la première en décomposant le mouvement, la deuxième en le bissant et en mettant la gomme. La dextérité de notre Brésilienne est telle qu’elle parvient toujours à nous épater. Ce, avec les moyens du bord, si l’on peut dire, s’agissant sans doute aussi ici d’une allégorie du radeau sur lequel sont embarqués neuf interprètes médusés parmi les dix ayant participé à la création : Leonardo Nunes, Valentina Fittipaldi, Andrey da Silva, Larissa Lima, David Abreu, Raquel Alexandre, Daline Ribeiro, Sanguessuga, Cayo Almeida et Vitor de Abreu Oliveira.

 

En à peine plus d’une heure, Borda nous fait passer du silence au paroxysme musical, de la nuit à sa transfiguration, de la blancheur à l’omnicolore, de l’inaction au tohu-bohu. Le savoir-faire de Lia Rodrigues est tel qu’elle combine, distribue, règle avec précision chaque composante de la pièce : les données théâtrales, avec l’expérience acquise notamment auprès de Maguy Marin (on notera les passages polysémiques et les personnages énigmatiques sous influence May B), le travail sur la lumière (confiée à Nicolas Boudier), la dramaturgie (déléguée à Silvia Soter), la scénographie déjà évoquée. L’art de Terpsichore, bien sûr, commence chez Lia par le casting et la manière d’obtenir le don absolu de tous et de chacun une fois parés, maquillés, éclairés sur le plateau. La chorégraphe a aussi retenu la leçon de Lygia Clark (1920-1988), peintre et sculptrice d’avant-garde ayant fait partie du Néo-concrétisme brésilien, dont nous eûmes l’occasion de suivre les cours d’arts plastiques à Paris 1 (1). Lygia initia sans doute Lia aux « objets relationnels », à l’art pauvre, à la performance. Et à l’engagement social.

 

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Borda, chorégraphie de Lia Rodrigues. Photo Sammi Landweer


La chorégraphe démontre qu’elle est plasticienne. Non seulement elle recourt une fois de plus aux bâches – peu ou prou(e) comme Fellini dans Casanova (1976) –, comme tenues de camouflage des danseurs et danseuses façon Mummenschanz. Créant un environnement de limbes ou de nymphes de papillons en puissance. Le thème de la gestation est aussi évoqué par des poupées de chiffon, des « baigneurs » ou des cinébébés que les interprètes se lancent à plusieurs d’une extrémité de la scène à l’autre. Les effets sont surtout plastiques, nettement moins dramatiques que chez tous les adeptes de danse-théâtre. Ainsi, une fois sortis de l’accumulation textile monochrome, après qu’ils ont cessé de voguer au gré des vagues, les composites informes prennent forme ; ils s’humanisent ; les visages s’illuminent. Les têtes peintes grimaçantes paraissent alors coupées de leur corps. Lia Rodrigues fait dans l’art cinétique et dans l’Op art. Sorties de leur contexte, les tronches et les fesses de quatre interprètes sont utilisées comme des motifs visuels.

 

Le finale de la pièce est très réussi. Il est naturellement tout en couleurs, comme une comédie musicale indienne. Place est faite à la fête. Les tenues blanches de sectateurs de candomblé (2) ou de lutteurs de capoeira virent aux teintes les plus saturées qui puissent être. La danse est symbolisée par un ou une Shiva multi-pattes, un tissu en éventail dissimulant et dévoilant le vieux truc de magie. Jeunes filles et jeune gens s’en donnent à cœur joie. Sorti(e)s de leur emballage premier, toute la petite troupe s’emballe. Pour accompagner cette jubilation, Miguel Bevilacqua a développé, mixé, allongé ad lib, amplifié ce qu’il faut un enregistrement de 1938 de Mario de Andrade : Meu Cavalo Marinho (3), musique et danse vouées à l’hippocampe. Sans le crincrin du violon, avec, tout bonnement, une joute verbale de repente et les rythmes entraînants des joueurs de pandeiro.

 

Nicolas Villodre 

 

  • Borda, chorégraphie de Lia Rodrigues, a été créé à la Biennale de danse de Lyon, du 6 au 8 septembre. Au Centquatre, à Paris, du 12 au 17 septembre ; au Théâtre national de Chaillot du 19 au 21 septembre ; et au Théâtre la Piscine, à Châtenay-Malabry, le 24 septembre, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, et de la Saison Brésil-France 2025. https://www.festival-automne.com/fr/edition-2025/lia-rodrigues-borda

  • Autres dates : à la Comédie de Valence, les 2 et 3 octobre ; à la Comédie de Clermont-Ferrand, les 6 et 7 octobre ; au Lieu Unique à Nantes, les 22 et 23 janvier 2026.

  • Lia Rodrigues anime en outre un « atelier du sensible », le 20 septembre à la Maison des Métallos à Paris (ICI).

 

NOTES


(1). Lygia Clark a enseigné à l’UER d’arts plastiques de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (Centre Saint Charles) de 1972 à 1976. Elle y a développé des “propositions collectives” : expériences autour du corps, de la perception et du rapport aux objets, en continuité avec ses « objets relationnels » et l’art participatif. Ce passage à la Sorbonne a influencé une génération d’artistes et de pédagogues, posant les bases de nouvelles formes d’enseignement dans les écoles d’art françaises après Mai 68. Sa pédagogie et ses expérimentations sont régulièrement étudiées lors de colloques et expositions comme « Lygia Clark et les pédagogies d’artistes » à l’école des arts de la Sorbonne en 2025.

 

(2). Les sectateurs du candomblé sont appelés les candomblécistes ou parfois “adeptes” ou “pratiquants du candomblé”. Ils sont les membres, initiés ou non, de cette religion afro-brésilienne qui se pratiquent surtout dans les terreiros (lieux de culte). Le terme “sectateur” n’est pas couramment utilisé en portugais ni dans les communautés du candomblé ; on parle plutôt de fils ou filles de saint (“filho-de-santo”, “iaô”), de prêtres (“babalorixa”, “mãe-de-santo”) ou de novices (“abiá”). Source : Wikipedia

 

(3).  A écouter sur You Tube, ICI. Meu Cavalo Marinho est un chant traditionnel collecté lors de la célèbre Mission de recherches folkloriques qu’a dirigée Mario de Andrade dans le Nord et Nordeste du Brésil en 1938. Meu Cavalo Marinho est associé à la tradition des reisados et au genre du Cavalo Marinho, une expression populaire du Pernambuco mêlant théâtre, musique et danse. C’est un exemple typique de l’approche ethnographique d’Andrade, qui visait à documenter et valoriser les formes vivantes de la culture populaire brésilienne, à travers enregistrements et études.

 

Vidéo-annonce du spectacle



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