GRAND ENTRETIEN. On lui doit notamment l’introduction, dans les traités internationaux sur l’environnement, du principe de « non-régression ». Peu connu du grand public, Michel Prieur, juriste engagé, a créé voici tout juste 40 ans le Centre international de droit comparé de l’environnement (CIDCE), qui a acquis en 2015 le statut d’ONG accréditée auprès des Nations Unies. En exclusivité pour les humanités, Michel Prieur, pionnier d’un droit de l’environnement, évoque les combats passés… et ceux qui restent à mener. Au passage, il s’en prend vertement à Emmanuel Macron, dont le mépris des règles de la diplomatie internationale a fait échouer, en 2018-2019, le projet de Pacte mondial pour l’environnement.
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Les humanités - Vous avez créé et présidez le Centre international de droit comparé de l’environnement (CIDCE). Comment présenteriez-vous cette ONG scientifique et les objectifs auxquels elle s’emploie prioritairement ?
Michel Prieur : Le Centre International de Droit Comparé de l’Environnement (CIDCE) est né il y a exactement 40 ans, en 1982, pour renforcer la Société Française pour le Droit de l’Environnement (SFDE), que j’avais fondée à Strasbourg en 1976, et pour élargir l’étude et la réflexion sur le droit de l’environnement à l’échelle internationale et en droit comparé. Le CIDCE est une association qui a le statut d’ONG internationale. Dans son conseil d’administration siègent plusieurs juristes étrangers venant d’Amérique du Sud, d’Afrique et d’Europe : ils m’accompagnent dans cette réflexion et dans cette étude sur le développement du droit de l’environnement, au niveau international puisqu’il y a maintenant plus de 400 traités internationaux sur l’Environnement.
Notre objectif initial était d’aider les gouvernements et les acteurs de la société civile à mieux formuler juridiquement les objectifs d’environnement, dans un droit qui était alors en voie de création. L’accompagnement pédagogique, le commentaire de ce droit, l’organisation de réunions, de séminaire, de colloques, ainsi que des publications, ont naturellement accompagné cette démarche.
En 2015, le CIDCE a changé de statut puisqu’il est devenu une ONG accréditée auprès des Nations Unies, en tant qu’observateur avec le statut consultatif spécial, à l’instar des grandes ONG. Ce statut nous a octroyé une légitimité renforcée auprès des instances internationales, à New York mais aussi à Nairobi, siège du Programme des Nations Unies pour l’Environnement, auprès de tous les secrétariats des conventions internationales sur l’environnement, ainsi qu’à Genève auprès du Conseil des droits de l’homme qui dépend de l’ONU. L’Organisation Internationale pour la Francophonie (l’OIF) est aussi notre partenaire pour développer le droit de l’environnement dans les Etats francophones, particulièrement en Afrique.
L’Amérique du Sud et l’Afrique francophone sont aujourd’hui nos deux secteurs géographiques d’activité privilégiés. Nous allons fêter nos 40 ans d’existence cet automne, en octobre-novembre, avec cinq séminaires à distance, ouverts au monde entier et traduits en français et en espagnol.
Agrégé de droit public et de sciences politiques en 1969, votre formation est passée par Sciences po Paris (1964) et l’Institut des Hautes études internationales de Paris (1965). Qu’est-ce qui vous a conduit à vous intéresser tout particulièrement à cette question du droit de l’environnement, dans les années 1970 ? A cette époque, quel était sur le sujet l’état de la recherche d’une part, des politiques publiques d’autre part ? Et enfin, rétrospectivement, diriez-vous que votre démarche avait alors quelque chose de "visionnaire" ?
Pourquoi le droit de l’environnement, dans les années 1970 ? Lorsque j’ai été nommé à l’Université de Strasbourg, je ne connaissais personne. Il se trouve que le Président de l’université m’a mis en contact avec un professeur de chimie qui travaillait sur les pollutions, chimiques, industrielles, etc. On a discuté, et tout de suite j’ai été embarqué sur l’approche pluridisciplinaire de l’environnement. On ne peut pas traiter de l’environnement sans les scientifiques et, à partir des années 1970, les juristes étaient amenés à traduire en termes juridiques les développements faits par les scientifiques. J’ai créé avec ce scientifique un diplôme pluridisciplinaire qui s’appelait Pollution et nuisances, à Strasbourg en 1972, et qui existe toujours aujourd’hui. Il a été repris par tous ceux qui m’ont succédé. C’était le premier diplôme de ce type en France, avec un volet scientifique et un volet juridique. J’enseignais le volet juridique.
Il y avait des recherches naturalistes sur l’environnement bien avant les années 1970. Les scientifiques de l’université de Strasbourg, les naturalistes, notamment les biologistes, les pharmaciens aussi, étaient alors très en avance sur l’étude de la faune et de la flore. Une association de naturalistes présidée par un pharmacien m’a contacté et on a travaillé ensemble sur les aspects juridiques de la faune, de la flore et de la protection des espèces avant de les associer plus tard au diplôme « pollutions et nuisances ».
"Fessenheim : l'histoire de la plus ancienne centrale nucléaire de France", France Bleu, 20 février 2020.
Parallèlement, il y avait dans ces mêmes années le projet de centrale nucléaire à Fessenheim. Toutes ces associations scientifiques étaient vent debout contre ce projet. On participait tous aux manifestations contre Fessenheim, avec les associations alsaciennes qui étaient très actives. Au même moment en Allemagne, de l’autre côté du Rhin, il y avait aussi un projet de centrale nucléaire à Whyl. On a été contactés par les associations allemandes pour les accompagner, les aider et les conseiller. On a alors fait du droit comparé. Au final, il n’y a pas eu de centrale nucléaire à Whyl. Du côté allemand, ils ont fait des recours contre le projet de centrale, qui a été annulé par les tribunaux allemands, grâce au mouvement d’opinion que les Alsaciens ont accompagné à l’époque. On allait en famille à des manifestations sur les lieux à Whyl contre la centrale nucléaire qui était en projet… On mangeait des flammekueche, des tartes et des gâteaux préparés par les fermiers alsaciens. Grâce à ces manifestations et grâce aux recours juridiques qui ont été faits, il n’y a pas eu de centrale nucléaire à Whyl. Mais en France, les tribunaux ont confirmé le projet de Fessenheim.
Votre expertise a été sollicitée à de nombreuses reprises, notamment en France lors du Grenelle de l’environnement (2007), auprès du conseil d’analyse des politiques de développement auprès du ministre délégué chargé du développement (2012 à 2014), et comme membre de la délégation officielle française à la Conférence de Rio en 2012. Par ailleurs, vous avez été vice-président (2005 à 2008), de la commission droit de l’environnement au sein de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), entre autres… Au regard de « l’urgence climatique » qui s’impose aujourd’hui, avez-vous le sentiment que votre participation à ces différentes instances a servi à quelque chose ? Sur quels points diriez-vous qu’il y a eu des avancées significatives en termes de droit de l’environnement, et quels paliers essentiels restent à franchir ? Que faut-il attendre du projet de Pacte mondial pour l’environnement porté par les Nations unies ?
Évidemment, vu de loin, 50 ans plus tard, il y a toujours des problèmes d’environnement. C’est sûr qu’on n’a pas arrêté la dégradation de l’environnement. On ne l’a pas arrêtée, mais on l’a limitée. Elle a été limitée à des degrés divers selon les domaines. Ce n’est pas la même chose pour la faune et la flore, les centrales nucléaires, la pollution de l’eau, la pollution de l’air. Chaque domaine a sa propre histoire, avec des avancées ou des reculs. Il est donc difficile d’avoir une vision globale mais, notamment au niveau international, on ne peut que constater des progrès. Le droit international de l’environnement s’est constamment étoffé avec une multiplication de conventions internationales, de réunions, de mécanismes de contrôle...
Dans des champs d’action plus particuliers, je voudrais mentionner trois avancées significatives auxquels j’ai participé personnellement.
Il y a ainsi la Convention européenne pour le paysage, adoptée à Florence en 2000. Une telle Convention n’existait pas. Cela a poussé les États, depuis lors, à promulguer des lois Paysage qui associent nature et culture - encore une approche pluridisciplinaire. Il y a aujourd’hui des projets en Amérique du sud, et le Conseil de l’Europe a désormais ouvert la Convention de Florence à tous les États du monde.
Secundo, il faudrait citer la gestion intégrée des zones côtières, avec le protocole de Madrid de 2008, dont j’ai rédigé le projet. Ce protocole pour la gestion intégrée des zones côtières est le premier au monde en droit international. Depuis, il y a eu un protocole sur la gestion intégrée des zones côtières pour la Convention d’Abidjan en Afrique de l’Ouest. Un autre est en cours de négociation pour l’Afrique orientale. Ce protocole fait donc des petits un peu partout, avec des idées là encore transdisciplinaires. La gestion intégrée des zones côtières, c’est la rencontre nature – culture – urbanisme- tourisme – gestion agricole et industrielle – pêche, c’est la transdisciplinarité et l’interdépendance, tout ce qui est au cœur d’une politique de l’environnement.
Enfin, je voudrais insister sur l’introduction, en 2012 à Rio+20, d’un principe nouveau que j’ai personnellement contribué à intégrer dans le droit international de l’environnement et dans le droit national en France : le principe de non-régression. Dans tous les traités sur l’environnement, il est dit que « l’objectif, c’est l’amélioration de la protection de l’environnement ». C’est écrit noir sur blanc. Tout recul constitue donc une régression par rapport aux objectifs que les États se sont donnés et ont affirmés dans tous ces traités et dans toutes les conférences internationales : "protégeons plus l’environnement, toujours plus !". Mais il n’était pas écrit que ce "toujours plus" signifie l’interdiction du moins, et donc j’ai voulu que le droit introduise explicitement l’interdiction du recul sous la forme de ce mot : « non-régression »…
Les Belges, qui sont francophones mais qui utilisent l’anglais, avaient introduit dans la doctrine et dans la jurisprudence une formule anglaise : "standstill" C’est un mot difficilement traduisible en français, qui signifie : "ça reste comme c’est, on ne bouge pas". Ce principe de standstill est appliqué dans la jurisprudence belge pour signifier qu’en matière d’environnement, on ne doit pas modifier ce qui existe.
Ça m’embêtait d’utiliser le mot standstill dans le droit international. Je me suis dit : « les Anglais vont sauter dessus, ça va être une catastrophe ». J’ai poussé la formule de non-régression. Le principe en a été adopté en 2012 à la Conférence de Rio, où j’étais. Les négociations se font en anglais, il fallait traduire en anglais non-régression, alors on discutait avec les interprètes. Dans le texte final de Rio+20, les Anglais ont admis l’idée de non-régression, et commencent maintenant à utiliser le mot. Mais à l’époque, ils ont utilisé backtrack, ce qui est beaucoup plus fort que standstill ; no backtrack, "interdit de faire marche arrière !". Le principe 20 de la Déclaration de Rio de 2012 (20 ans après 1992) utilise donc « no backtrack » dans le texte anglais, et l’idée de « non-régression » dans le texte français.
Depuis 2012, l’expression non-régression s’est répandue dans des traités de droit international et j’ai été particulièrement satisfait de voir que la dernière convention internationale sur l’environnement, la Convention d’Escazu en Amérique du Sud adoptée en 2018, mentionne dans l’article 2 le principe de non-régression.
En France, j’ai réussi à faire campagne, lors de l’élaboration de la loi biodiversité en 2016, pour que soit introduit dans le Code de l’environnement le principe de non-régression. Maintenant, il y a de la jurisprudence, le Conseil d’État annule des textes réglementaires, des décrets, parce qu’ils constituent une régression du droit de l’environnement.
Emmanuel Macron et Laurent Fabius avec Ban Ki Moon, secrétaire général des Nations Unies
lors de la présentation du Pacte mondial pour l'environnement, en juin 2017.
Vous évoquiez d’autre part le Pacte mondial pour l’environnement. Là, ça a été un échec… Le Pacte mondial pour l’environnement, ce n’est pas le CIDCE qui l’a porté, nous n’avons hélas été associés qu’à la fin. Cette histoire a été menée au lance-pierre par Laurent Fabius et Emmanuel Macron [alors Président du Conseil constitutionnel et ex- Président de la COP21 d’une part et récemment élu à la Présidence de la République d’autre part, auparavant respectivement ministre des affaires étrangères et de l’économie - NdR], sans aucune connaissance des règles de la diplomatie internationale. On ne fait pas un projet aussi important en trois mois. Résultat, tous les États ont eu l’impression d’être bousculés et ça s’est cassé la figure, parce qu’en droit international il faut d’abord commencer à négocier, à discuter, à informer, et non pas arriver tout de suite avec un plat tout prêt, tout chaud, en disant "c’est à prendre ou à laisser". Là, c’est l’échec assuré.
Il y a tout de même un aspect positif : il y a eu en 2018 une approbation par l’Assemblée générale des Nations unies d’une résolution selon laquelle il faudrait un Pacte mondial pour l’environnement. Il n’y encore aucun contenu, mais l’idée est sur la table. Et cette résolution a été votée par 143 États, ce qui est énorme. Cela permet aujourd’hui de continuer à pousser ce projet, de reconnaître le droit de l’homme à l’environnement, non pas seulement dans les constitutions nationales, mais dans un traité universel. A l’heure actuelle, son inscription dans la Déclaration de Rio n’a pas la valeur juridique d’un traité ; dans un traité, ce serait juridiquement obligatoire. On est sur la route de cela, grâce au projet échoué de Macron.
Mais avant le projet de Macron, le CIDCE avait rédigé en 2017 un projet de traité sur les droits de l’homme et l’environnement. Il ne s’appelait pas pacte mondial mais « projet de Pacte international relatif au droit des êtres humains à l’environnement ». Pour que ça devienne effectif, il faut jouer le jeu de la réalité de la diplomatie. Un traité a une chance d’être accepté, lorsqu’il parle de droits de l’homme, s’il commence par être examiné à Genève, au Conseil des droits de l’homme. On a donc déposé un projet à Genève qui se situait dans le champ du droit existant en matière de droits de l’homme. Si on veut progresser en matière d’environnement au niveau international, il faut suivre le plus possible les chemins existants, et ne pas vouloir inventer la lune : les diplomates n’aiment pas la nouveauté.
Or, en matière de droits de l’homme, il y a déjà deux traités universels qui ont été adoptés en 1966 : un sur les droits civils et politiques et un sur les droits économiques, sociaux et culturels. Et ces deux traités de 1966 sont appliqués aujourd’hui par 180 États. A l’exception de quelques dictatures qui ne les ont pas appliqués, ces traités sont vraiment universels, avec des instruments de contrôle effectif à Genève, et des Comités devant lesquels on peut aller protester, et il y a des recours effectifs.
Notre projet partait de ces deux traités sur les droits de l’homme existants depuis 1966, pour en adjoindre un troisième sur les droits à l’environnement, qui reprenait l’intitulé de « Pacte international ». Comme ça, ce n’est pas la révolution, tout le monde aurait dit : "il y en a deux ; en voici un troisième". C’était tellement simple…, trop simple pour Fabius et Macron ! Ils ont voulu doubler tout le monde dans les côtes et ils se sont plantés.
Notre « projet de Pacte international relatif au droit des êtres humains à l’environnement » est déposé à Genève, il est disponible sur le site du Conseil des droits de l’homme. Mais ce projet ne peut être examiné tant qu’il émane d’une ONG ; il faut qu’un État s’en saisisse. J’attends que la France fasse cette démarche…
Mireille Delmas-Marty. Photo DR
Vous avez été assez proche de la juriste Mireille Delmas-Marty, décédée en février dernier. Dans un texte de présentation de sa « boussole des possibles », que nous avons évoqué dans les humanités (Lire ICI), elle écrit : « le droit de demain est un droit de la mondialité ». Mais dans quelle mesure un tel « droit de la mondialité » pourrait-il s’opposer à une "mondialisation" qui semble s’exercer, en matière environnementale, sans droit ni loi ? Mireille Delmas-Marty souligne encore que le régime d’« interdépendance » qui nous relie peut en partie s’opposer à la souveraineté des États-nations. Comme d’autres, elle plaide pour une « gouvernance internationale », tout en défendant « une responsabilité commune mais différenciée », et parle d’une dimension « universalisable » plutôt qu’« universelle ». Que vous inspirent (du point de vue du droit, mais pas seulement) ces réflexions ?
Le grand apport de Mireille Delmas-Marty, c’est l’interdépendance, c’est le droit commun à l’environnement. Lorsque je suis parti à la retraite, on m’a offert des Mélanges, un recueil de textes et contributions, Pour un droit commun de l'environnement. Ce titre, c’est moi qui l’ai donné, en pensant à Mireille Delmas-Marty et à son approche singulière du droit commun. L’environnement est un droit commun.
Le cœur de la réflexion de Mireille Delmas-Marty, comme pour nous, c’est l’universalisme. Et l’universalisme, ce n’est pas l’uniformité. C’est la place qu’il laisse aux particularismes, qui ne sont pas des séparatismes. Cet équilibre subtil entre universalisme et particularisme, c’est tout le jeu de la « Boussole des possibles ».
Or, le droit est capable de concilier l’universalisme de la protection de l’environnement avec le maintien des spécificités. L’expression « responsabilité commune et différenciée », qui existe depuis le Sommet de la Terre de Rio, énerve les États du Nord parce qu’évidemment, les États du Sud utilisent cette formule pour dire aux pays riches : "c’est vous qui êtes responsables de tout, donc c’est à vous de payer, et après on verra". Mais on peut très bien interpréter et appliquer cette « responsabilité commune et différenciée » non dans le sens financier, mais dans le sens juridique, avec les conventions universelles, par la formulation de règles qui maintiennent les spécificités, parce qu’en Droit, il y a toujours des clauses particulières. Il suffit de voir les Pactes internationaux sur les droits de l’homme : les droits de l’homme sont universels, mais il y a des adaptations, sur la base d’un minimum incompressible. En matière de droits de l’homme, ce n’est pas toujours facile de voir avec certains États où est la limite entre ce qui est intouchable et ce qui peut être adaptable. C’est le jeu de la jurisprudence : les juristes sont faits pour ça, pour peser les avantages et les inconvénients, pour évaluer les conditionnalités, etc.
Au dernier congrès mondial de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature, en septembre 2021 à Marseille, pour la première fois, les peuples autochtones ont été officiellement représentés, et non comme simples "observateurs". Au Brésil, en Colombie, dans d’autres pays du bassin amazonien et d’Amérique du Sud, les peuples autochtones sont souvent en première ligne dans les combats pour la préservation de la nature. Leur rôle de "gardiens de la biodiversité" est d’ailleurs aujourd’hui scientifiquement reconnu. Leur implication, leurs modes d’organisation et de défense, sont-ils source d’inspiration pour le juriste que vous êtes ?
Il faut dire, au préalable, un mot sur la France et les peuples autochtones. La France a des problèmes avec ses peuples autochtones ; des problèmes juridiques et de principe qui sont finalement contredits par le Droit existant et par les pratiques. La base du Droit international sur les droits des peuples autochtones est un traité de l’Organisation Internationale du Travail, qui est l’une des plus vieilles institutions internationales (elle a été créée en 1919, et a été maintenue après la disparition de la Société des Nations). La convention 169 de l’OIT, qui date de 1989 et porte sur les peuples autochtones, va au-delà du droit du travail car elle reconnaît des droits aux peuples autochtones, notamment dans un article qui stipule que les peuples autochtones doivent obligatoirement être consultés pour les projets qui les concernent. Il y a obligation de consultation, même si plusieurs États veulent s’affranchir de cette contrainte.
La France, pour sa part, a toujours refusé de ratifier cette convention de l’OIT, qui reconnaît indirectement les peuples autochtones. La France avance des arguments d’ordre constitutionnel. Pourquoi ? Parce que la République est une et indivisible, et que reconnaître des droits spécifiques à une communauté serait contraire à la Constitution. En France, on ne reconnaît que le droit individuel, on ne reconnaît pas le droit collectif, en dehors du droit d’association et du droit des personnes morales ou regroupées par le droit d’association. Reconnaître des droits à une communauté, ce serait reconnaître des droits collectifs qui seraient contraires à l’indivisibilité de la République. On peut en discuter, il y a de la littérature à foison là-dessus, depuis 1989, et encore en 2015 à l’occasion d’un nouveau vote négatif du Sénat. Mais la Commission nationale consultative des droits de l’homme [La CNCDH est l’institution nationale française de protection et de promotion des droits de l’homme, accréditée auprès des Nations unies – NdR] a émis plusieurs avis pour dire que ce n’est pas vrai, qu’il n’y a pas d’obstacle juridique, a demandé à maintes reprises que la France ratifie la convention de l’OIT.
En réalité, des droits ont d’ores et déjà été reconnus pour le peuple kanak, en Nouvelle Calédonie. Et lors de la création du Parc national de Guyane [Voir ICI], des droits ont été reconnus pour les peuples autochtones de Guyane avec la création d’un conseil consultatif des Amérindiens [Voir ICI]. S’il y a un conseil consultatif des Amérindiens, c’est bien qu’ils existent ! Le Droit français reconnaît donc l’existence des peuples autochtones en Guyane et en Nouvelle Calédonie. Mais il subsiste un certain blocage psychopolitique d’autant plus que, pour les peuples autochtones, il existe deux textes en Droit international : la convention 169 de l’OIT, dont je viens de parler, qui est un traité ; et il y a un autre texte plus récent et très important, qui n’est pas un traité : la Déclaration des peuples indigènes, votée par l’Assemblée générale des Nations unies en 2007. C’est un gros document, négocié pendant de longues années, et que la France a voté !
Tous les textes du droit international de l’environnement comportent un article sur les peuples indigènes. Dans notre projet de Pacte international sur les droits de l’homme, nous avons rédigé un article sur les peuples indigènes.
Manifestation autochtone en 2021 au Brésil contre Jair Bolsonaro. Photo Oliver Kornblihtt / Mídia NINJA
Pour rester en Amérique du Sud, le Chili a voulu inclure dans une nouvelle Constitution un "droit de la nature". Même s’il n’est pas toujours appliqué ni respecté, un tel droit existe depuis 1991 dans la Constitution colombienne. Des rivières y sont reconnues comme "personnalité juridique", mais cela existe aussi dans d’autres pays, même en France (en Corse, en juillet 2021, le fleuve Tavignagnu a été le premier à disposer d'une "déclaration des droits"). Alors, droit de l’environnement (entendu comme "droit de l’homme à l’environnement") ou droit de la nature ? En quoi ces notions se recoupent et se complètent-elles, ou au contraire, se distinguent et s’opposent-elles ?
C’est un sujet difficile. En France, les droits de la nature sont reconnus en Nouvelle Calédonie : le Code de l’environnement des îles Loyauté reconnaît ainsi le droit de la nature. Mais il ne faut pas tout confondre. Certains médias se gargarisent de cette notion de "droits de la nature", en pensant que c’est ce qui va améliorer la protection de l’environnement. Or, la nature est déjà protégée par le Droit. En Droit international, il y a ainsi de très nombreuses conventions internationales qui protègent les espèces animales (la CITES, sur les espèces menacées, la Convention de Berne, la Convention de Zurich, la convention qui protège le loup, le lynx, les dauphins, etc.). En France, si vous regardez le Code de l’environnement, au chapitre "Protection de la nature", il y de nombreux articles. Arrêtons de dire qu’il n’y a pas de Droit qui protège la nature, c’est faux !
La question qui est posée est la suivante : faut-il reconnaître une personnalité juridique à la nature ? De très nombreux traités, de très nombreuses lois protègent les enfants, sans leur reconnaître une "personnalité juridique", parce qu’une personne juridique, c’est une entité qui exerce elle-même le droit qu’on lui a donné. Alors, comment la nature, si on lui donne une personnalité juridique, va-t-elle elle-même exercer ses droits ? C’est un fantasme psycho-mental ! Si on reconnaît une personnalité juridique à la nature, on est bien obligé de dire que ses droits seront exercés par des êtres humains : on revient donc à la case départ. Aujourd’hui, qui exerce des droits pour protéger la nature, puisqu’il y a pléthore de droits pour la nature ? Comment la nature est-elle protégée ? Qui exerce ses droits ? Vous, moi, l’État, tous ceux qui utilisent le Code de l’environnement : des associations, l’État, des personnes physiques, tous ceux qui peuvent aller en justice pour exercer des droits et qui utiliseront le droit applicable à la nature. C’est aussi simple que ça.[1]
Peut-être faut-il améliorer les droits qui s’appliquent à la nature, mais c’est un autre sujet. Donner à la nature des droits qui renforceraient sa protection, c’est une utopie totale. C’est une méconnaissance de l’existence des droits qui, aujourd’hui, protègent déjà la nature, et qu’il faut utiliser. Du fait de ce fantasme, il y a des territoires, comme la Nouvelle Zélande où le fleuve Whanganui est un sujet de droit. Mais naturellement, c’est une association qui va agir à sa place.
Pour revenir à la France, le dernier fantasme est en Corse (c’est tout récent, le 29 juillet 2021), où une association a adopté une déclaration des droits du fleuve Tavignanu, parce qu’elle se bat contre un dépôt de déchets qui va polluer ce fleuve. Très bien, mais ils n’ont qu’à utiliser le Code de l’environnement. Le temps que l’on reconnaisse la personnalité juridique au fleuve Tavignanu, le dépôt de déchets sera installé. Donc, qu’ils agissent avec les associations pour attaquer l’autorisation de ce dépôt de déchets en montrant qu’il va polluer le fleuve, c’est déjà dans le Code de l’environnement. Tout cela introduit une confusion juridico-politique. Le Droit, c’est déjà suffisamment compliqué ; on ajoute à la confusion. Les journalistes feraient mieux d’informer sur toutes les possibilités existantes d’agir.
Vous êtes un juriste engagé. Quel regard portez-vous sur ces jeunes qui manifestent aujourd’hui dans le monde entier, que l'on qualifie "d'activistes du climat" ?
Il faudrait déjà que les jeunes commencent par voter. Sinon, ça ne sert à rien de rouspéter. C’est très bien de défiler dans la rue, mais la démocratie est à la fois participative et représentative. On dit que tous les jeunes, en tout cas une grande partie d’entre eux, sont très sensibilisés par l’écologie. A la dernière élection présidentielle, combien de jeunes se sont déplacés pour voter, et combien ont voté pour le candidat écologiste ?
Il y a un vrai problème : à mes yeux, les jeunes ne font pas le lien entre l’environnement et les outils politiques. L’environnement ne se protège pas en chantant. L’environnement se protège en agissant. Il y a des pressions sur la justice climatique (je ne sais pas si ce sont les mêmes mouvements) avec des actions devant les tribunaux. Elles ne sont pas toujours efficaces d’ailleurs, très souvent c’est un peu à côté de la plaque sur le plan juridique, mais bon… ça remue le cocotier des tribunaux. C’est important, mais ça ne suffit pas, il faut l’action politique. La politique de l’environnement ne se concrétise pas seulement par des déclarations ou en disant que la nature et l’homme sont interdépendants, elle se concrétise par l’effectivité. Et l’effectivité se concrétise par le droit parce que c’est l’instrument pour appliquer, pour imposer des règles aux acteurs économiques. Ce sont les acteurs économiques qui bloquent et ils n’agissent que si on leur impose. Tant que ce n’est pas juridiquement obligatoire, ils bloquent. Tout le travail du droit de l’environnement a été de rendre obligatoire des dispositions qui ne l’étaient pas. La RSE, la Responsabilité Sociale et environnementale des Entreprises, il y a 20 ans ce n’était pas obligatoire, maintenant ça l’est !
J’accorde beaucoup d’importance au droit international et européen, car l’histoire prouve que c’est grâce à ce niveau qu’on avance, en France comme dans les autres pays, plus ou moins vite, chacun à son rythme. L’effectivité, l’action des jeunes et de tous, passent par le Droit. Le Droit, ce n’est pas drôle, ça ne peut pas être tout à coup "j’arrive !", en disant "c’est comme ça !", en tapant du poing sur la table, ce que voulait faire Macron avec ce traité qu’il voulait imposer d’un coup. Ce n’est jamais comme ça. Le droit c’est négocié, discuté, expliqué.
Propos recueillis par Isabelle Favre,
à Saint Yrieix la Perche (Haute-Vienne), le 25 juillet 2022
[1] Augustin Berque, Être humains sur la terre. Principes d’éthique de l’écoumène, Paris, Gallimard, Le Débat, 1996, p.70 : « la question […] du qui, laquelle ne détermine pas seulement la qualité bonne ou mauvaise de l’acte, mais, antérieurement même, suppose l’existence de l’être qui peut poser cette question, à savoir l’être humain. »
Photo en tête d'article : Michel Prieur en juin 2019 au Brésil. Photo Heitor Feitosa/VEJA
Site internet du Centre International de Droit Comparé de l’Environnement : https://cidce.org/fr/
Un état des lieux sans froufrou ni paillettes sur les réelles avancées du droit de l'environnement, bravo M. Prieur et merci aux Humanités !