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Comment dit-on Lascaux en kurrama ?

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En visite à Lascaux, Burchell Hayes, représentant la Communauté Aborigène des peuples Puutu Kunti Kurrama

et Pinikura (PKKP), et Denis Coutant en charge de la culture et du patrimoine pour la Communauté. Photo DR

Comment reconstruire ? Cinq ans après la disparition du site sacré de Juukan Gorge, dynamité par Rio Tinto, des représentants des Puutu Kunti Kurrama et Pinikura, peuples aborigènes d’Australie, sont venus en France explorer les répliques des grottes de Lascaux et de Chauvet-Pont d’Arc.

 

Comment reconstruire un lieu mémoriel majeur détruit par l’exploitation minière ?  Venus du nord-ouest de l’Australie, les représentants des Puutu Kunti Kurrama et Pinikura ont entrepris un long périple jusqu’en France, sur les terres de Lascaux et de Chauvet, pour apprendre à reconstruire ce que le monde minier a détruit : leur mémoire. Cinq ans après la disparition du site sacré de Juukan Gorge, dynamité par Rio Tinto, cette délégation d’« espions d’un genre particulier » explore les secrets français de la reconstitution et de la transmission du patrimoine.

 

Des espions d’un genre particulier, mandatés par une organisation baptisée PKKP, viennent de séjourner discrètement en France : ils ont notamment été repérés en Dordogne et en Ardèche, sur des sites hautement stratégiques.

 

Explication de texte : PKKP, c’est l’acronyme de Puutu Kunti Kurrama et Pinikura, deux peuples aborigènes qui vivent au nord-ouest de l’Australie. Leur langue ? Le Kurrama, rattaché au groupe Ngayarta de la famille pama-nyungan, soit l’une des principales familles linguistiques aborigènes d’Australie. Le nom de leur communauté est tristement célèbre depuis la destruction, en mai 2020, du site sacré de Juukan Gorge par le groupe minier Rio Tinto (1) — une perte archéologique majeure, le site ayant révélé plus de 46.000 ans d’occupation humaine.

 


En quelques minutes, huit millions de tonnes de minerai de fer ont été extraites de la terre et 46.000 ans d'histoire ont disparu. Ce dynamitage a suscité un émoi sans précédent dans toute l'Australie, en particulier une mise en question quant aux conditions d'autorisations d'exploitation minière (ce dynamitage était autorisé) et sur la vraie prise en compte de la singularité des sites, tout particulièrement sur les terres aborigènes. Une enquête parlementaire a eu lieu dont le rapport (ICI) conclut à l'obligation pour Rio Tinto de dédommager les PKKP et de reconstruire le site détruit (2).

 

Depuis, la communauté PKKP œuvre à un vaste processus de réconciliation. « La grotte de Juukan est bien plus qu’un site archéologique préhistorique », clame Burchell Hayes, membre de la communauté PKKP (NDLR Puutu Kunti Kurrama and Pinikura People). Reconstruire le site détruit, c'est surtout permettre de découvrir et de comprendre ce que la grotte Juukan signifie pour la communauté des Puutu Kunti Kurrama et Pinikura : « nous avons un lien spirituel très fort avec ces lieux. Juukan Gorge porte le nom de mon grand-père maternel et nous voulons perpétuer l'héritage de ce nom. Ce sont des espaces sacrés, transmis par nos ancêtres. Nous voulons reconstruire la grotte pour que nos enfants continuent de connaître notre histoire et nos racines. » Une équipe de douze archéologues travaille déjà sur place pour préparer le chantier, amené à durer plusieurs années.

 

« Nous avons demandé que les fouilles reprennent, que le paysage soit replanté, que les discussions se fassent d’égal à égal et que la grotte soit reconstruite », poursuit Denis Coutant, directeur du patrimoine, de la langue et de la culture (Director, Heritage, Language & Culture) au sein de la Puutu Kunti Kurrama and Pinikura Aboriginal Corporation. Voilà la raison pour laquelle une délégation de la communauté PKKP a entrepris un voyage de 15.000 kilomètres pour venir en France, se documenter sur les répliques des grottes de Lascaux et de Chauvet-Pont d’Arc (3).

 

À Montignac-Lascaux, où se trouve Lascaux IV, les représentants aborigènes et australiens ont passé la journée avec les ingénieurs, conservateurs et scientifiques français. Ils ont étudié les techniques de modélisation 3D, les choix de matériaux (béton, fibre de verre, résine) et les procédés de contrôle du climat intérieur. « En Australie, la nature ne nous aide pas », confie Denis Coutant. « Dans le bush [le désert australien], les températures peuvent atteindre 50 °C et les cyclones sont fréquents. Il nous faudra imaginer d’autres matériaux, mais l’expérience française nous aide à nous poser les bonnes questions. »


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Dans la grotte de Lascaux, une délégation australienne autour de membres de la communauté aborigène des Puutu Kunti Kurrama et Pinikura (reportage France 3, capture d'écran).


Comment recréer un patrimoine disparu tout en respectant son âme ? Pour Daniel Browne, designer au sein du studio CDM (une entreprise australienne spécialisée dans la création de fac-similés), chargé du projet, cette visite est « une opportunité extraordinaire. Venir ici, c’est comprendre comment des scientifiques et ingénieurs ont su préserver la mémoire de Lascaux. La précision du travail accompli est admirable. »

 

Avant de rejoindre la Dordogne, la délégation avait visité la grotte Chauvet, en Ardèche, autre modèle mondial de conservation et de reconstitution. Deux escales françaises pour nourrir un même rêve : faire renaître un site disparu. Du côté français, la rencontre a profondément touché les équipes du site de Lascaux. André Barbé, directeur général de Semitour (organisme public en charge du rayonnement des grottes périgourdines), souligne la dimension universelle de Lascaux : « Nous avons vraiment à cœur d’ouvrir les portes des connaissances scientifiques, de partager les techniques de préservation et le message d’humanité qu’incarne Lascaux. »

 

Chaque année, des délégations venues du monde entier viennent s’inspirer du fac-similé périgourdin. L’exposition itinérante Lascaux III, qui voyage depuis dix ans à travers le monde, n’a encore jamais été présentée en Australie ni en Nouvelle-Zélande. « Nous espérons pouvoir y amener un jour cette exposition », conclut André Barbé. « Ce serait une belle manière de prolonger ce dialogue entre peuples et de faire voyager le message d’humanité de Lascaux. »

 

Ce n’est pas la première fois que des membres de ces "peuples premiers" viennent s’imprégner de lieux qui, pour nous, appartiennent à une lointaine préhistoire et pour eux à leur présent. Ainsi, en 2016, la grotte ornée de Pair-non-Pair en Gironde (voir ICI) accueillait quatre représentants du peuple aborigène Bundjalung (qui vit non loin de la mer de Tasmanie) qui ont choisi de consacrer leur vie à empêcher que leur culture tombe dans l’oubli. Goompi Ugerabah chante, Dhinawan Dreaming danse et joue du didgeridoo (long instrument à vent en bois), Aubrey Cora danse et Che Kabal Nunukal joue également du didgeridoo (4).


Traditional Aboriginal Didgeridoo Creation Song - Lewis Burns @ Heart & Mind Festival)

 

Lors de leur visite, ces musiciens Aborigènes ont été étonnés qu'on leur présente cette cavité comme un lieu sacré et par ailleurs comme un lieu de vie (repos, repas, vie en communauté).  Ce qui lie leurs ancêtres, en harmonie avec la terre, c’est la terre elle-même, dans un ensemble complexe de relations, des "lignes de traces et de rêves" qui fondent leur existence, malgré l'élimination d'environ quatre-vingts à quatre-vingt-dix pour cent de leurs propres lignées généalogiques.

 

Invité en Australie à explorer un site majeur d’art rupestre (Nawarla Gabarnmang, en Terre d’Arnhem), l’archéologue Jean-Michel Geneste, spécialiste des grottes ornées (comme Lascaux et Chauvet‑Pont d’Arc) pointait les limites de la posture scientifique "occidentale" quand on est face à une culture autochtone où passé, présent et futur se mêlent différemment (5). Même à 15.0000 kilomètres de distance, les rapprochements, toutefois, rapprochent.

 

Isabelle Favre

 

NOTES


(1). Rio Tinto est un groupe minier anglo-australien, l’un des plus importants au monde, spécialisé dans l’exploitation du fer, de la bauxite, du cuivre et du lithium. Son siège est situé à Londres et ses principales activités se concentrent en Australie, notamment dans la région du Pilbara, en Australie-Occidentale.

 

(2). Un accord entre l'entreprise et les Aborigènes a été conclu et le "plan pour reconstruire l'abri sous roche de Juukan Gorge détruit par Rio Tinto" (financé par Rio Tinto) est déjà bien engagé (ICI). La convention 169 de l’Organisation Internationale du Travail, qui date de 1989 et porte sur les peuples autochtones, va au-delà du droit du travail car elle reconnaît des droits aux peuples autochtones, notamment dans un article qui stipule que les peuples autochtones doivent obligatoirement être consultés pour les projets qui les concernent. Il y a obligation de consultation, même si plusieurs États veulent s’affranchir de cette contrainte (voir entretien avec Michel Prieur, Président du Centre International de Droit Comparé (Lire ICI).

 

(3). La grotte de Lascaux, découverte en 1940 à Montignac (Dordogne), date d’environ 17 000 à 18 000 ans, soit du Magdalénien, période où l’art pariétal atteint une forte sophistication technique. L’ouverture au public (1948–1963) provoqua des altérations biologiques (« maladies vertes et blanches »), entraînant sa fermeture et la création de répliques : Lascaux II, III, puis IV en 2016 : réplique totale réalisée par l'Atelier des fac-similés du Périgord, comprenant trente-quatre personnes (peintres, plasticiens, restaurateurs d'art, décorateurs, sculpteurs, résineurs, serruriers, infographistes et informaticiens).  La grotte Chauvet, découverte en 1994 près du Pont d’Arc (Ardèche), a été décorée il y a environ 36 000 ans, durant l’Aurignacien. Elle n’a jamais été ouverte au public afin de préserver ses peintures ; seule sa reproduction, la Caverne du Pont-d’Arc (Chauvet 2), inaugurée en 2015, est visitable.


(4). Le didgeridoo est joué par les Aborigènes du Nord de l'Australie ; son usage pourrait remonter à 20 000 ans, d'après une peinture rupestre représentant un joueur de didgeridoo, Le didgeridoo est joué par les Aborigènes du Nord de l'Australie ; son usage pourrait remonter à 20 000 ans, d'après une peinture rupestre analysée au carbone 1, représentant un joueur de didgeridoo, . C'est une longue trompe en bois, lointaine cousine du cor des Alpes ou du tongqin tibétain. Le mot est d'origine onomatopéique : il a été inventé par les colons occidentaux à partir du son de cet instrument. Les Aborigènes le nomment différemment en fonction de leur ethnie d'origine. Parmi la cinquantaine de noms, les plus courants sont : yidaki, mooloo, djubini, ganbag, gamalag, mago, maluk, yirago, yiraki, didgeridoo, etc.analysée au carbone 14. C'est une longue trompe en bois, lointaine cousine du cor des Alpes ou du tongqin tibétain. Le mot est d'origine onomatopéique : il a été inventé par les colons occidentaux à partir du son de cet instrument. Les Aborigènes le nomment différemment en fonction de leur ethnie d'origine. Parmi la cinquantaine de noms, les plus courants sont : yidaki, mooloo, djubini, ganbag, gamalag, mago, maluk, yirago, yiraki, didgeridoo, etc.

 

(5). Voir l’article « Jean-Michel Geneste, de Lascaux à Nawarla Gabarnmang (Australie) » publié sur Radio France / France Inter le 11 août 2023, ICI.

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