Déjà "distingué" par les humanités, le photojournaliste Evgeniy Maloletka est à l’honneur du festival Visa pour l’Image, en compagnie de son confrère d’Associated Press, Mstyslav Chernov, et d’autres photojournalistes comme Daniel Berehulak, Sergei Supinsky, Lucas Barioulet, et, de l’autre côté du « rideau de Z », Elena Chernishova. Parfois au péril de leur vie : en Ukraine, comme le rappelle Jean-François Leroy, directeur de Visa pour l’Image, vingt journalistes ont été tués depuis le début de l’année 2014.
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Rendez-vous incontournable du photojournalisme, le festival Visa pour l’Image, dont c’est la 34ème édition, jusqu’au 11 septembre à Perpignan, consacre une large part à l’Ukraine.
« Selon le Committee to Protect Journalists, ils sont vingt. Vingt journalistes à avoir été tués en Ukraine depuis le début de l’année 2014 », écrit Jean-François Leroy, le directeur de Visa pour l’Image. « Car depuis l’annexion de la Crimée et la sécession de Donetsk et Lougansk, ce sont huit années qui se sont écoulées. Huit ans déjà que cette guerre gronde aux portes de l’Europe. Et il n’y a pas qu’en Ukraine que les journalistes paient le prix du sang : loin des projecteurs de l’actualité, ils sont une dizaine à avoir été froidement assassinés au Mexique depuis le 1er janvier dernier. Et n’oublions pas Shireen Abu Akleh, morte d’une balle dans la tête tirée, il semblerait, par des militaires israéliens. Mais l’Ukraine focalise toutes les attentions. »
« Ce conflit », ajoute Jean-François Leroy, « aura souligné (une fois de plus) beaucoup des travers de notre profession. Il aura aussi révélé ses évolutions. Parmi les informations cruciales produites en plein brouillard de guerre, celles des membres de l’équipe d’investigation visuelle du New York Times se démarquent par leur importance. En collaboration avec leurs journalistes sur le terrain, ce sont eux qui ont su produire, tout en étant à plusieurs milliers de kilomètres de Kiev, la preuve imparable pour désarmer les fake news russes sur les exactions de Boutcha; ce sont eux aussi qui ont démontré que ces exactions se produisaient des deux côtés en vérifiant l’authenticité d’une vidéo montrant des soldats ukrainiens exécuter un soldat russe. Ne voyons pas dans ces nouvelles pratiques un clou de plus dans le cercueil du photojournalisme «classique», mais plutôt un outil supplémentaire dans l’écosystème de l’information pour enrichir le message que véhicule l’image fixe. (…) Enfin, dans cet écosystème, il convient de saluer le travail exemplaire et indispensable des agences: AFP, AP, Reuters, Getty... C’est grâce à leur réseau de journalistes, de fixeurs, de sources, à leur logistique et à leur savoir-faire que les médias du monde entier ont pu suivre ce conflit au quotidien. »
Les humanités ont, très tôt, salué le travail du photojournaliste ukrainien Evgeniy Maloletka et de son collègue d’Associated Press, Mstyslav Chernov. Ils sont tout naturellement à l’honneur de Visa pour l’Image (en attendant un prochain Prix Pulitzer ?)
A lire sur les humanités : « Marioupol, les derniers témoins de l’enfer », témoignages de Mstyslav Chernov et Evgeniy Maloletka (21 mars 2022)
Photo en tête d’article :
TCHERNIHIV, Ukraine. « Danyk Rak aime faire du vélo, jouer au foot et des moments de tranquillité avec le chien à pattes courtes de la famille et deux chats blancs, Pushuna et Lizun.
Mais à 12 ans, son enfance a été brusquement coupée court. La maison de sa famille a été détruite et sa mère gravement blessée lorsque les forces russes ont bombardé la banlieue de Kiev et les villes environnantes dans un effort raté pour saisir la capitale.
Six mois après que la Russie ait lancé son invasion de l'Ukraine, et sans fin au conflit en vue, Associated Press a revu Danyk et sa vie a été bouleversée par la guerre.
"Ma mère a besoin d'une opération chirurgicale et c'est pourquoi je dois l'aider. Je dois aider ma grand-mère aussi parce qu'elle a des problèmes cardiaques," déclare Danyk.
Danyk et sa grand-mère se joignent à des bénévoles plusieurs jours par semaine pour nettoyer les débris des bâtiments endommagés et détruits lors du bombardement russe à l'extérieur de Tchernihiv. Sur le chemin, il s'arrête à son ancienne maison, la plupart écrasée aux fondations.
Poli et doux parlé, Danyk dit que son père et son beau-père se battent tous les deux dans l'armée ukrainienne.
"Mon père est un soldat, mes oncles sont des soldats et mon grand-père aussi était un soldat. Mon beau-père est un soldat et je serai un soldat", dit-il avec un regard de détermination. "Je veux être un pilote de l'armée de l'air." »
Evgeniy Malolekta, sur sa page Facebook, 26 août 2022
Mstyslav Chernov et Evgeniy Maloletka (Associated Press), "Marioupol"
Pendant les bombardements, les habitants s’abritent dans la cave. Marioupol, Ukraine, 12 mars 2022.
Photo Mstyslav Chernov / Associated Press
« La plupart des morts étaient abandonnés dans les rues. Il n’y a pas eu d’enterrements. Aucune cérémonie. Aucun rassemblement public pour pleurer les victimes des frappes incessantes de la Russie contre la ville portuaire devenue le symbole de la résistance farouche de l’Ukraine. C’était trop dangereux. À défaut, les autorités ont chargé les corps dans un camion du mieux qu’elles ont pu et les ont enterrés dans d’étroites tranchées creusées dans la terre gelée de Marioupol. Ces fosses communes racontaient l’histoire d’une ville assiégée. Il y avait le bébé de 18 mois touché par un éclat d’obus, l’adolescent de 16 ans tué par une explosion alors qu’il jouait au football, la fillette d’à peine 6 ans transportée en urgence à l’hôpital dans son pyjama orné de licornes et maculé de sang. Il y avait la femme enveloppée dans un drap, les jambes soigneusement liées aux chevilles avec un morceau de tissu blanc. Tous furent jetés dans les tranchées. Il fallait faire vite pour se mettre à l’abri avant la prochaine série de bombardements. Le monde n’aurait rien vu de tout cela, n’aurait quasiment rien vu de Marioupol au début du siège, sans le travail de Mstyslav Chernov et Evgeniy Maloletka, l’équipe de l’Associated Press qui a rejoint la ville dès le début de l’invasion et qui y est restée longtemps bien qu’elle soit devenue l’un des endroits les plus dangereux sur terre. Pendant plus de quinze jours, ils ont été le seul média international présent dans la ville, les seuls journalistes en mesure de transmettre des vidéos et des photos au monde extérieur. Ils étaient là quand la petite fille au pyjama à licornes a été transportée à l’hôpital. Ils étaient là après le bombardement de la maternité et pendant les innombrables frappes aériennes qui ont ravagé la ville. Ils étaient là quand des hommes armés ont commencé à sillonner la ville pour traquer tous ceux qui pourraient prouver que la version de la Russie était fausse. Leur travail a rendu le Kremlin furieux. L’ambassade de Russie à Londres a publié des photos de l’AP barrées du mot «FAKE» (mensonge) en rouge. Au Conseil de sécurité de l’ONU, un diplomate russe de haut rang a brandi des photos de la maternité, affirmant qu’elles étaient truquées. L’équipe a finalement été incitée à quitter la ville. Un policier a expliqué pourquoi: «S’ils vous attrapent, ils vous mettront devant une caméra et vous feront dire que tout ce que vous avez filmé était un mensonge. Tous vos efforts et tout ce que vous avez fait à Marioupol auront été vains.» Partir a été un déchirement. Ils savaient qu’une fois partis, il n’y aurait pratiquement plus d’information indépendante depuis l’intérieur de la ville. Mais ils savaient qu’ils n’avaient pas le choix. Ils sont donc partis, discrètement, un jour où des milliers de civils fuyaient la ville, passant les barrages routiers russes les uns après les autres. Leur travail et les personnes qu’ils ont rencontrées témoignent de l’agonie de Marioupol. Comme ce médecin qui a tenté de sauver la vie de la petite fille en pyjama. Alors qu’il luttait pour la réanimer, il a fixé l’objectif de l’AP. Rempli de rage, il a hurlé: «Montrez ça à Poutine! Les yeux de cette enfant et les médecins en larmes.»
(texte issu du dossier de presse de Visa pour l’image)
Photo de gauche : Après le bombardement d’une zone résidentielle, un militaire ukrainien prend une église en photo. Marioupol,
Ukraine, 10 mars 2022. Photo Evgeniy Maloletka / Associated Press
Photo de droite : Une femme devant un camion de pompiers détruit par des tirs d’obus. Marioupol, Ukraine, 10 mars 2022.
Photo Evgeniy Maloletka / Associated Press
Mstyslav Chernov est un photojournaliste et écrivain né en Ukraine, à Kharkiv, en 1985. Il a commencé sa carrière de journaliste à Kharkiv, travaillant pour les médias ukrainiens Mediaport, Ukrainian news, Unian. Ses projets documentaires sur les questions sociales et de santé en Ukraine, au Myanmar et au Cambodge ont été publiés pour la première fois sur Unframe en 2012-2013. Au cours des huit dernières années, il a travaillé en Ukraine, en Irak, en Syrie, à Gaza et en Europe en tant que pigiste, puis en tant que journaliste permanent pour Associated Press.
Evgeniy Maloletka est un photojournaliste indépendant ukrainien basé à Kiev, originaire de la ville de Berdyansk, dans la région de Zaporijjia. Evgeniy Maloletka a commencé sa carrière en 2009 en tant que photographe salarié pour les agences de presse locales UNIAN et PHL. Il a passé un mois à travailler sur un projet photographique intitulé "House of Hope" (Maison de l'espoir), consacré à un centre de cancérologie pour enfants dans la capitale, Kiev. Les photographies ont été vendues aux enchères lors d'un événement caritatif, ce qui a permis de récolter 5.000 dollars pour les enfants malades dont les familles n'avaient pas les moyens de payer le traitement. Evgeniy Maloletka a été très impliquée dans la couverture de la révolution ukrainienne dès le début, avant de couvrir les conflits en Crimée et en Ukraine orientale pour divers médias internationaux. Par ailleurs, il travaille également sur ses projets personnels : le projet Hutsul, qui concerne la communauté ethnique hutsul de l'ouest de l'Ukraine, ses traditions et sa vie quotidienne, et le projet Donbass, qui porte sur le conflit dans l'est de l'Ukraine.
Aux côtés de Mstyslav Chernov et Evgeniy Maloletka, Visa pour l’Image rend hommage au travail d’autres photojournalistes en Ukraine…
Daniel Berehulak, "Тут жили люди / Des gens vivaient ici People Lived Here" (pour The New York Times / MAPS)
Iryna Abramova (48 ans) dans les ruines de la maison où elle et son mari Oleh vivaient depuis vingt ans. Le 5 mars 2022, lors de l’occupation de Boutcha qui a duré un mois, Oleh a été exécuté par des soldats russes sous ses yeux. Boutcha, Ukraine, 22 avril 2022.
Photo Daniel Berehulak pour The New York Times / MAPS
Le 24 février 2022, après des mois de rumeurs et de spéculations, le président russe Vladimir Poutine a lancé une attaque totale contre l’Ukraine. En réponse à l’invasion, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a appelé à la mobilisation générale et proclamé la loi martiale, interdisant notamment à tous les hommes âgés de 18 à 60 ans de quitter le pays. Ceux qui vivaient à l’étranger n’étaient pas rappelés, et pourtant des milliers de jeunes hommes et jeunes femmes ont fait le choix de rentrer pour défendre leurs maisons, leurs familles, leur nation. Alors que l’armée russe s’attendait à ce que la capitale tombe en l’espace de trois jours, elle s’est heurtée à une défense acharnée de la capitale et de tout le pays. Chaque fois que les forces russes pénétraient dans une ville ou un quartier, elles saccageaient les maisons, les bureaux et les commerces. Sur les murs de leurs maisons, les habitants inscrivaient: «люди» (des gens) vivent ici, ou «діти» (enfants), pour signaler que les occupants étaient des civils, mais cela n’a pas empêché les Russes de piller leurs maisons, de prendre leurs biens et parfois leurs vies. Début avril 2022, après un mois de combats intenses, les forces ukrainiennes ont réussi à libérer la ville de Boutcha, dans la périphérie de Kiev. Daniel Berehulak a passé plusieurs semaines à documenter les crimes de guerre commis dans cette ville où les forces armées russes, confrontées à la résistance farouche des soldats et volontaires ukrainiens, ont eu recours à une campagne de terreur et de représailles, ciblant parfois même des jeunes femmes, qui ont été violées, assassinées, autrement dit exécutées pour le seul crime d’avoir été de fières Ukrainiennes. Plus tard, lorsque l’armée russe, démoralisée et vaincue, a fini par battre en retraite, une scène d’horreur et de désolation est apparue: des corps de civils partout, dans les rues, dans les jardins, les caves et les salons, certains avec une balle dans la tête, d’autres avec les mains liées dans le dos. Et puis il y avait les séquelles psychologiques des survivants. Cette exposition relate les découvertes des combattants et des responsables ukrainiens après la retraite de l’armée russe. C’est un témoignage sur des semaines de violations des droits de l’homme, mais aussi sur la résilience d’un peuple qui lutte pour son indépendance depuis plus d’un siècle.
(texte issu du dossier de presse de Visa pour l’image)
Photo de gauche : Tatiana Petrovna (72 ans), une amie proche de la famille, près des corps de Serhiy, de son beau-frère Roman et d’un inconnu devant chez eux. Les forces russes sont responsables du meurtre de ces trois civils. Serhiy était resté sur place pour s’occuper de ses deux chiens, qui ont également été abattus. Boutcha, Ukraine, 4 avril 2022. Photo Daniel Berehulak pour The New York Times / MAPS
Photo de droite : Tatiana Petrovna (72 ans), une amie proche de la famille, près des corps de Serhiy, de son beau-frère Roman et d’un inconnu devant chez eux. Les forces russes sont responsables du meurtre de ces trois civils. Serhiy était resté sur place pour s’occuper de ses deux chiens, qui ont également été abattus. Boutcha, Ukraine, 4 avril 2022. Photo Daniel Berehulak pour The New York Times / MAPS
Daniel Berehulak est un photojournaliste basé à Mexico, au Mexique. Né de parents ukrainiens immigrés, il a grandi dans une ferme près de Sydney, en Australie. Après avoir obtenu un diplôme d'histoire à l'université de Nouvelle-Galles du Sud, sa carrière de photographe a débuté modestement, en photographiant des matchs sportifs pour un type qui gérait son entreprise depuis son garage. En 2002, il a commencé à travailler en free-lance pour Getty Images à Sydney, en photographiant principalement le sport. À partir de 2005, il a résidé à Londres, puis à New Delhi en 2009, en tant que photographe d'actualités pour Getty Images. Il s'est rendu dans plus de 60 pays pour couvrir des événements historiques tels que la guerre en Irak, le procès de Saddam Hussein, le travail des enfants en Inde, les élections en Inde et en Afghanistan et le retour de Benazir Bhutto au Pakistan. Il a également filmé des personnes confrontées aux conséquences du tsunami au Japon et de la catastrophe de Tchernobyl. Son travail a été récompensé par deux prix Pulitzer : en 2015, dans la catégorie "Feature Photography" pour sa couverture de l'épidémie d'Ebola en Afrique de l'Ouest ; et en 2017 dans la catégorie "Breaking News Photography" pour sa couverture de la "guerre contre la drogue" aux Philippines, tous deux pour le New York Times. En 2011, il a également été finaliste du Pulitzer pour sa couverture des inondations de 2010 au Pakistan. Ce ne sont là que quelques-unes des nombreuses distinctions que ses photographies ont obtenues, notamment : six prix World Press Photo ; deux prix Photographer Of The Year de Pictures of the Year International ; et les prestigieux prix John Faber, Olivier Rebbot et Feature Photography de l'Overseas Press Club, entre autres.
Depuis juillet 2013, Daniel Berehulak s'est lancé dans une carrière freelance pour se concentrer sur une combinaison de projets personnels à long terme, d'informations de dernière minute et de missions pour des clients. Il contribue régulièrement au New York Times et est membre de l’agence MAPS.
Sergei Supinsky, "L’Ukraine, de l’indépendance à la guerre" (AFP)
Lors d’une séance d’entraînement organisée dans une usine abandonnée, un instructeur militaire forme des civils
armés de kalachnikovs en bois. Kiev, 30 janvier 2022. Photo Sergei Supinsky / AFP
Longtemps, les Ukrainiens n’ont été que ceux «des confins», «de la périphérie»: «Oukraïna». Ce pays, plus étendu que la France, vivait dans l’ombre de l’imposante Russie au sein de l’URSS. Puis vint la chute de l’Union soviétique, la dislocation d’un empire, des indépendances ici et là, de la Baltique aux contreforts du Pamir, en Asie centrale. Et l’éveil d’une nation: les Ukrainiens. Sergei Supinsky a alors 35 ans. C’est un photographe expérimenté travaillant pour le quotidien Komsomolskoïe Znamia et collaborant avec l’agence de photos de presse EPA. Il fait à l’époque ce qu’il fait toujours aujourd’hui: écouter du jazz sur une installation hi-fi dont la précision ferait rêver un sous-marinier, ou arpenter les rues, les routes d’Ukraine à la recherche de la lumière, du cadre, de la photo. Ses clichés de Kiev ou Odessa ont la couleur grise de ces années de liberté mais aussi de privations, entre enfants des rues, statues déboulonnées et abandonnées, premières bagarres à la Rada, l’Assemblée ukrainienne, où la loi s’écrit parfois à coups de poing mais aussi de billets. Le pays, qui parle et prie en ukrainien, russe, hongrois ou tatar, regarde tour à tour vers Moscou, Bruxelles et vers lui-même. Les soldats portent toujours les lourds manteaux de l’époque soviétique, mais le pays signe dès 1994 un accord de partenariat avec l’Union européenne. Trois ans plus tard, Kiev signe avec Moscou un traité d’amitié et de coopération. Dans le même temps, la centrale nucléaire de Tchernobyl, dont l’explosion en 1986 a conduit à la contamination d’une partie de l’Europe, à la mort de milliers de personnes et à la fragilisation du pouvoir soviétique, finit par fermer en échange d’une aide occidentale de 2,3 milliards de dollars. Les années 2000 sont marquées par la contestation politique. L’Ukraine s’ukrainise, se décommunise. Elle fait l’apprentissage de l’indépendance, de son histoire, notamment la mémoire de la grande famine des années 1930, le «Holodomor» orchestré par Staline, ou de la «Shoah par balles», près d’un million et demi de Juifs ayant été assassinés entre 1941 et 1944. Sergei Supinsky, lui, commence à travailler pour l’Agence France Presse. Lieu Couvent des Minimes En 2004, le pays connaît un mouvement de contestation sans précédent sur fond de fraudes lors de la présidentielle. Le candidat favorable à Moscou, Viktor Ianoukovitch, est contesté dans la rue par les partisans du réformateur et pro-occidental Viktor Iouchtchenko, victime d’un mystérieux empoisonnement à la dioxine. Au terme d’un troisième tour dans les urnes, Viktor Iouchtchenko est finalement élu. Et il tourne l’Ukraine résolument vers l’Ouest après des années où le pays a louvoyé entre Moscou et Bruxelles. Les années qui suivent sont toutefois celles de la crise politique permanente sous l’œil d’un Kremlin qui œuvre en coulisse et pousse ses pions. Les élections et les fraudes se succèdent. Le 21 novembre 2013, Kiev suspend la signature d’un accord d’association avec l’UE au profit de la coopération avec Moscou. L’annonce jette dans la rue des centaines de milliers de manifestants qui occupent Maïdan, la place de l’Indépendance, pour réclamer le départ de Viktor Ianoukovitch, devenu président quelques années plus tôt. En janvier 2014, la police antiémeute charge violemment, causant les premiers morts et des centaines de blessés. La contestation s’étend en province. En février, des affrontements et des assauts des forces spéciales contre les protestataires du Maïdan font une centaine de morts à Kiev. Viktor Ianoukovitch dénonce une insurrection ; Moscou dénonce une «tentative de coup d’État» et accuse les Occidentaux. Le 22 février, le président ukrainien est destitué par le Parlement et s’enfuit en Russie. Dans la foulée, l’armée russe annexe la péninsule ukrainienne de Crimée et organise un référendum sur son rattachement à la Russie. Le Donbass, ce bassin industriel de l’est de l’Ukraine, voit des manifestants pro-russes s’emparer des bâtiments officiels. Kiev déclenche une «opération antiterroriste» dans les régions de Donetsk et de Lougansk où les séparatistes sont soutenus par l’armée russe, quels que soient les démentis de Moscou. C’est la guerre. Européens et Américains décrètent de lourdes sanctions contre les Russes. Une nouvelle guerre froide vient de débuter. Mais en Ukraine, l’armée régulière enchaîne les défaites. Un cessez-le-feu est conclu en septembre avec la participation de la Russie et de l’OSCE. En février 2015, les séparatistes et Kiev signent une seconde série d’accords de paix à Minsk à la suite d’une médiation franco-allemande. L’accord consacre une ligne de contact et une zone tampon. Le cessez-le-feu est couramment violé, mais globalement le conflit est gelé après la mort de 14 000 personnes. À l’hiver 2021-2022, l’armée russe déploie des dizaines de milliers de soldats aux frontières ukrainiennes. Coup de poker ? Menace réelle? Le 24 février, le maître du Kremlin parle d’une «opération militaire spéciale» en Ukraine. Sur le terrain, c’est une nouvelle guerre qui a débuté. Dans la capitale ukrainienne, Sergei Supinsky est à pied d’œuvre pour montrer les premières destructions causées par les bombardements russes. Le lendemain, il est au nord et dans l’est de la ville où se déroule la bataille de Kiev. Ses photos témoignent des premiers soldats russes tués en tentant de prendre Kiev. Depuis, Sergei Supinsky n’a pas arrêté de photographier."
(Karim Talbi, rédacteur en chef Europe – AFP, texte issu du dossier de presse de Visa pour l’image)
Photo de gauche : Un instructeur de l’Armée rouge soviétique passe les rangs en revue dans une base militaire. Le Parlement ukrainien a décidé de créer sa propre armée et a demandé à être impliqué dans toute prise de décision concernant les armes nucléaires soviétiques
en Ukraine. Kiev, 29 octobre 1991. Photo Sergei Supinsky / EPA
Photo de droite : Mikhaylo Porkhomenko (68 ans, à gauche) salue son ami Mykhaylo Lyashevych (85 ans), venu lui rendre visite
depuis un village de la zone d’exclusion de Tchernobyl où un certain nombre de personnes âgées sont revenues
et continuent d’y vivre illégalement. Village de Loubianka, 6 mars 2006. Photo Sergei Supinsky / AFP
Sergei Supinsky est né le 1er janvier 1956. A fait son service militaire dans l'armée soviétique après ses études à l'école. A travaillé comme graphiste au combinat d'art et de design de Kiev. Étudie à la faculté de photojournalisme de l'Institut de journalisme. Il a travaillé pour les journaux ukrainiens Komsomolskoe Znamya et Respublika. Il a rejoint l'European Pressphoto Agency epa en 1991. Depuis 2003, Sergei Supinsky est photographe de l'Agence France-Presse (AFP) en Ukraine.
Lucas Barioulet, "Ukraine: la guerre au quotidien"
Une cible représentant le portrait du président russe Vladimir Poutine dans un stand de tir. Lviv, Ukraine, 24 mars 2022.
Photo Lucas Barioulet pour Le Monde
« 5h30, Moscou, le 24 février 2022. Vladimir Poutine, assis derrière son bureau, annonce le lancement d’une opération militaire spéciale en Ukraine. Dans la foulée, les premiers missiles s’abattent sur le sol ukrainien, alors que le président Volodymyr Zelensky appelle le pays à prendre les armes. En quelques instants, la vie de millions d’Ukrainiens et Ukrainiennes bascule à jamais. Dans un hôpital de Kiev, une mère dort depuis trois mois au chevet de son fils dont la jambe, fauchée par un obus, a été amputée. Dans les ruines de Borodyanka, une vieille femme demande son chemin aux passants, perdue dans sa propre ville. À Lviv, un conservateur regarde les murs vides de son musée, tandis qu’une mère pleure son deuxième fils tombé au combat. Au-delà de la perte d’un territoire, c’est aussi la destruction d’un pays, de son identité, de son patrimoine, de son économie. Il y a ceux qui n’ont d’autre choix que de fuir et ceux qui décident de rester. Une vie dans les abris souterrains ou les wagons bondés, rythmée par les sirènes, où la mort vient du ciel. Et le traumatisme de la guerre qui s’immisce dans les esprits. «J’ai vu une vidéo de soldats russes en train de brûler et j’ai ri. L’espace d’un instant, je ne me suis plus reconnue, tout avait changé. Je ne me pensais pas capable de ça…», raconte Alina, une habitante de Kiev. À travers ces images réalisées en commande pour le journal Le Monde de mars à mai, j’ai voulu montrer le quotidien de la guerre et son impact sur la population, en documentant cette vie totalement bouleversée mais qui continue malgré tout. On se rend compte que la guerre ne se résume pas aux missiles et à la destruction: elle impacte les vies de millions de personnes, piégées pour certaines dans leurs propres immeubles, leurs propres villes, leur propre pays. Alors même que l’information est détournée, transformée, instrumentalisée, montrer la réalité de la guerre devient indispensable. Sur le terrain, il y a ceux qui nous aident, fixeurs, médecins, volontaires, soldats, tous ceux qu’on laisse derrière nous quand on repart. Il y a l’attente, l’ennui, la peur, le doute, l’absurdité, la vie, la mort. Les images ne représentent en définitive que des fractions de seconde du quotidien sur place, où la guerre, elle, est présente en permanence. »
(Lucas Barioulet, texte issu du dossier de presse de Visa pour l’image)
Photo de gauche : Dans un orphelinat, un adolescent tire les rideaux après avoir regardé le paysage par la fenêtre.
Dans la périphérie de Lviv, Ukraine, 23 mars 2022. Photo Lucas Barioulet pour Le Monde.
Photo de droite : Des personnes qui ont fui les combats à l’est déjeunent au monastère orthodoxe de la Résurrection,
affilié au patriarcat de Moscou. Lviv, Ukraine, 11 mars 2022. Photo Lucas Barioulet pour Le Monde.
Né en 1996 à Angers, Lucas Barioulet est un photographe et journaliste basé à Paris, diplômé de l’École publique de journalisme de Tours et de l’université d’État de San Diego. En 2017, il part aux États-Unis travailler sur la question migratoire à la frontière autour de Tijuana. En 2018, après une année au service photo du quotidien Le Parisien, il entame une collaboration avec l’AFP et Le Monde, couvrant l’actualité en France, de la crise des gilets jaunes à la lutte des hôpitaux contre le Covid-19. En parallèle, il mène un projet à long terme sur les républiques islamiques, y explorant les thèmes de l’identité et de la jeunesse. Après un premier chapitre en Mauritanie, récompensé par un Sony World Photography Awards, il parcourt début 2021 le Pakistan, y réalisant sa série «The Land of the Pure». En mars 2022, pour le journal Le Monde, il se rend en Ukraine pour couvrir l’invasion russe à travers le pays. Il continue depuis à s’y rendre régulièrement.
Visa pour l’Image expose également des photographies d’Elena Chernisova, qui témoignent de « l’autre côté » de la guerre, en Russie.
Elena Chernishova, "Derrière le rideau de Z"
Des Russes portant des drapeaux et des rubans de Saint-Georges au pied de la statue de Lénine, près du stade Loujniki de Moscou où se tenait un rassemblement patriotique le 18 mars pour marquer le huitième anniversaire de la «réunification» de la Crimée et de la Russie. Photo Elena Chernyshova / Panos Pictures
«L’histoire figée et “imprévisible” d’un pays à double mémoire se transforme en une double réalité dans le présent. Cela se heurte au mieux à l’incapacité d’aller de l’avant, au pire à un conflit ouvert.» Nikolay Epple, An Inconvenient Past (Un passé qui dérange), 2020
Plus de 90% des Russes étaient convaincus qu’il ne pouvait y avoir de guerre contre l’Ukraine. Le 24 février a donc été un choc. Mais le mot «guerre» était interdit, il fallait parler d’une «opération spéciale». Dans les premières semaines après l’invasion, tous les médias indépendants qui restaient ont été muselés et l’accès aux sources d’information alternatives en ligne a été bloqué. Pendant ce temps, les médias d’État bénéficiaient eux d’une augmentation considérable de leur financement. Les relations commerciales fondées sur une confiance construite au fil des décennies ont été brisées. Des centaines d’entreprises étrangères ont suspendu leurs activités commerciales ou même quitté le marché russe. De nouvelles sanctions ont été imposées, pénalisant des industries clés, notamment le pétrole et le gaz, qui dépendent des importations de biens et composants de haute technologie. Le patriarche Kirill Ier de l’Église orthodoxe russe a publiquement exprimé son soutien à la guerre, donnant ainsi la bénédiction de l’Église à l’invasion. Toute personne brandissant une pancarte sur laquelle est écrit «Ne tuez pas» risque d’être arrêtée et emprisonnée. Les prêches anti-guerre dans les églises ne sont pas tolérés. Depuis 2014, on assiste à une militarisation croissante de la société russe. Des formations militaires de cadets ont été introduites dans les établissements scolaires. La Younarmia, le mouvement national des jeunes cadets de l’armée créé en 2015, compte désormais plus d’un million d’enfants à travers la Russie. Des clubs militaires «patriotiques» œuvrent dans de nombreuses villes.
Dans les régions pauvres, l’armée est le seul ascenseur social, et les engagés volontaires, au lieu de faire le service militaire obligatoire, reçoivent immédiatement un contrat et un salaire. Certains des soldats sous contrat envoyés en Ukraine sont des adolescents ayant reçu une formation de seulement trois mois. Le ministère de la Défense n’a publié qu’à deux reprises un communiqué faisant état des pertes russes, le dernier datant du 25 mars. La victoire de la Russie lors de la «Grande Guerre patriotique» et la mémoire de ceux qui ont combattu le fascisme ont été glorifiées pour obtenir le soutien de la population aux hostilités en Ukraine, que la propagande justifie comme une «dénazification». Les lettres Z et V sont utilisées pour marquer l’équipement militaire de l’armée russe en Ukraine, et le Z est devenu un symbole de soutien à l’invasion. À Moscou, les musées accueillent des expositions comme «Le nazisme ordinaire» (sous-entendu en Ukraine), ou «L’OTAN: une chronique de la cruauté». Dans le même temps, la Cour suprême a confirmé la décision de fermer le Centre des droits de l’homme commémorant les victimes du régime de Staline et de la répression politique. Depuis le 24 février, des milliers de personnes ont été arrêtées lors de rassemblements contre la guerre. En mars, la Douma a voté une loi criminalisant la diffusion de «fausses informations» visant à discréditer «l’utilisation des forces armées russes», réduisant ainsi au silence toute opposition ou information indépendante, avec une volonté de mettre fin à toute coopération avec des organisations étrangères. Face à la répression et à la perspective d’une mobilisation générale et de la fermeture totale des frontières, de nombreux Russes ont choisi, à contrecœur, de quitter le pays.»
(Elena Chernyshova, texte issu du dossier de presse de Visa pour l'Image)
Photo de gauche : Membres de la Younarmia, le mouvement national des jeunes cadets de l’armée, défilant avec le drapeau du Donbass, une banderole «Donbass-Russie» et des photos de soldats ayant servi dans le Donbass. Ils ont rejoint le défilé du Régiment immortel commémorant les vétérans de la Grande Guerre patriotique qui, depuis 2012, a lieu chaque année le Jour de la Victoire. Les fondateurs du mouvement du Régiment immortel ont exprimé leur opposition à la guerre en Ukraine et ont demandé à ne plus être associés à ces défilés en raison de la déformation de leur message. Photo Elena Chernyshova / Panos Pictures
Photo de droite : En l’honneur de la Journée de la Russie le 12 juin, les couleurs du drapeau illuminent la façade de la Maison Blanche qui abrite le gouvernement russe. La Maison Blanche est devenue un symbole de la victoire des forces démocratiques dans les années 1990, marquant le début d’une nouvelle ère. Trente et un ans plus tard, la lettre Z est allumée sur un autre bâtiment du gouvernement de Moscou. Photo Elena Chernyshova / Panos Pictures.
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