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État de siège, état de piège


Des habitants de Marioupol passent à côté d'un pylône électrique tombé et d'un immeuble détruit, le 25 mars. Photo Alexander Ermochenko/Reuters

Ukraine : comment s’organise ce qui reste de vie dans des villes assiégées, sans eau ni nourriture, sans électricité ni communications ? Alors que l’armée russe fait de la faim une arme de guerre, reportages à Marioupol, mais aussi Huliaipole et Izyum. Et aussi, l’image du jour : un char transformé en œuvre d’art. Et deux fragments choisis : Erri de Luca et Michel Eltchaninoff.


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Ce jeudi 31 mars, devant les parlementaires hollandais, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a pointé un risque bien réel : qu'après plus d'un mois de guerre en Ukraine, celle-ci ne devienne pour les opinions européennes une « routine », a force de rapports quotidiens sur les destructions et bombardements. « Pour ceux dont la vie est en danger chaque minute, ce n’est pas une routine », a-t-il ajouté.

Marioupol, dont le nom était loin d’être familier voici deux mois, est désormais (hélas) entrée dans l’Histoire.

Marioupol bombardée et dévastée, mais Marioupol toujours résistante. Ce jeudi 31 mars, la ville n'était toujours pas entièrement prise par les forces russes.

Mais environ 170.000 personnes y sont toujours prises au piège d’un état de siège qui prend délibérément en otage les populations civiles. Ce mercredi, Kiev s’apprêtait à envoyer 45 bus pour enfin évacuer des civils, après que Moscou ait informé le Comité international de la Croix-Rouge de l’ouverture provisoire d’un couloir humanitaire. L’opération, prévue demain, aura-t-elle bien lieu ? D’après la France (qui semble de son côté avoir renoncé au convoi humanitaire avec la Grèce et la Turquie), « les quelques heures annoncées par les autorités russes ne sont pas suffisantes pour permettre l’organisation de cette évacuation dans les bonnes conditions. »


Marioupolis, une archive en ligne avec des histoires de résidents de Marioupol qui ont été témoins de crimes de guerre russes vient d'être mise en ligne afin de documenter les crimes et créer un mémorial aux victimes de l’agression russe : https://mariupol.is/





Couverture du supplément hebdomadaire de The Guardian, à paraître le 1er avril. Illustration de l'artiste ukrainienne Maria Foya.

La faim comme arme de guerre


« Pas de toit, pas de nourriture et pas d'eau ». Des habitants de Marioupol racontent comment ils survivent à un siège d'un mois, avec peu de nourriture et d'autres produits de première nécessité.

(à partir d’un reportage de Valerie Hopkins, Ben Hubbard et Gina Kolata pour le New York Times)


Après que les forces russes ont encerclé la ville de Marioupol, dans le sud de l'Ukraine, coupant l'eau et l’électricité et empêchant l’arrivée de convois humanitaires, Yulia Beley s'est réfugiée dans le sous-sol d'un voisin avec ses trois filles. Son mari parti au combat, cette boulangère de 33 ans s'est aventurée dehors sous une pluie de bombes pour aller chercher de l'eau à un puits éloigné et a essayé de réconforter ses enfants pendant que les bombardements faisaient trembler les murs et le plafond. Avec le temps, la nourriture a diminué. Yulia Beley raconte qu'elle donnait à ses enfants affamés un bol de porridge par jour à partager entre eux. Sa fille de 6 ans, Ivanka, rêvait des petits pains au pavot que sa mère avait confectionnés avant la guerre.

« J'ai juste sangloté, en hurlant dans l'oreiller quand personne ne pouvait me voir », dit-elle, encore traumatisée une semaine après avoir pu fuir la ville.

Depuis l'époque où les armées encerclaient les châteaux médiévaux en Europe jusqu'à la bataille de Stalingrad pendant la Seconde Guerre mondiale, en passant par les pressions exercées sur les rebelles en Syrie pendant les onze années de guerre civile, les militaires ont eu recours aux sièges tout au long de l'histoire, sans se soucier des effets catastrophiques sur les civils pris au piège.

Le secrétaire d'État américain Antony J. Blinken a accusé la Russie d' « affamer » les villes d'Ukraine. Il a invoqué la mémoire du frère du président russe Vladimir V. Poutine, Viktor, mort en bas âge lors du siège allemand de Leningrad pendant la Seconde Guerre mondiale. « C'est honteux », a déclaré Antony. Blinken : « Le monde dit à la Russie : 'Arrêtez ces attaques immédiatement. Laissez entrer la nourriture et les médicaments. Laissez les gens sortir en toute sécurité ».


Les spécialistes de la guerre de siège affirment que cette tactique a plusieurs objectifs : affaiblir les ennemis tout en évitant les affrontements susceptibles de tuer les soldats de la force assiégeante, ou geler les fronts actifs pendant que les forces attaquantes se repositionnent. Mais la nature éreintante des sièges leur confère un pouvoir psychologique unique parmi les tactiques de guerre, selon les spécialistes et les survivants des sièges. « C’est un moyen de briser la volonté et d'humilier - et finalement de contrôler », déclare Mouna Khaity, une chercheuse dans le domaine de la santé et du genre qui a vécu les cinq années de siège de la Ghouta orientale par le gouvernement syrien, près de Damas. « Priver une zone résidentielle de nourriture tout en la bombardant ne sert pas seulement à débusquer les combattants, dit-elle, mais à communiquer à tous ceux qui sont piégés à l'intérieur : "Vous n'êtes pas des humains égaux à moi. Vous ne méritez pas de manger, de boire, d'avoir des médicaments ou même de respirer !" »

Des habitants de Marioupol recueillent de l'eau dans un puits à la périphérie de la ville, le 9 mars.

Photo Evgeniy Maloletka/Associated Press


Après avoir encerclé Marioupol le mois dernier, les forces russes ont coupé la ville de tout ce dont elle avait besoin pour vivre, a déclaré Vadym Boichenko, le maire de Marioupol. Elles ont également détruit les centrales électriques de la ville, coupant l'électricité pour les habitants alors que les températures gelaient, puis l'eau et le gaz, essentiels pour la cuisine et le chauffage.

Certains civils ont réussi à s'enfuir, effectuant des trajets périlleux à travers les rues détruites et les postes de contrôle russes. Mais on pense qu'environ 160.000 personnes sont toujours piégées dans la ville, et plus de deux douzaines de bus envoyés il y a quelques jours pour les évacuer n'ont pas pu entrer dans la ville à cause des bombardements russes.


Près de 5.000 personnes, dont environ 210 enfants, y ont été tuées, a estimé le maire, mais ces chiffres n'ont pu être confirmés en raison de la difficulté à obtenir des informations précises. Alors que les forces russes contrôlent certaines parties de Marioupol, le centre de la ville continue de tenir, selon les évaluations militaires ukrainiennes et britanniques. Un assistant du maire, Pyotr Andryuschenko, a déclaré qu'environ 3.000 combattants ukrainiens du bataillon Azov défendaient la ville contre quelque 14 000 soldats russes.


Lorsque le siège a commencé, une habitante de Marioupol, Kristina, a déclaré qu'elle, son mari et ses deux enfants ont campé dans l'entrée de leur immeuble, espérant qu'ils y trouveraient un meilleur abri et une meilleure protection que dans leur appartement. Son mari, un analyste commercial, s'est aventuré à trouver de l'eau et elle a cuisiné sur un feu ouvert. Ils recueillaient également l'eau de pluie et la neige, faisant bouillir l'eau pour la stériliser. Elle lisait des contes de fées pour tenter de distraire les enfants, mais dès qu'ils avaient faim, « la lumière disparaissait de leurs yeux, ils n'avaient aucun intérêt pour quoi que ce soit », dit-elle. « Nous mangions une fois par jour. C'était surtout le matin ou le soir que les enfants criaient en disant : "Je veux manger". » Sa famille a finalement fui la ville, mais a laissé derrière elle son père et ses grands-parents. Elle a eu du mal à garder des traces d'eux car les réseaux téléphoniques de la ville sont pour la plupart hors service.

La semaine dernière, dit-elle, ils ont envoyé un message qui disait : « Pas de toit, pas de nourriture et pas d'eau. »

A Marioupol, le 7 mars, des habitants font la queue pour obtenir de la nourriture chaude

dans un abri anti-bombes improvisé. Photo Evgeniy Maloletka/Associated Press


Les médecins qui étudient la faim et la famine décrivent un processus sinistre dans lequel le corps se mine pour rester en vie. D'abord, il brûle le glucose stocké dans le foie, puis la graisse, puis les muscles. Alors que la déshydratation peut tuer en moins d'une semaine, un adulte bien nourri peut survivre pendant plus de 70 jours en se nourrissant uniquement d'eau. Les enfants, les personnes âgées et les malades succombent plus rapidement.

D'autres recherches ont montré que la famine n'affaiblit pas seulement le corps mais perturbe aussi l'esprit.

Nancy Zucker, professeur de psychiatrie et de sciences du comportement à l'université de Duke, révèle que des recherches menées pendant la Seconde Guerre mondiale sur 36 objecteurs de conscience masculins ayant suivi un régime hypocalorique calqué sur celui des prisonniers de guerre ont montré qu'ils avaient subi des « conséquences psychologiques importantes » : « Ils souffraient de névroses de famine - anxiété accrue, isolement accru, dépression accrue. Il est très difficile de séparer les conséquences psychologiques profondes liées au fait d'être en état de guerre de celles liées au fait de ne pas avoir assez de nourriture. »

Le souvenir de la faim a hanté les objecteurs de conscience de l'étude longtemps après qu'ils aient repris des forces. « Ils avaient besoin d'être entourés de nourriture, et certains en sont restés obsédés », dit Nancy Zucker. « Plusieurs sont devenus des chefs cuisiniers ».


Irina Peredey, 29 ans, employée municipale de Marioupol, déclare qu'après s'être échappée, elle était tellement sous le choc qu'elle n'a pas pu manger pendant plusieurs jours.

Elle a ensuite commencé à avoir envie d'un repas complet toutes les heures environ. « Une heure passe et vous avez envie de manger », raconte-t-elle. « Vous vous mettez constamment à manger - et vous voulez manger le plus possible. C'est comme ça que le corps se défend. »


Alors que Yulia Beley, la boulangère, se battait pour survivre dans le sous-sol de Marioupol, que les bombes secouaient le bâtiment et qu’elle n’avait quasiment plus rien à manger, ne autre femme lui a donné un pot de miel. « C'est comme ça que nous avons survécu », dit-elle. « Nous n'avions pas de nourriture, mais nous ne pouvons pas dire que nous ne mangions pas, car une cuillerée de miel une fois par jour est déjà une sorte de déjeuner. »

Lorsque sa famille a finalement réussi à s'échapper, elle s'est sentie faible, comme si son corps avait du mal à fonctionner. Les soldats russes lui ont offert des bonbons, à elle et à ses enfants, et elle a d'abord refusé. Puis elle a changé d'avis. « Donnez-moi des bonbons, du sucre », a-t-elle dit. « J'ai compris que j'avais besoin de quelque chose pour pouvoir me maintenir. »


A Huliaipole, « il y a des bombardements tous les jours », déclare Tetiana Plysenko, une enseignante de 61 ans.


Huliaipole, une ville qui meurt à petit feu


(à partir d’un reportage de Thomas Gibbons-Neff et Natalia Yermak pour le New York Times, photos Tyler Hicks)


La guerre ne s'arrête jamais à Huliaipole, une ville située sur les lignes de front de l'est de l'Ukraine. La plupart des habitants ont fui. Ceux qui restent écoutent les bombardements russes et se demandent : Où va tomber la prochaine ? La ville, qui comptait autrefois environ 13 000 habitants, meurt beaucoup plus lentement que les autres villes ukrainiennes.


Les bombardements commencent sérieusement un peu avant minuit, bien après que le ciel soit devenu noir d'huile, que les tours de téléphonie cellulaire se soient éteintes et que les chiens errants aient aboyé dans la nuit. Il n'y a ni électricité ni eau courante à Huliaipole. Il n'y a que l'obscurité et de longues minutes de silence où le tic-tac des horloges murales à piles ou le grincement des portes ouvertes dans le vent froid sont scrutés avec anxiété jusqu'à ce que la prochaine explosion retentisse quelque part à proximité, faisant trembler les fenêtres. Et les os.

Et puis ça recommence. Et encore. Un cri aigu, puis un boom. Parfois, les obus se rapprochent. Ou s'éloignent. Peut-être que, pendant quelques heures, ils s'arrêtent complètement. Mais c'est la même routine depuis presque un mois dans cette ville située le long de la ligne de front dans l'est de l'Ukraine, avec chaque nuit la même question : Où va atterrir le prochain ? « C'est comme vivre dans un film d'horreur », déclare Ludmila Ivchenko, 64 ans, entre deux larmes, emmitouflée dans sa parka d'hiver. Elle se balance d'avant en arrière, assise à côté de la flamme d'une bougie à huile dans le sous-sol de l'hôpital de la ville où elle et ses voisins vivent désormais.


Alors que des villes ukrainiennes comme Kharkiv et Marioupol sont déchirées par des bombardements intenses, des frappes de missiles de croisière et des avancées de l'infanterie, Huliaipole, une ville qui comptait autrefois environ 13 000 habitants, meurt beaucoup plus lentement. La ville, située à environ 90 kilomètres au nord-ouest de Marioupol et à la limite de la région du Donbass, serait probablement sur la trajectoire d’une future offensive russe dans l'est, où le ministère russe de la défense a déclaré mercredi qu'il concentrerait ses opérations. Stratégiquement située à l'intersection d'importantes routes traversant la partie orientale du pays, Huliaipole est entourée d'une demi-lune de forces russes et séparatistes qui se contentent de bombarder la ville au lieu de la prendre, probablement parce qu'elles n'ont pas encore les ressources pour le faire.


Les habitants de l'enclave qui se réduit comme peau de chagrin - il ne reste plus qu'environ 2.000 personnes - sont pris au milieu des combats d'artillerie entre les forces ukrainiennes et russes. Les maisons, les appartements, les marchés, les restaurants et les dispensaires sont lentement détruits et les gens sont obligés de fuir, de vivre dans la clandestinité ou de mourir. Pour les personnes qui sont encore présentes dans la ville, la guerre a commencé le 2 mars : le jour où l'électricité a été coupée. L'approvisionnement en eau a suivi.


Entourée de champs de blé et de tournesols ondulés et traversée par la rivière Haichur, Huliaipole a l'apparence d’une ville de l'ère soviétique : des maisons modestes et des immeubles d'habitation bas, des rues spacieuses bordées d'arbres, parfaites pour une promenade à vélo d'un après-midi dans une autre époque. Le 5 mars, les forces russes sont brièvement entrées dans la ville avant d'être repoussées. La collection d'étals vacants, à moitié détruits, où les gens vendaient autrefois des légumes et d'autres marchandises, rappelle étrangement qu'il s'agissait autrefois d'une vraie ville. Aujourd'hui, ce n'est qu'un patchwork de bâtiments vides aux fenêtres brisées et aux toits manquants, habités davantage par des chiens errants que par des personnes.

Stratégiquement située à l'intersection de routes importantes, Huliaipole est entourée d'une demi-lune de forces russes et séparatistes qui se contentent de bombarder la ville au lieu de la prendre entièrement. Environ une douzaine de civils sont morts dans les combats, selon les responsables locaux, un nombre qui inclut des personnes ayant subi des crises cardiaques pendant le siège.


« Il y a des bombardements tous les jours », déclare Tetiana Plysenko, 61 ans. Chaque matin, les gens sortent de leurs maisons et de leurs abris pour évaluer les dégâts et appeler leurs voisins pour s'assurer qu'ils sont toujours en vie. Les rumeurs sont nombreuses, tout comme les fausses informations. Une rumeur veut qu'un habitant ait été surpris en train d'aider à marquer des cibles pour l'armée russe et qu'il ait été pendu par la suite. Personne ne peut vraiment dire si c'est vrai ou non.


Des habitants réchauffent de la nourriture sur un feu à l'extérieur d'un immeuble d'habitation endommagé

à Huliaipole, dans l'est de l'Ukraine


Pour l'instant, Huliaipole est patrouillée par un petit contingent de soldats de la défense territoriale ukrainienne. L'évacuation des personnes et l'acheminement de l'aide humanitaire incombent aux quelque dix membres du conseil municipal. Ils utilisent les bus scolaires de la ville pour apporter de la nourriture et de l'eau et faire sortir les personnes qui cherchent désespérément à échapper aux bombardements.


Sergiy Brovko, 57 ans, chauffeur de bus, transportait des enfants à l'école depuis moins d'un an avant que la guerre n'atteigne la ville. Aujourd'hui, il conduit son vieux bus Isuzu jusqu'à la ville de Zaporijia et y charge l'aide humanitaire : des boîtes de pain, des boîtes de goulasch et de l'eau. Ensuite, il fait le trajet de plusieurs heures pour retourner à Huliaipole.

« Je n'aurais jamais pu imaginer cela », déclare-t-il tout en se dirigeant vers Huliaipole pour sa septième course depuis le début de la guerre. Il manœuvre son bus sur les routes pleines de nids de poule que l'on trouve souvent dans les zones rurales de l'Ukraine, rétrogradant presque jusqu'à l'arrêt pour naviguer entre les grands cratères laissés par le délabrement.


La route de Zaporijia à Huliaipole commence un peu normalement, à part les postes de contrôle militaires et les barrières routières en ciment. Mais les affiches dans la ville sont un mélange particulier de choses, signalant ce qu'était la vie dans la ville il n'y a pas longtemps et ce qui se trouve maintenant au-delà des portes de Zaporijia : entre les annonces de concerts et les arches de McDonald's se trouvent des panneaux d'affichage indiquant aux passants quelle partie d'un char russe il faut viser avec un cocktail Molotov.

Au fur et à mesure que Sergiy Brovko se rapproche de Huliaipole, le trafic s'amenuise. Les petites villes le long de la route semblent étrangement désertes, comme des décors de films abandonnés. Les postes de contrôle ukrainiens sont tenus par des hommes jeunes et âgés. Des lignes de tranchées nouvellement creusées s'éloignent en zigzag de la route, fortifiées par des rondins fraîchement coupés et des positions de mitrailleuses. Au moment où Huliaipole arrive en vue, M. Brovko a passé plusieurs panneaux récemment plantés qui déclarent : MINES.


« J'ai évacué mes parents hier », explique-t-il, soulignant qu'une maison de leur rue a récemment été touchée par des tirs d'artillerie. Il y a quelques jours, dit-il, il a dû attendre pour entrer dans Huliaipole, son bus chargé de près de 500 livres de pommes de terre, que les Russes aient fini de bombarder. Dans la nuit de lundi à mardi, il a garé son bus à la périphérie de la ville et est retourné à bicyclette chez son beau-père, où il devait passer la nuit avant de charger son bus avec les personnes évacuées le lendemain matin. Ses voisins avaient fui une semaine plus tôt, laissant leur chiot derrière eux, alors le chauffeur de bus scolaire devenu transporteur d'évacués puis gardien de chiens a donné du pain à l'animal avant de régler son réveil à 5 h 45 et de s'endormir.

Le lever du soleil a été marqué par un froid glacial. Les tirs d'obus ont cessé vers quatre heures du matin, s'éloignant au loin vers un autre point chaud de la ligne de front. Des cartons de lait, d'eau, de pain et d'autres marchandises ont été déchargés du bus de M. Brovko auprès d'un groupe de volontaires, avant qu'il ne conduise quelques rues plus loin pour récupérer la tranche d'évacués du jour.

Les quelque 40 personnes seront toutes conduites à Zaporijia, où elles seront enregistrées comme personnes déplacées. Certaines seront logées dans des dortoirs d'école et des gymnases ou chez des amis ou de la famille. D'autres quitteront le pays. Plus de quatre millions de personnes ont fui l'Ukraine depuis l'invasion russe du 24 février et 6,5 millions ont été déplacées à l'intérieur du pays, selon l'agence des Nations Unies pour les réfugiés.


Parmi la douzaine de personnes qui sont montées dans le bus scolaire de M. Brovko, principalement des femmes et des enfants, les raisons pour lesquelles elles ont quitté Huliaipole étaient similaires : les bombardements empiraient et se rapprochaient. C'était trop. Mardi, elles sont montées tranquillement dans le bus scolaire jaune, certaines en larmes. Une femme a dit au revoir à son petit chien couleur caramel, Asya, car les personnes évacuées ne sont pas autorisées à emmener des animaux de compagnie. Une autre femme, Valia, 60 ans, emmenait sa petite-fille pour retrouver le père de la fillette avant de quitter le sud de l'Ukraine. Lorsque la petite-fille a demandé où elles allaient vivre, la grand-mère a raconté un mensonge pour la rassurer : « À Dubaï. La mer est turquoise là-bas ».


Peu de temps après que les bus aient quitté Huliaipole, les bombardements ont repris et ont duré toute la journée, dit Kostiantyn Kopyl, 45 ans, chirurgien à l'hôpital et membre de l'unité locale de défense territoriale. Les forces ukrainiennes ont riposté dans la nuit, et ceux qui sont restés dans la ville ont fait ce qu'ils faisaient chaque nuit : ils ont écouté et attendu la prochaine explosion.


Un hôpital endommagé à Izyum, en Ukraine, sur une photo publiée sur Facebook

par le maire adjoint de la ville, Volodymyr Matsokin.


Izyum, dans l'est de l'Ukraine : plus de ville, que des ruines


Les forces russes occupent le nord de la ville ; les forces ukrainiennes contrôlent le sud. Au milieu de ces combats intenses, des milliers de personnes sont piégées, presque coupées du monde.


La communication avec ceux qui sont restés dans la ville a été difficile dans un contexte de coupures d'électricité et de pannes d'Internet généralisées. Mais dans un message mercredi, une jeune femme coincée à Izyum avec son compagnon a décrit les horreurs : « Il n'y a pratiquement plus de ville, seulement des ruines », dit Anastasia Onishchuk, dans un court message vocal dans lequel elle évoque des maisons brûlées et un nombre croissant de morts.

Izyum se trouve dans un endroit stratégique près de la région du Donbass, et sa prise pourrait permettre à la Russie de relier ses forces dans le nord-est et le sud-est de l'Ukraine..


Anastasia Onishchuk, 21 ans, et son compagnon, Anton Glazunov, tous deux acteurs, y sont piégés depuis des semaines après avoir fui leur domicile de Kharkiv. « Nous avons de la chance car nous vivons au premier étage, il y a un sous-sol en dessous de nous et de très bons voisins qui nous aident », dit-elle, « mais nous avons très envie de partir, car nous avons vraiment peur ».

« Je suis sûre que cette ville était très belle », dit-elle dans un autre message. « Mais maintenant, vous ne la regarderez pas sans larmes, partout il n'y a que dévastation ». Le 24 février, elle s'est réveillée avec des appels de sa sœur lui disant que Kharkiv était bombardée. Le couple a d'abord essayé de fuir vers le village d’Anton, mais n'y est pas parvenu. Un ami qui voyageait avec eux était originaire d'Izyum, ils ont alors décidé de s'y rendre.

« Maintenant, il n'y a plus ni eau, ni électricité, ni gaz, ni nourriture, ni communication », confie père d’Anastasia. « Ils ont beaucoup de chance que les voisins aient un générateur et puissent parfois charger leurs téléphones pour nous contacter ».


La ville est divisée par la rivière qui la traverse depuis que les ponts de la ville ont été détruits, indique le chef de l'administration militaire régionale de Kharkiv à l'agence de presse nationale ukrainienne.


Dans une interview publiée lundi dernier, le maire d'Izyum, Valery Marchenko, déclare sans ambafge : « Il n'y a plus de ville. Izyum, c’est maintenant Marioupol en miniature ».

, a-t-il dit, en faisant référence à la ville du sud de l'Ukraine qui a également sombré dans une crise humanitaire au milieu d'un siège russe prolongé. Les hôpitaux, les écoles et les maisons ont été détruits, près de 80 % des immeubles résidentiels à étages sont en ruines et la ville est bombardée par l'artillerie et les frappes aériennes. Depuis des semaines, il n'y a pas de couloirs humanitaires pour les personnes qui espèrent s'échapper de la ville, ajoute le maire, et il est impossible de faire entrer l'aide : « Une partie de la ville a été entièrement occupée par les forces russes et coupée de toute communication. Les ruines d'Izyum ne sont plus adaptées à la vie ».


L’IMAGE DU JOUR

Maxim Kilderov vit à Nova Kakhovka, occupée au premier jour de l’offensive russe, le 24 février. Nova Kakhovka est une ville de 48.000 habitants sur le Dniepr, à 58 km de Kherson, dans le sud de l’Ukraine.

Cet artiste réalise habituellement des graffiti, sur toutes sortes de supports. La guerre lui a fourni un support d’un genre nouveau : un blindé russe qui a brûlé lors des combats qui oppose les forces russes et ukrainiennes. Le char abandonné a été transformé en œuvre d’art, et les photos sont éditées sous forme de cartes postales, vendues sur internet pour financer une organisation humanitaire, Humanity, qui vient en aide aux personnes les plus vulnérables (retraités, personnes handicapées, jeunes enfants) coincées à Nova Kakhovka.

Pour acheter des cartes postales : ICI

Site internet de Maxim Kilderov : https://kilderov.com


FRAGMENTS CHOISIS


Erri de Luca à Paris le 16 mars 2019. Photo Joël Saget / AFP


Erri De Luca : « le pont des jouets »


A 71 ans, Erri de Luca a participé à un convoi humanitaire à destination de Sighetu Marmatiei, ville roumaine frontalière de l’Ukraine. Dans une tribune au Monde, il raconte comment cette guerre a transformé « des individus en peuple ».


EXTRAITS :

« Ce voyage en Ukraine me ramène forcément à ceux faits durant la guerre de Bosnie entre 1992 et 1995. J’avais alors la quarantaine, j’ai maintenant 71 ans, mais le désorientement du retour à la maison est toujours le même. Après les journées passées avec ceux qui ont tout perdu et qui campent dans des dortoirs de fortune, après la distribution de notre chargement et une fois nos camions vidés, le retour à la base de départ laisse aussi étourdis qu’alors. Et ça ne vient pas de la fatigue, ça vient d’un vide, le désarroi de celui qui peut revenir sain et sauf.

Aux réfugiés, il reste une valise et la caution d’être vivants, de pouvoir attendre. C’est leur conjugaison du temps, l’indicatif présent du verbe « attendre », sans regards tournés vers le passé ou le futur.

Après 1 350 kilomètres de voyage sur de bonnes routes, à travers la Slovénie, la Hongrie, la Roumanie, le convoi arrive à Sighetu Marmatiei, ville à la frontière de l’Ukraine. Parti de Modène, il est organisé par les bénévoles de [la fondation] Time4Life, qui interviennent dans plusieurs régions du monde, de la Syrie au Nicaragua. (…) Sighetu Marmatiei est la ville natale d’Elie Wiesel, qui a été enfant à Auschwitz, puis récompensé par le prix Nobel de la paix. Je n’en trouve aucune trace dans la ville. Sighetu Marmatiei est séparée de l’Ukraine par un fleuve, un pont les relie. (…)


La guerre en Bosnie m’a appris l’immense besoin de chaleur humaine, de proximité, d’affection, nécessaire pour ne pas se sentir seul dans le chaos des pertes et des fuites.Il est bon d’être plusieurs pour se manifester, demander des nouvelles avec l’aide d’interprètes. Nous sommes une trentaine de bénévoles dans ce voyage.

Toute guerre a une forme fratricide, mais celle-ci encore plus, à cause du lien étroit de culture et d’histoire entre Ukrainiens et Russes. Gogol, Boulgakov, Nekrassov, Babel – mon préféré, qui m’a poussé à étudier sa langue – sont des écrivains ukrainiens en langue russe. L’alphabet cyrillique me permet de lire les noms des lieux, des enseignes, des panneaux. Nous traversons le pont entre les deux frontières. Le long des trottoirs, quelqu’un a laissé pour les enfants ukrainiens des poupées, des jouets qui seront là pour les accueillir. On appelle déjà ce pont le « pont des jouets ».

Au-delà de la frontière avec l’Ukraine, nous franchissons les voies de la ligne de Kiev et nous pénétrons dans le territoire d’un peuple envahi. Nous nous arrêtons dans un ensemble de bâtiments scolaires où les salles ont été transformées en logements. Chaque étage a une cuisine, une machine à laver, des toilettes. Plusieurs centaines de femmes ont trouvé une place ici. Elles ne veulent pas quitter l’Ukraine. Elles viennent de Marioupol, de Kiev, d’Irpine. Grâce à leurs téléphones portables, elles restent en contact avec les hommes restés au milieu des combats. Elles sont au courant des destructions, des saccages, des viols. Aucune ne se lamente, ne s’épanche. Elles ont un sang-froid de combattantes, renforçant celui des hommes qui se battent Dieu sait où. Les enfants aussi sont disciplinés, ils jouent sans s’exciter ; si on les appelle, ils répondent, obéissants. Ils ressentent la guerre qui les a projetés loin, entassés quelque part et transformés en petits soldats sans uniforme.


La transformation en peuple de personnes qui, peu de temps avant, avaient encore des vies individuelles, des projets, des nécessités propres, part de leur comportement. Brusquement, ils se taisent, plongés dans leurs pensées, leurs peurs, leurs préoccupations. Brusquement, ils parlent en disant les mêmes phrases, en faisant les mêmes gestes. C’est aux enfants qu’on voit la transformation des individus en peuple, union de destin et de condition. » (…)


(Traduit de l’italien par Danièle Valin.) Texte intégral à lire sur Le Monde.


Michel Eltchaninoff


Michel Eltchaninoff : « Pour Poutine, une guerre de civilisation »


Dans un entretien au Monde (propos recueillis par Nicolas Truong), Michel Eltchaninoff, rédacteur en chef à Philosophie magazine, auteur de Dans la tête de Vladimir Poutine (Actes Sud, « Babel », 208 pages, 7,50 euros), estime que « Poutine mène, dans son esprit de plus en plus enfermé dans l’idéologie, une guerre de civilisation. Il cherche à étendre la domination russe sur le continent eurasien. Dimanche 6 mars, le patriarche Kirill, chef de l’Eglise orthodoxe russe, a expliqué à Moscou que le conflit ukrainien était une « lutte métaphysique » notamment contre les pays qui autorisent la Gay Pride. Les poutiniens considèrent qu’il s’agit d’un combat entre le conservatisme traditionaliste et le modernisme occidentaliste. »


EXTRAITS :

« L’apologie de la guerre et la croyance en un fondement biologique de la civilisation slave sont les deux vecteurs du poutinisme. Vladimir Poutine cite également Constantin Léontiev [1831-1891], penseur conservateur, qui voit dans l’Europe moderne une « catastrophe anthropologique », entrée en décadence depuis la Renaissance. »

[Poutine] « caricature les débats occidentaux en déplorant qu’on demande couramment aux enfants – sans l’accord de leurs parents – s’ils veulent changer de sexe, en se désolant qu’on ne peut plus lire Shakespeare parce qu’il véhiculerait des préjugés arriérés et que les minorités dictent leurs volontés à la majorité. Il explique même que la Russie avait connu le « wokisme » dans les années 1920, période des avant-gardes pour les élites intellectuelles, marquée par la libéralisation des mœurs avec des divorces à la minute et des films au sein desquels on pouvait voir évoluer des couples à trois.

Selon Poutine, les Européens sont des enfants gâtés, zombifiés par la consommation, rivés à des querelles pathétiques sur la race et le genre. D’où cette révolte des masses, comme celle des « gilets jaunes », qu’il suivait de près. Face à cette décadence de l’Occident, la Russie posséderait une maturité et une supériorité qu’il faut défendre et préserver. »

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