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Fascisme européen : l'album de famille du "nid de serpents"

Fascisme européen : l'album de famille du "nid de serpents"

Olivier Bonhomme, illustration pour "Le Monde" (31 mai 2024) ÉDITORIAL En même temps qu'il visait en France le poste de Premier ministre, Jordan Bardella louvoyait pour être désigné au Parlement européen président du groupe "Patriotes pour l'Europe", un alliage de forces complotistes, antivax et climato-sceptiques, xénophobes, homophobes, pro-Poutine et pro-Trump, en un mot : fascistes. Pourquoi un tel "double agenda" ? Longtemps l'extrême droite a été "anti-européenne". Ce n'est plus le cas. Comme jadis les nationalistes de tout poil adhéraient à la "race aryenne", les néo-fascistes d'aujourd'hui défendent une "civilisation européenne", dont le vitalisme "patriotique et traditionaliste" pourrait se substituer au progressisme et à l'universalisme des valeurs républicaines . C'est ce paradoxe qu'il faut penser et déminer pour lutter efficacement contre les plans de conquête de Bardella et consorts. Jordan Bardella a donc pris la présidence du groupe "Patriotes pour l'Europe" au Parlement européen, comme je l'écrivais hier sur Facebook . Voilà ce que disait hier sur France info le sociologue et politologue Erwann Lecoeur, spécialiste de l'extrême droite et enseignant chercheur à l'Université Grenoble Alpes : « Les Français font peu de cas de ce qu'il se passe au niveau européen. C'est un drame et une erreur. Le fait que Jordan Bardella prenne la direction du groupe est assez étonnant puisqu'on se dit qu'il avait un double agenda : soit Premier ministre en France, soit président du groupe à Bruxelles. (...) D'une certaine façon, le RN et Jordan Bardella font un pas vers une sorte de clarification. Ils rentrent dans un certain groupe qui est très nettement plutôt anti-UE, plutôt pro-Poutine et d'une certaine façon, ça va aussi peut-être peser sur l'avenir du RN en France si jamais les médias français en parlent. » Or, les médias français, audiovisuels en tout cas, tout occupés à savoir qui sera premier ou première ministre, en parlent très peu, voire peu du tout. Pourtant, comme l'écrivait hier Le Monde , « M. Bardella, qui, lundi, a reconnu des "erreurs" dans l’investiture de certains candidats polémiques pour les législatives en France, est manifestement moins prudent à Bruxelles ». Un petit portrait des six vice-présidents de ce groupe (dont les trois piliers sont : contre le soutien militaire à l’Ukraine, contre "l’immigration illégale" et pour "la famille traditionnelle"), ça ne devrait quand même pas être trop difficile à réaliser, non ? Pour les médias en mal d'inspiration, voici un petit vade-mecum concocté par les humanités , journal-lucioles qui est bien incapable "d'éclairer le jugement des citoyens" (selon le verdict de la commission paritaire des publications de presse, qui censure ainsi les aides publiques auxquelles nous pourrions prétendre). Avec, par ordre d'apparition : Roberto Vannacci , grand nostalgique de Mussolini, élu au Parlement européen sous les couleurs fascistes de la Lega de Matteo Salvini, auteur d’un pamphlet raciste et homophobe ( Il mondo al contrario , "Le monde à l’envers") où l’on peut lire par exemple : « Chers homosexuels, vous n’êtes pas normaux. Il faut s’en remettre ! La normalité, c’est l’hétérosexualité. Mais si tout vous semble normal, c’est à cause des intrigues du lobby gay international qui a banni des termes qui, il y a quelques années encore, figuraient dans nos dictionnaires : pédéraste, folle, inverti, tapette, emmanché, fiotte, tafiole, lopette, tarlouze, sodomite — qui sont aujourd’hui susceptibles de vous faire passer devant un tribunal ». La tchèque Klara Dostalova (du parti Ano), soupçonnée dans son pays de fraudes aux subventions et qui pourfend « l’idéologie verte » qui se serait emparée de toute l’Europe... Le néerlandais Sébastien Stöteler (PVV), qui compare sur son site internet l'Islam (même pas l'islamisme) à une idéologie totalitaire qui appartient à la même liste que le "fascisme, le nazisme et le communisme". Et "l'immigration de masse" est selon lui la cause principale de la crise climatique ! Le portugais António Tânger Corrêa , du parti Chega, antisémite et adepte des théories du complot, est convaincu le groupe Bilderberg , qui regroupe des personnalités de la diplomatie, des affaires, de la politique et des médias, met en oeuvre un "plan secret" pour décimer les personnes âgées (ce pour quoi le Covid aurait été conçu), et pour appliquer le " Plan Kalergi ", véritable complot pour mélanger les Européens blancs avec d'autres ethnies via l'immigration... L'espagnol Herman Tertsch ,du parti d'extrême droite Vox, ex-animateur de télévision, fils d'un diplomate nazi dans l'Espagne franquiste. Son idole à lui, c'est la dictateur chilien Augusto Pinochet. En 2020, il fut l'initiateur de la Charte de Madrid qui visait à rassembler la droite radicale d'Espagne et d’Amérique latine contre le "narco-communisme, la gauche et le crime organisé", et qui a tenté d'interférer dans les élections au Chili et en Colombie. L'autrichien Harald Vilimsky , du FPÖ, est inculpé dans de multiples scandales financiers. Co-signataire d'un "traité d'amitié" avec Vladimir Poutine après l'annexion de la Crimée en 2014, il est aussi fervent admirateur de Donald Trump. Son parti, le FPÖ, prône la "remigration", un terme banalisé qui désigne l'expulsion de millions de personnes hors d'Europe. Les personnes qui, du point de vue de l'extrême droite, ne correspondent pas à l'image d'un "Européen" devraient être expulsées - indépendamment de leur nationalité ou de leur droit de séjour. La "binationalité", à côté, c'est un amuse-gueule. Dommage que Jordan Bardella ne publie pas, sur son compte TikTok, les visages et pédigrées de ses camarades européens. Les jeunes (et pas que) qui le trouvent tellement "cool" y regarderaient peut-être à deux fois. Au Parlement européen, cette alliance des néo-fascistes, sous l'oeil gourmand du hongrois Viktor Orban, n'est pas que de circonstance. Longtemps "anti-européenne", l'extrême droite a en effet changé son fusil d'épaule. Ravalant les dissensions propres à tel ou tel "nationalisme", elle trouve désormais un terrain commun dans la promotion d'une "Europe civilisationnelle", que promeut par exemple l'essayiste bele David Engels, récemment interviewé par le site d'extrême droite Omerta , qui défend une identité "historique, patriotique, traditionaliste" (vidéo ci-dessous). Au Rassemblement national, l'un des principaux tenants de cette "Europe identitaire" s'appelle Pierre-Romain Thionnet , proche "lieutenant" de Jordan Bardella. Cet idéologue planqué , issu du syndicat fasciste "Cocarde étudiante", vient d'être élu au Parlement européen. En avril 2023, à Bruxelles, lors d'un "sommet des jeunes leaders européens", tout en se permettant de citer Homère, Paul Valéry et Gramsci, il déclarait notamment : «  L’Europe ne peut plus s’agrandir dans l’espace. Mais elle peut être conquise. (...) Conquise parce que tant de jeunes Français, tant de jeunes Européens ont peur de la vie. Ils ont peur de la donner, peur de la transmettre, peur de l’exalter. Peur de la vivre. La plus grande peur des générations qui nous ont précédé a toujours été la peur de la mort ou du Jugement dernier. La peur de notre génération est la peur de la vie. C’est un renversement inouï des mentalités, encouragé par des esprits détraqués qui nous expliquent qu’avoir des enfants est un crime écologique. La première étape du redressement de notre continent, c’est donc de retrouver le goût de la vie, de la vitalité. Débarrassons-nous de tout ce qui nous en empêche : le pessimisme, le « c’était mieux avant », l’ensauvagement, l’individualisme narcissique, la technologie qui anémie plus qu’elle n’incite à créer. À l’inverse, embrassons tout ce qui redonne sa place à la vie : la sécurité physique et matérielle, le sens, le sacré, le sentiment d’appartenance, les liens de confiance, l’espérance, et bien sûr le premier cercle de solidarité, la famille. Pour que notre civilisation existe, il faut que nos nations respectives aient le désir de vivre. Pour qu’elles vivent, il nous faut être pleinement vivants. C’est une longue quête qui nous attend, et dont l’accès au pouvoir est la condition nécessaire mais pas suffisante. Pas suffisante car nous aurons alors l’immense tâche de poser les fondements d’un renouveau, et d’en débuter les travaux prométhéens. Pour y parvenir, ce qui nous rassemble ici, c’est d’accepter des sacrifices que beaucoup ignorent. C’est le sacrifice d’une bonne partie sinon de tout notre temps disponible. Le sacrifice de l’insouciance qu’on attribue normalement à la jeunesse. Le sacrifice d’une existence purement alimentaire, quand bien même celle-ci peut être difficile. Si nous combattons, c’est parce que nous avons un but. La jeunesse européenne que nous incarnons doit puiser à la source commune de notre civilisation, et cette source, c’est la Grèce, et c’est évidemment Homère. (...) Homère nous le fait comprendre dans toute son œuvre, et notamment au milieu des tempêtes en mer, si nombreuses : nul retour à terre n’est possible sans idée fixe, sans fidélité au but.  Si Ulysse parvient à rentrer sur son île d’Ithaque et à y restaurer l’ordre, c’est parce qu’il n’a jamais dévié de son objectif initial, sinon la mer et les dieux l’auraient englouti. Alors la jeunesse de l’Europe de demain doit être fidèle à son idéal, et non pas l’ensevelir au contact de ceux qui, d’idéal, n’en ont pas et n’en ont jamais eu. Il ne s’agit pas de rêver d’un monde impossible ou de restaurer ce qui n’a jamais existé ; il s’agit de construire et de bâtir ce qui n’aurait jamais dû disparaître. Si ce n’est pas nous qui réussissons cette tâche immense, alors nos ennemis abattront leurs cartes. Pour conclure, avec Gramsci, je dirais à notre jeunesse : " Formez-vous parce que nous aurons besoin de toute votre intelligence, mettez-vous en mouvement parce que nous aurons besoin de tout votre enthousiasme, organisez-vous parce que nous aurons besoin de toute votre force ". » On ne peut combattre l'extrême droite ennemie si on ne prend le temps de lire de tels discours et de prendre la mesure du vitalisme qu'il porte. Et tâcher de comprendre pourquoi le camp de la "restauration", nationale ou européenne, en tout cas identitaire , pourrait aujourd'hui incarner ce vitalisme , de façon apparemment plus performante que la notion de progressisme , qui a fondé jusqu'ici les valeurs républicaines , tout particulièrement de gauche . Et accessoirement, considérer, contre toute attente, que pour le Rassemblement national, le Parlement européen sera un cheval de Troie des prochaines échéances électorales en France. Mais qui est véritablement prêt, ici, à s'intéresser à ce que pourrait représenter un horizon européen ? Jean-Marc Adolphe

Vaincre "l’œuf du serpent" ? Chronique post-électorale

Vaincre "l’œuf du serpent" ? Chronique post-électorale

Place de la République, à Paris, dans la soirée du 7 juillet, après l'annonce du résultat du second tour des élections législatives. Photo Louise Delmotte / AP ÉDITORIAL C'était inattendu, voire inespéré. Au second tour d'élections "législ-hâtives" convoquées après la dissolution de l'Assemblée nationale, la gauche rassemblée (plutôt que réunie) a remporté le plus fort contingent de sièges, et le Rassemblement national n'a pas conquis la majorité absolue. A gauche, la liesse a logiquement succédé au soulagement. Il serait toutefois fort imprudent de s'endormir durablement sur les lauriers d'une "victoire" toute relative. Au-delà des slogans et des "programmes" : comment "ouvrir à neuf l'indétermination d'un avenir" , comme le disait le philosophe Bernard Stiegler, pour faire époque en se rappelant que "la vie humaine est une existence" non réductible au pouvoir d'achat , et sans perdre de vue que les multiples "fractures territoriales" et autres ressentiments identitaires instrumentalisés par l'extrême droite n'ont pas fini de secréter leur venin. Me voilà gagné par une forme de "ni-ni". Ni défaitisme, ni liesse. Le soulagement, bien sûr. Mais ce n’est pas un "ouf !" de ouf (comme peut titrer Libération en Une ). J’aimerais, sans doute, être soulevé, porté sans entrave par l’enthousiasme de la "victoire" d’hier soir. Mais à soi-même, on ne peut se mentir. Cette "victoire", si elle éloigne pour l’heure le pire qui se profilait, n’est pas encore garante du meilleur qu’on puisse imaginer. Un minimum de lucidité impose de ne pas ignorer la sourdine des inquiétudes.   Pour l’heure, je ne peux pas "éditoraliser" comme prévu. Il y a trop de fatigue accumulée (que la "victoire" d’hier soir ne dissipe pas d’un coup de baguette magique) ; fatigue à laquelle s’ajoute l’incertitude du sort des humanités  (il ne reste plus qu’une dizaine de jours pour savoir si cela peut vraiment continuer…)   Au demeurant, ce que je pourrais avoir à dire n’est pas si important que ça. Je n’ai pas encore « atteint mes insécurités définitives »  (Roberto Juarroz), mais je n’ai pas besoin d’exister à tout prix, avec des mots pour rien. « Le matériau dont les mots sont faits / et le mortier qui les unit / m’ont peu à peu enseigné / un rythme secret et solitaire » (Roberto Juarroz, encore). Un « rythme secret et solitaire » qui saurait cependant se conjuguer à des constructions collectives.   Les mots qui pourront venir (demain, ou sans doute plus tard ?) demandent un temps de décantation.   Récolte de betteraves sucrières dans l’Aisne. Photo DR En attendant, quelques modestes notes.   Souvent (dans les publications que je peux commettre sur Facebook), je parle de mon "Amazonie picarde" (concrètement, le département de l’Aisne). Ce n’est pas pour se moquer, ou alors pour se moquer un peu de ceux qui se moquent. Sur les humanités , j’ai constaté que lorsqu’on parle de la vraie Amazonie, ou d’autres lointains, ou encore de peuples autochtones qui sont, en maint endroit, les "gardiens" de notre commune planète (voir ICI ), ça intéresse peu. On a beau savoir, au fond, que c’est important, on n’a pas le temps de s’y attarder. Et puis, c’est si loin. L’Aisne, c’est pareil, sauf que c’est plus près. On sait bien que c’est important, et que sans cette part de ruralité (constitutive d’un département comme celui-ci), on n’aurait, par exemple, plus grand chose à manger (sauf à se gaver de produits industriels importés, entre autres, d’une Amazonie déforestée). Or, la « fracture territoriale » est l’une des raisons majeures du vote Rassemblement national. Qu’en disent le rat des villes et le rat des champs ? (Jean de la Fontaine est né par ici…) Mais il faudrait encore ajouter qu’un territoire, ce n’est pas seulement un territoire physique, géographique ; et aussi parler de territoires mentaux, intimes, où opèrent d’autres fractures. Tellement de dignités fissurées, qui se vengent en focalisant la faute sur des boucs (émissaires)… Comment réparer ces multiples territoires des dignités blessées ? On se rassure comme on peut. Dans l’Aisne, à moins de 500 voix près, l’extrême droite a raté le grand chelem des cinq circonscriptions. Autour de Saint-Quentin, dans la seconde circonscription, le député sortant, LR, a été réélu ric-rac. Il s’appelle Julien Dive. Ce n’est pas un écolo : en 2020, il était favorable à la réintroduction des insecticides néonicotinoïdes dans la culture des betteraves sucrières (et la betterave, dans les mornes plaines de l’Aisne, ce n’est pas rien !). Mais l’an passé, il a fait partie des 19 députés LR qui ont voté contre la réforme des retraites. Et surtout, il ne fait pas partie des félons ciottistes. Saura-t-il se souvenir qu’il a, de justesse, conservé son siège grâce aux voix de la gauche ? Jordan Bardella, après l'annonce du résultat des élections législatives. Photo Louise Delmotte / AP Parmi d’autres motifs de satisfaction, il y a l’échec, dans le Cher, de Pierre Gentillet (lire ICI ). Relais de la propagande russe en France, obsédé par une immigration qui menacerait « l’identité française » (au point de mener le combat contre un modeste projet de Centre d’accueil pour demandeurs d’asile à Bélâbre, dans l’Indre), ce jeune et médiatique idéologue du Rassemblement national est un néo-fasciste décomplexé, l’un des plus explicites, au RN, à rejeter notre "État de droit". Hier, il a été heureusement barré de l’Assemblée nationale : c’est un candidat Horizons, Loïc Kervran, qui a remporté la circonscription, avec plus de 52 % des voix, là aussi grâce aux électeurs de gauche. Pierre Gentillet continuera toutefois de sévir sur des sites d’extrême droite, dans les sphères bolloréennes du Journal du dimanche  et de CNews (sauf si l’Arcom venait à retirer à CNews son autorisation de diffusion, ce qui serait franchement une mesure de salubrité publique). Mais pour un Gentillet écarté de l’Assemblée, d’autres profils aussi inquiétants y font leur entrée. Dans l’article consacré aux "19 lâches de la République" ( ICI ), on avait notamment pointé l’attitude de la candidate macroniste Émilie Chandler, dans la première circonscription du Val d’Oise. Son maintien au second tour offre la victoire (avec 500 voix d’avance sur le candidat de gauche) à la candidate du Rassemblement national. Et Émilie Chandler ne regrette même pas. « Si je m’étais désistée, le RN l’emportait avec une plus large proportion » , a-t-elle déclaré. Ben voyons.   La candidate RN à qui elle ouvre ainsi les portes de l’Assemblée, ce n’est pas du menu fretin. Parachutée dans cette circonscription du Val d’Oise, Anne Sicard était la cheffe de cabinet de Marion Maréchal-Le Pen lors des dernières élections européennes. Celle qui se présente comme « enseignante, responsable associative, mère de famille nombreuse » est surtout responsable du fonds de dotation de l’Institut Iliade, qui promeut la pensée de l’idéologue d’extrême droite, ancien de l’OAS, antisémiste et raciste, Dominique Venner (mort en 2013), lequel Institut Iliade forme des générations de jeunes suprémacistes blancs, des héritiers de Génération identitaire (dissous pour son racisme et la violence de ses militants en 2021) aux intégristes d’Academia Christiana… Dans la plupart des cas, le maintien au second tour de candidats de la majorité présidentielle n’a heureusement pas produit un tel résultat. Par exemple, dans les Yvelines, Nadia Hai a ainsi échoué à "punir" l’ancien ministre Olivier Rousseau, passé à gauche, et dans les Pyrénées atlantiques, le régionaliste basque Peio Dufau, rallié au Nouveau Front Populaire, a été élu avec plus de 36% des voix. Plus généralement, quand on observe les résultats de second tour de ces 19 circonscriptions où se jouaient des triangulaires critiques, on s’aperçoit que dans beaucoup de cas, les candidats de la majorité présidentielle qui s’étaient maintenus font moins bien que leur score du premier tour : c’est dire que certains de leurs électeurs ont su désapprouver la stratégie foireuse du non-désistement pour faire barrage à l’extrême droite.   Mais cela ne vaut pas partout. Dans les Alpes-Maritimes, le maintien de Graig Monetti (Horizons) a permis la réélection d’Eric Ciotti, avec 41,04 % des voix ; et dans la 14ème circonscription des Bouches-du-Rhône (Pays d'Aix), le maintien d’Anne-Laurence Petel (qui a refusé de se désister pour un candidat socialiste, même pas LFI) a permis l’élection d’un autre félon ciottiste, Gérault Verny, sympathisant Reconquête et industriel… lyonnais.   Même s’ils sont loin d’atteindre la majorité absolue, les députés du Rassemblement national et affidés seront tout de même 143 dans la nouvelle assemblée. Avec, désormais, 2027 en vue. Et une implantation locale, et idéologique, qui ne va pas décroître dans les prochains mois. Alors, chers amis de gauche, la "victoire" d’hier méritait sans doute d’être fêtée, à condition de ne pas déléguer l’espoir au seul résultat d'hier, certes inespéré, et de se donner collectivement les moyens de travailler pour que la "gueule de bois" redoutée ne survienne pas encore plus gravement, plus tard. David Carradine et Heinz Bennent dans "L’Œuf du serpent", film de Ingmar Bergman (1977) Si la situation contemporaine n’est pas strictement équivalente à celle des années 1920-1930, je pense quand même, en ce 8 juillet 2024, à un film d’Ingmar Bergman, L’Œuf du serpent , tourné en 1976-1977, sans doute le meilleur film existant sur les ressorts et mécanismes (non horlogers) de montée du fascisme.   « Un poison s’est insinué de toutes parts » , dit le principal protagoniste du film, Abel Rosenberg (joué par l’immense David Carradine).  Dans une société trouble (et troublée), où « suintent » (selon les mots du narrateur) la dépression et la folie, la misère et le crime ; l’humain, spectateur de son propre malheur et du malheur d’autrui, des personnages qui contrôlent les cerveaux d'autres par l'angoisse, cherche à se libérer, même au prix du plus grand sacrifice, celui de son humanité. Le titre, L’Œuf du serpent , est tiré d’une tirade de Brutus (qui s'apprête à tuer son père adoptif, parce qu'il devine en lui le dictateur en devenir) dans le Jules César  de William Shakespeare : « Et, en conséquence, regardons-le comme l'embryon d'un serpent qui, à peine éclos, deviendrait malfaisant par nature, et tuons-le dans l'œuf »  ("And therefore think him as a serpent's egg / Which hatch'd, would, as his kind grow mischievous; / And kill him in the shell”) . "Une pensée n’a de sens que si elle a la force d’ouvrir à neuf l’indétermination d’un avenir. Mais il ne peut s’agir de nouveaux modes de vie que si ces vies constituent de nouveaux modes d’existence." (Bernard Stiegler) L’Œuf du serpent… Voilà peut-être un bon titre pour un éditorial à venir. A ceci près que l’œuf n’a déjà que trop éclos, et que pour pouvoir contrarier le venin de son venin, il va falloir déployer une sacrée pharmacopée, ce pharmakon dont parlait le philosophe Bernard Stiegler. Dans Mécréance et discrédit (1), il écrivait longuement sur « la décadence des démocraties industrielles » , et disait notamment : « Il faut que la société opère une seconde suspension pour que se constitue une époque à proprement parler , ce qui signifie : pour que s’élabore une pensée nouvelle  se traduisant dans de nouveaux modes de vie , et, autrement dit, que s’affirme une volonté nouvelle d’avenir, établissant un nouvel ordre -une civilisation, une civilité réinventée. (…) Une pensée n’a de sens que si elle a la force d’ ouvrir à neuf l’indétermination d’un avenir. Mais il ne peut s’agir de nouveaux modes de vie que si ces vies constituent de nouveaux modes d’existence  : la vie humaine est une existence. Or, notre situation présente est caractérisée par le fait que cela ne se produit pas, et qu’à la création nécessaire de ces nouveaux modes d’existence s’est substitué un processus adaptatif  de survie  d’où disparaissent les possibilités mêmes d’exister, rabattues sur de simples modalités de la subsistance. » Comment s’extirper de ce que Bernard Stiegler nommait « misère symbolique »  ? Comment contrarier la stase  qui se propage aujourd’hui, et inventer le processus qui fera époque , sans céder à l’injonction de l’ innovation permanente  ? Ces questions, pourtant essentielles, sont certes moins "sloganesques" que la promesse d’un SMIC à 1.600 euros (dont seront de facto exclus des pans aujourd’hui non salariés de la population). Mais ne pas s’y confronter, c’est s’attendre à ce que le danger d’un fascisme destructeur de « civilité » continue de progresser, jusqu’à atteindre la majorité qui, cette fois-ci, lui a manqué. Cette extrême droite qui voudrait mettre fin à l’État de droit ; Emmanuel Macron, qui prétendait lui faire rempart, en a été le meilleur allié, pas seulement à cause de l’arrogance et du mépris (de classe) dont il a mainte fois fait preuve. C’est surtout que son idéologie ( ni de droite ni de gauche , disait-il) d’une « start-up nation » pensée sur un monde managérial fait d’autant moins époque, au sens d’un devenir partagé, qu’elle laisse en déshérence un nombre croissant de laissés-sur-compte . Et c’est question de considération bien plus que de pouvoir d’achat . Et à gauche, même rassemblée au forceps ? La question sociale  est certes de premier ordre, mais elle n’est pas réductible aux mesures d’un programme qui tenterait de symboliquement réanimer la flamme d’un "front populaire" d’il y a bientôt quatre-vingts ans. Cela non plus ne fait pas époque , en tout cas pas suffisamment pour vaincre, au-delà du "sursaut républicain" d’un second tour d’élections législatives, le nid de serpents d’une crise identitaire  qui affecte l’Europe entière. Embellir la vie, cela tient parfois à peu. Récentes installations artistiques (anonymes) dans une commune de moins de 250 habitants, au sud de l'Aisne. Photos DR Se dire qu’il n’y a pas de solution, mais qu’il y a des réponses, et qu’il faut y travailler collectivement. Dans la commune d’Amazonie picarde où je vis (moins de 200 habitants), où il n’y a plus rien qui tienne (ni café, ni commerces, ni services publics), la maire (non encartée politiquement) et son conseil municipal se démènent pour réactiver des moments de rencontre, y compris culturels (récemment, un concert -gratuit- du festival Musique en Omois), et ont fait réaliser (bénévolement) quelques modestes installations artistiques, après avoir commencé à donner des couleurs à certaines bordures de trottoirs. Au ras des pâquerettes, donc : j’entends d’ici les ricanements au festival d’Avignon où la question qui compte, c’est de savoir si Hécube ou pas Hécube, puisque pour Tiago Rodrigues, qui met en scène, dans la prestigieuse carrière Boulbon, la tragédie d’Euripide dont il s’est inspiré est « une puissante matière première qui permet de traiter la question de la représentation au théâtre, de sa dimension publique. »  On a le droit d’ironiser un peu, non ? Mais aussi, plus sérieusement, de constater avec Michel Guerrin (dans Le Monde  du 6 juillet dernier) que « la culture a déserté la France des bourgs et du périurbain comme la gauche a déserté ces mêmes territoires. Elle a déserté le peuple comme la gauche l’a déserté. (…) La fracture culturelle n’est qu’un ressort parmi d’autres du vote pour le RN. Des actions ont été menées partout hors les grandes villes. (…) Mais on n’imagine pas les budgets en faveur de la culture de proximité qui ont été sabrés pendant des années, notamment pour les maisons des jeunes et de la culture (MJC), lieux de vie et de pratique culturelle. Et puis, plutôt que d’aller sur le terrain du peuple, la France culturelle a cherché à attirer ce dernier sur son propre terrain, dans ses théâtres ou musées, avec ses règles, explique le sociologue Emmanuel Négrier… »   Il faut bien l’avouer, pour l’heure, dans ce recoin Amazonie picarde -où il n’y sans doute jamais eu l’ombre d’une MJC à des kilomètres à la ronde (2)-, les initiatives communales que j’évoque n’ont pas encore électoralement changé la donne : au premier tour des élections législatives, l’extrême droite (RN et Reconquête) a culminé à 60% des voix. Mais le « front poétique » qu’évoque Patrick Chamoiseau ( ICI ) demande le temps nécessaire pour infuser. Du temps, et du travail.   C’est le chantier auquel les humanités  aimeraient pouvoir se consacrer à l’avenir, si avenir il y a pour un journal-lucioles qui cherche modestement à faire exister une voix buissonnière (3). Sans grande illusion pour tout de suite, car dans les jours qui viennent, le "temps d’antenne" sera sans doute largement occupé par le choix d’un Premier ou d’une Première Ministre -sous réserve que les chamailleries de prééminence et autres désaccords au sein du Nouveau Front Populaire, qui ont déjà commencé à s’exprimer, ne viennent alimenter en bisbilles les médias qui en raffolent ; sous réserve aussi que le narcissique et imprévisible Président de la République ne se mette en tête de phagocyter une nouvelle "grenade dégoupillée". Et puis viennent les Jeux olympiques, les vacances (pour certains), qui vont grandement occuper l’été.   Il ne faudrait pourtant pas s’endormir trop longtemps sur les lauriers d’une "victoire" toute relative car pendant ce temps, comme l’écrit le politiste Florent Gougou ce lundi 8 juillet dans une tribune publiée par Le Monde , « les nombreux échecs du RN au second tour ne doivent pas conduire à conclure que le RN a perdu les élections législatives. De fait, l’ensemble de la séquence électorale est très positif pour le parti de Marine Le Pen, avec une forte poussée en voix et un accroissement sans précédent de son nombre de députés. Pour la prochaine législature, le RN pourra s’appuyer sur des ressources financières inédites. Que ce soit pour la partie calculée sur la base des voix au premier tour des législatives ou pour la partie calculée sur la base des sièges obtenus, le RN bénéficiera d’un financement public jamais atteint. Il pourra également poursuivre la formation de son personnel politique avec de nouveaux collaborateurs parlementaires. Et au final, il n’est toujours pas exposé à l’exercice du pouvoir : s’il peut décevoir par ses victoires aléatoires dans des élections à deux tours où le pouvoir national est en jeu, il pourra incarner, aux yeux d’une large partie de l’électorat, une alternative de gouvernement attractive en ce qu’il n’a jamais échoué aux responsabilités. »   Et, de grâce, que l’on ne vienne pas accuser de défaitisme  la lucidité qui s’impose, et qui réclame des exigences renouvelées, autant civiques que poétiques et intellectuelles.   Jean-Marc Adolphe (1). Bernard Stiegler, Mécréance et discrédit. La décadence des démocraties industrielles , éditions Galilée, collection Débats, 2004. (2) – Mais où, à une vingtaine de kilomètres de là (à Château-Thierry), un Centre de développement chorégraphique, l’Échangeur, parvient à faire vivre, outre deux festivals de danse -dont l’un destiné au jeune public-, un foisonnant panier d’actions artistiques et culturelles, sur tout le département et même au-delà). (3) – Pour rappel, n’étant pas éligibles à de possibles aides publiques, puisque nos publications ne permettent pas « d’éclairer le jugement des citoyens », selon le verdict de la commission paritaire des publications de presse, et n’ayant pas réussi à fidéliser plus de 200 abonnés ou souscripteurs, les humanités  restent pour l’heure condamnées au bénévolat et à l’indigence de moyens. Pour tenter de lever cette censure qui n’ose dire son nom, sera prochainement lancée une campagne de financement participatif.

Derrière les "brebis galeuses", les jeunes loups du fascisme national.

Derrière les "brebis galeuses", les jeunes loups du fascisme national.

"Se former pour gouverner"... A Paris, en novembre 2023, session du Campus Héméra, centre de formation pour les futurs cadres du Rassemblement national. Photo DR EDITORIAL Dans le salon du Rassemblement national, il y a une mère maquerelle (Marine Le Pen), et un jeune chambellan (Jordan Bardella). Et aux pâturages, des "brebis galeuses" ? Voire. Il y a surtout, pour conduire les brebis en mal de troupeau, de jeunes loups passés par un syndicat étudiant et un campus de formation qui préparent la relève fasciste d'un parti dont l'ADN identitaire n'a pas changé depuis... Clovis et les Mérovingiens ! Le tout sous les auspices communicationnels de Papy Bolloré, qui s'est donné comme mission de fin de vie le sauvetage civilisationnel d'une France menacée par toutes sortes de périls. En finir avec l'État de droit, qui serait l'emblème décadent de "l'idéologie libérale", voilà le combat commun de ces excités du bulbe, qui rêvent d'un pouvoir qu'ils n'auront jamais. La dernière boule puante est venue, sans surprise, de l’empire Bolloré. « La démocratie elle-même est ébranlée et pervertie par des prédateurs du genre de Vincent Bolloré » , écrivait ici-même , en juillet 2023, Michel Strulovici. Le Citizen Kane français-breton, doté d'une puissance financière colossale, amassée en grande partie grâce à une rente coloniale voire esclavagiste (voir notre article « Découper Bolloré en tranches » ), a mis tous les moyens médiatiques dont il dispose au service de l’extrême droite pour lui permettre de crever le "plafond de verre" qui la contenait jusqu’à présent. Un entregent communicationnel, mais aussi politique, lorsqu’il s’est agi de manigancer le ralliement d’Éric Ciotti au clan Le Pen. C’est qu’au soir de sa vie, ayant officiellement lâché les rênes de Vivendi, Vincent Bolloré s’est donné pour mission de mener un ultime combat, "civilisationnel", contre la foule des périls qui menaceraient la maison France. La politique, c'est toutefois plus compliqué que le business, et cette OPA sur la démocratie reste à mi-chemin. La "recomposition des droites", qu’il appelait de ses vœux, n’a pas produit le big bang qu’il espérait. En dehors de quelques seconds couteaux qui ont suivi Eric Ciotti dans son embardée nationaliste, la droite républicaine, certes affaiblie, a jusqu’à présent tenu le choc (1), et les derniers sondages créditent le parti LR de 57 à 67 sièges, contre 74 avant la dissolution. Ce n’est certes pas glorieux, mais ce n’est pas non plus la Bérézina partout claironnée avec pertes et fracas. L’actuelle majorité présidentielle sauverait ce qui reste de meubles (entre 118 et 148 sièges), devancée par le Nouveau Front Populaire (entre 145 et 176 sièges, plus 14 à 16 sièges "divers gauche"). Et surtout, le Rassemblement national et ses récents alliés n’obtiendraient qu’une majorité relative (175 à 205 sièges), loin des 289 sièges requis pour pouvoir régner sans partage sur l’Assemblée nationale. Certes, ce ne sont là que des sondages, que le second tour des élections législatives, ce dimanche, peut encore démentir. Mais telles qu’exprimées, ces intentions de vote ont de quoi rendre fébrile papy Bolloré. Quoi ? Tout ça pour ça ? D’où la boule puante balancée hier, juste avant la clôture de la campagne, par Je suis partout  (2), pardon, par le Journal du Dimanche . Cet ex-respectable hebdomadaire balançait, peu avant 22 h, une "information" exclusive de derrière les fagots, pour effrayer les chaumières avec lucarne-CNews : « INFO JDD. Législatives : le gouvernement s’apprête à suspendre la loi immigration », qui indiquait que le gouvernement envisagerait de suspendre   le titre VII, relatif aux recours possibles pour les étrangers et qui avaient été durcis par la loi adoptée dans la douleur fin 2023. Une telle "information", à cette heure-là, ne peut qu’avoir été validée, voire rédigée, par le directeur de la rédaction, Geoffroy Lejeune, transfuge de Valeurs actuelles  (même là, on le trouvait too much ), imposé par Bolloré à la tête du JDD en juin 2023 dans l’idée, déjà, de préparer les échéances électorales à venir. « La vérité doit être dite » , déclarait Geoffroy Lejeune dans une vidéo postée sur X, le 24 mai dernier (capture d'écran ci-dessus). Mais pour ce zozo fascistoïde, la vérité n’est pas une science exacte.  C’est une science alternative  qui permet par exemple, pour les besoins de la cause, de mette en Une une fake news . Fidèle serviteur du boss, on imagine toutefois aisément que ce pauvre Geoffroy Lejeune n’a pas pris seul la décision d’une telle diffusion, et que celle-ci fait partie d’une stratégie de communication, décidée dans la hâte de sondages moins favorables qu’il eut fallu. Il est tout aussi évident que les conseillers de Jordan Bardella ont été "mis dans la boucle" de ce lâcher de boule puante. D’ailleurs le putatif candidat au job de Premier ministre a relayé, quasiment dans la minute, "l’information" du JDD . C’est tellement pathétique que mieux vaut en rire. Notons bien que Geoffroy Lejeune, avec le petit pois qui lui tient lieu de cerveau, n’est pas le pire des fascistes ; il n’est qu’un vase (communicant) du salon de la fachosphère française qui a Marine Le Pen comme maîtresse de maison et Jordan Ken-Bardella comme jeune chambellan. Pour ne pas prendre des vessies pour des lanternes, mieux vaut ne pas attarder le regard sur le vase pour saisir dans sa globalité la composition dudit salon. Non, il n'y a pas de "brebis galeuses" au sein du Rassemblement national L’entre-deux tours des élections législatives a été marqué par moult révélation sur les « brebis galeuses » au sein du Rassemblement national, parmi les candidats déjà élus ou restant en lice pour le second tour. Nous y avons-nous-même contribué ( ICI ), à raison. Mais au fond, Marine Le Pen a raison : ces « brebis galeuses » ne sont que des « braves gens » qui ont quand même le droit d’être racistes, antisémites, prorusses, homophobes, etc. Dit autrement : il ne saurait y avoir de « brebis galeuses » au sein du Rassemblement national, parce que le Rassemblement national, c’est la gale même. Depuis qu’elle a mis à la porte papa-qu’il-va-bientôt-mourir-à 96 ans-ce-serait-temps-quand-même, Marine Le Pen a grandement réussi l’entreprise de "dé-diabolisation" d’un parti politique créé par d’ancien collaborateurs et Waffen SS. Il suffirait de changer un mot ("Rassemblement" au lieu de "Front") pour changer les ingrédients du menu ? Non. Le menu reste le même, les ingrédients aussi. Sauf qu’il y a des choses qui ne se font plus (officiellement). Poser fièrement chapeautée d’une casquette nazie, comme Ludivine Daoudi, candidate RN dans le Calvados, ça fait mauvais genre. La casquette nazie, tu peux la porter, et même tendre le bras en criant "Heil Hitler", mais par pitié, tu ne postes pas sur les réseaux sociaux ! Marine fifille Le Pen reste encore trop clivante pour espérer pouvoir l’emporter. En chaperonnant Jordan Ken-Bardella parfaitement tik-toké en possible copain de soirée sympa, l’opération relookage-séduction a failli réussir. En captant sur sa personne toute la lumière médiatique, le jeune impétrant, biberonné depuis ses 17 ans à l’idéologie nationaliste, a réussi à détourner l’attention de l’arrière-cuisine du RN, aidé en cela, il faut le dire, par des journalistes un brin paresseux qui se collent à la lumière comme papillons et se dispensent d’enquêter. En novembre 2002 à Besançon, des militants du syndicat Cocarde étudiante, par ailleurs membres du Rassemblement national, avaient dégradé une statue de Victor Hugo, jugée trop basanée. Photo Philippe Sauter   Car il n’y a pas que Bardella-qui-prend-toute-la-place-médiatique. Au fur et à mesure des succès électoraux, le RN a su attirer à lui et former de jeunes cadres qui ont permis de planquer dans les oubliettes les Stirbois-Holleindre-Gollnisch etc. d’avant, trop ouvertement fachos. L’un des viviers de recrutement du Rassemblement national a été le syndicat Cocarde étudiante, ramassis d’identitaires et autres néo-nazis violents. Au printemps 2018, ces nervis faisaient ainsi le coup de poing à la Sorbonne, avec menaces de mort et de viol, et le tabassage en règle d’un manifestant, contre les étudiants qui protestaient contre les critères de sélection à l’entrée des universités. En novembre 2022, des militants de cette même Cocarde étudiante, également membres du RN, se sont illustrés à Besançon en dégradant une statue de Victor Hugo, jugée trop basanée : ils avaient déposé sur le visage de l’écrivain de la peinture blanche… Ce ne sont que quelques exemples parmi d’autres, je fais l’économie de vidéos postées sur Twitter où des membres de cette Cocarde étudiante font joyeusement (on a le droit de se marrer, quand même !) le salut nazi. Pierre-Romain Thionnet, nouveau député européen, issu de la mouvance "identitaire" : l'un des jeunes idéologues du Rassemblement national (dans l'ombre). Photo, pour Street Press : xxxx Issu de ces rangs-là, il y a un certain Pierre-Romain Thionnet , qui vient d’être propulsé député européen. L’excellent site Street Press a détaillé le pédigrée de ce fasciste (même pas néo) patenté, qui ne dédaigne pas de « faire de la politique avec les poings » .  Ce franc camarade des groupuscules les plus extrêmes de l’extrême droite (comme le groupe Zouaves Paris, depuis dissous), comme de l’entourage d’Éric Zemmour, a été de 2019 à 2022 le très fidèle attaché parlementaire de Jordan Bardella, qui appréciait tout particulièrement ses fiches et autres synthèses, autant qu’il le suivait en soirées dans des bars néo-nazis où se retrouvait la jeunesse "identitaire".   Pierre-Romain Thionnet, qui se préserve des médias ( « c’est un mec de l’ombre » ), est l’un des jeunes idéologues qui nourrissent aujourd’hui le Rassemblement national en "éléments de pensée" et stratégies de communication. A ses côtés, il y a Pierre Gentillet qui, lui, cherche la lumière. Habitué des plateaux de CNews, ce jeune avocat est aujourd’hui candidat aux législatives dans le Cher, où il revendique une filiation depuis 300 ans, mais où on ne l’a jamais vu, sauf lorsqu’il s’est agi de menacer de mort le maire de Bélâbre (dans l’Indre voisine), où devait être implanté un centre d'accueil pour demandeurs d'asile (Cada). Attention, je n’ai pas le droit d’écrire cela. A ce stade, rien ne prouve que Pierre Gentillet ait été l’instigateur direct de ces menaces. Mais pour avoir été doublement et sérieusement menacé de mort, au début de ma "carrière de journaliste" (3), je ne connais que trop les méthodes de ces gens-là. Hier ( ICI ), j’ai déjà épinglé Pierre Gentillet comme relais de la propagande pro-russe en France, via la fondation de l’oligarque Konstantin Malofeeev qui l’a vraisemblablement financé, avec le "Cercle Pouchkine", affilié au "Dialogue franco-russe" du télégraphiste du Kremlin Thierry Mariani. S’il tente, depuis quelque temps, de faire profil bas quant à son soutien au régime de Poutine, Pierre Gentillet n’a pas renoncé à défendre d’autres fondamentaux. Il faudrait beaucoup plus de place pour expliquer en quoi ce néo-fasciste est opposé à notre "État de droit", qu’il estime être le fer de lance de l’idéologie libérale, confondant allègrement, mais il n’est pas le seul, la pensée philosophique du libéralisme, avec ce qu’on qualifie aujourd’hui de "libéralisme économique" voire de "néo-libéralisme". Entretenant à dessin cette confusion, qui lui permet de surfer sur le ressenti de ce que peuvent être les dégâts du "libéralisme" économique, Pierre Gentillet en appelle volontiers à Carl Schmitt, qui fut l’un des suppôts du national-socialisme nazi. Pierre Gentillet, interviewé par le média d'extrême droite Livre noir , le 8 février 2024 (capture d'écran) Je n’ai pas le temps, ici, d’épiloguer sur la pensée de Carl Schmitt qui est beaucoup plus complexe que ce que certaines interprétations hâtives peuvent en retenir. Sans s’embarrasser de tant de complexité, Pierre Gentillet professe, dans une tribune publiée fin avril dernier par le site d’extrême droite Breiz-info   : « Voilà un siècle que Carl Schmitt nous sommait de désigner l’ennemi. Nous, ici, nous le savons qui est l’ennemi. C’est le monde marchand, l’univers matérialiste, la pensée bourgeoise : en un mot ce même contre lequel notre famille politique lutte depuis des siècles, de la querelle des universaux en passant par la révolution conservatrice allemande : le libéralisme. (…) Je le dis calmement mais résolument : l’idéologie libérale est l’ennemi. D’elle seule, une grande partie de nos malentendus modernes découlent. » Confondant (sans en être dupe, mais les fins justifient tous les moyens) ce qu’on entend aujourd’hui par "libéralisme économique" (qui peut être, à bon droit, objet de contestation voire de rejet) avec la philosophie libérale, Pierre Gentillet ancre la détestation des valeurs libérales dans les bas-fonds d’une rancœur qui lui permet de pousser le bouchon jusqu’au rejet de "l’État de droit" en tant que tel. Quant Carl Schmitt demandait que la loi allemande soit purgée de toute trace d' esprit juif ("jüdischem Geist"), lors d’une convention des professeurs de droit à Berlin en octobre 1936, il ne disait, au fond, pas autre chose. Carl Schmitt fut le pourfendeur de la démocratie parlementaire, qu’il considérait comme une façon de gouverner « bourgeoise » et dépassée face à la mobilisation des masses : « La dictature est le contraire de la discussion » , proclamait-il fièrement. Pierre Gentillet sait qu’il ne pourrait, en 2024, tenir ce genre de propos. Le « rapport de forces électoral » , comme il disait en février dernier dans une longue interview pour le média d’extrême droite Livre noir ( ICI ), impose de mettre sous le tapis certaines convictions et de taire certains discours, mais plutôt de « faire autrement » afin de gagner des voix. Tribune de Pierre-Romain Thionnet sur le site du Journal du dimanche , le 21 novembre 2023 Dans ce « faire autrement », s’impose la question du Grand remplacement , propagée par Eric Zemmour à la suite de l’écrivain Renaud Camus. Sur un tel sujet prétendument sensible , inutile de trop philosopher, les Français risqueraient de ne pas trop s’y retrouver. Jouer sur l’émotion en surfant sur l’écume de certains faits divers reste un très bon moyen de propagande. Dans une tribune publiée sur le site du Journal du dimanche  le 20 novembre 2023, au lendemain du drame de Crépol, où le jeune Thomas, 16 ans, a été poignardé à mort lors d’une rixe survenue au cours d’un bal de village, Pierre-Romain Thionnet, alors directeur du mouvement de jeunesse du RN, dégainait : « Crépol est l’allégorie de l’ensauvagement de la France. Tous les maux que nous subissons semblent s’être donné rendez-vous précisément ce soir-là et en ce lieu. » Arguant que la France « vit un choc de décivilisation » , il ajoutait : « ce qu’il s’est passé à Crépol est une violation totale des règles de notre civilisation. Comme en réponse à celui qui veut faire l’éloge de la liquidation de notre civilisation, ce n’est pas à la créolisation que nous assistons, mais à la crépolisation. La crépolisation, c’est l’effet tragique mais logique d’une utopie qui a cru que le renoncement à soi-même et l’accueil inconditionné de populations étrangères à nos codes pouvaient conduire à autre chose qu’à l’impossibilité de vivre-ensemble. » Depuis, le terme de "crépolisation" (dont la proximité phonétique avec la notion de "créolisation" est loin d’être fortuite) a fait florès dans le vocabulaire de l’extrême droite… Il faut le reconnaître : les jeunes loups du Rassemblement national sont devenus d’excellents communicants. Mais à quelles fins ? Pierre Gentillet est un malin. Même sur les plateaux de CNews, il fait patte blanche : il y est invité comme avocat, sans que ne soit mentionné son appartenance au Rassemblement national. Lorsqu’il est interviewé par un site d’extrême droite comme Breizh-info , il se lâche un peu plus. En avril dernier , il confiait ainsi : « J’irai droit à l’essentiel. Nos identités sont menacées car les Européens ignorent qui ils sont. Et pas simplement par amnésie mais par confusion ! Confusion de la société et de la communauté. L’appartenance au peuple français est avant tout appartenance à une communauté et non à une société. (…) Le peuple français, ce n’est pas un théorème mais un long creuset civilisationnel, patiné par le temps et l’histoire, ancré concrètement dans une terre, une culture et ses morts. (…) D’où vient un tel malentendu ? De la confusion même des notions de société et de communauté. Celui qui paye ses impôts et respecte nos lois appartient à la société. Celui qui vit le legs de ses ancêtres appartient à la communauté et donc au peuple. (…) Il ne faut pas s’étonner alors que l’appartenance à une identité concrète s’efface devant l’obéissance à des normes juridiques abstraites et au premier chef les prétendus droits de l’homme. La société libérale est l’instrument de cette séparation qui provoque l’éclatement des communautés comme la fission provoque la cassure des atomes pour déclencher la réaction nucléaire. Le nouveau droit européen, si un jour il advient, devra travailler à cette grande rénovation : la destruction des vieilles abstractions et la refonte d’un droit fondé sur l’idée de communauté naturelle et d’ordres concrets. » L’ennemi désigné par Pierre Gentillet, jeune idéologue du Rassemblement national et proche conseiller de Jordan Bardella, c’est l’État de droit, produit de  « l’idéologie libérale » . En un sens, le Rassemblement national joue sur du velours, car la notion même d’État de droit est relativement floue. Ce concept juridique et philosophique, mais avant tout politique, suppose la prééminence, dans un État, du droit sur le pouvoir politique, ainsi que le respect par chacun, gouvernants et gouvernés, de la loi. Ceci constitue une approche où chacun, l'individu comme la puissance publique, est soumis à un même droit fondé sur le principe du respect de ses normes. Mais comme disait jadis Nicolas Sarkozy, « l’État de droit n'a rien à voir avec les Tables de la Loi de Moïse, gravées sur le mont Sinaï. » Sans que l’État de droit ne soit clairement défini dans les traités européens, l’article 2 des dispositions communes précise toutefois que « L'Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'état de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. » Les "droits de l'homme" ne sont donc qu'une pure invention de l'Occident décadent : Vladimir Poutune ne dit pas autre chose... Ce monde-là, libéral , d’égalité des droits, y compris pour des « personnes appartenant à des minorités » , il est clair que le Rassemblement national le rejette vigoureusement. Comme l’indique Pierre Gentillet, la première mesure d’un gouvernement d’extrême droite serait d’abroger le Conseil constitutionnel, ce qui supposerait une révision de la Constitution, laquelle ne peut être décidée que par un vote du Congrès (aux 3/5èmes) ou, sur référendum, après que les deux chambres (Assemblée nationale et Sénat) aient validé un texte commun de révision.   Adoncques, pour le Rassemblement national et Vincent Bolloré, c’est encore loin d’être gagné. Mais pour Marine Le Pen, Jordan Bardella et leurs affidés, chaque nouvelle échéance électorale permet de porter de nouveaux coups de boutoir. Les « braves gens » dont sont pointés les "dérapages" ne sont en rien des « brebis galeuses » . C’est juste qu’ils n’ont pas encore eu l’occasion de passer par la Cocarde étudiante, par l’Institut Iliade (cercle de réflexion identitaire héritier du Grèce et de la Nouvelle Droite) ou par le campus Héméra, organe de formation des cadres du RN... Au fait, a-t-on déjà entendu un.e journaliste demander à Marine Le Pen ou Jordan Bardella pourquoi ils sont opposés à l’État de droit ? Parce que les Français seraient trop bêtes pour comprendre ? La top-modèle Tasha de Vasconcelos, née au Mozambique, semble avoir refusé les avances plus que pressantes du très catholique Vincent Bolloré (photomonatage Libération). Cette supposée frustration suffit-elle pour refuser aux "Français de souche" le droit au mélange ? Bolloré commence à vieillir, et Jean-Marie Le Pen est à l'article de la mort, mais le Rassemblemernt national, s'il ne parvient à obtenir cette fois-ci la majorité absolue à l'Assemblée nationale, peut bien attendre deux ou trois ans de plus, par exemple jusque 2027. Cela fait bien plus de deux mille ans que les Mérovingiens patientent. Les Mérovingiens ? Mais oui ! En octobre 1996, le journal d'extrême droite Présent louangeait un ouvrage de l'historien Jean-Louis Harouel, légèrement connu pour un Essai sur l'inégalité (1984), où il fustigeait les supposés « mirages de l'égalitarisme » : pour lui, l'idéologie des droits de l'homme aurait subverti l'Europe chrétienne. Il opposait à cette décadence de l'Occident la grandeur de la société mérovingienne « avec, d'un côté, l'océan d'inculture de la masse et de la population, et de l'autre, les quelques îlots de haute culture des abbayes, reliquaires du savoir etde la civilisation antique.» Pour Harouel, « l'avenir de l'homme, c'est essentiellement son passé. » En tout cas, un passé d'avant les Lumières, que Clovis n'a point connu. Est-on si éloignés de ce que prêche aujourd'hui un Pierre Gentillet, figure montante du RN ? : « Le monde attalien [en référence à Jacques Attali, donc juif, cela va sans dire, les initiés comprennent ] peine à advenir, et partout en Europe les peuples se révoltent car une autre voie, parfois confuse, semble s’esquisser. (...) La logique de la société de marché s’oppose frontalement à celle des communautés européennes qui veulent préserver leur identité millénaire. » L'identité, nous y voilà... En 1997, je m'étais obligé à réaliser, pour le premier numéro en kiosques de la revue Mouvement , un entretien avec Bruno Mégret, alors jeune idéologue du Front national. Je m'étais étonné de ce que le Front national fasse défiler, le 1er mai, la "France des provinces" alors que, au moins depuis Louis XIV, l'idée de "provinces" est devenue antinomique de celle de nation commune. « La nation n'est pas le principe premier de mon combat politique  », avait alors répondu Bruno Mégret . « Le principe premier, c'est celui de l'identité. La grande querelle qui vaille désormais, c'est la querelle des valeurs identitaires contre les entreprises modialistes de dissolution, de mélange, etc. » Et lorsqu'on retournait à Bruno Mégret quelques lignes qu'il avait lui-même écrites, où il disait notamment : «  L'identité française est un inestimable trésor [qui est] le fruit d'un savant mélange de réalités ethniques, religieuses, ethniques, linguistiques et culturelles, qui a pris corps au fil des siècles dans le creuset de l'histoire et du sang pour devenir le souffle d'un destin enraciné dans une terre et sublimé dans une nation », il répondait benoîtement qu'il parlait d'une époque d'il y a longtemps, 2.000 ans. En gros, Clovis, on y revient ! Depuis trente ans, les obsessions identitaires du Front national n'ont pas bougé d'un pouce, seuls changent les masques de ce fascisme national qui n'ose pas dire son nom. Et c'est sur cette question identitaire que la guerre devra être menée : c'est une "bataille culturelle", comme le disait déjà Bruno Mégret en 1997 (qui citait Gramsci). Pour culturelle qu'elle soit, cette bataille imposera toutefois de préciser certains termes du combat, en parvenant à faire comprendre que la "mondialisation libérale", qui dissout les identités sociales ( et non ethniques ou culturelles), n'est en rien "libérale", et n'a rien à voir avec la mondialité qui, depuis toujours nous constitue, sans crainte des mélanges. Au fait, à ce que l'on croit savoir, Vincent Bolloré n'a jamais eu d'amant scandinave ni davantage de maîtresse antillaise (tout juste une top-modèle née au Mozambique, comme l'a révélé Libération ). Est-ce une raison suffisante pour faire payer à la France entière ses frustrations ? Jean-Marc Adolphe (1). A titre exemple : à Aix-en-Provence, alors que la candidate macroniste Anne-Laurence Petel, arrivée en troisième position, a refusé de se retirer, risquant ainsi de favoriser l'élection du candidat RN, l'ancienne maire UMP de la ville, Maryse Joissains, a appelé à voter pour le candidat (socialiste) du Nouveau Front Populaire. (2). Hebdomadaire rassemblant des plumes souvent issues ou proches de l'Action française, il devient, à partir de 1941, le principal journal collaborationniste et antisémite français sous l'occupation allemande. (3). D'abord par les sbires de Jean-Claude Martinez, professeur de droit fiscal à la faculté de droit de Montpellier, membre du Front national, qui exigeait des étudiantes des "faveurs sexuelles" pour qu'elles aient une note au-dessus de la moyenne ; puis de ceux de Pierre Rabischong, doyen de la faculté de médecine, membre du Parti des forces nouvelles, parti d'inspiration néofasciste issu des « Comités faire front » et d'une scission de militants avec le Front national.

« L'exploitation industrielle du temps (du temps des consciences devenu un marché) est entropique : elle élimine la différence entre devenir et avenir. » (Bernard Stiegler)

« L'exploitation industrielle du temps (du temps des consciences devenu un marché) est entropique : elle élimine la différence entre devenir et avenir. » (Bernard Stiegler)

Citation du 30 juin 2024 "L’humanité est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre". (Walter Benjamin, Essais ). Citation du 3 juillet 2024 "Faites attention, quand une démocratie est malade, le fascisme vient à son chevet mais ce n'est pas pour prendre de ses nouvelles." (Albert Camus). Citation du 5 juillet 2024 "Après une tragédie, il n'y a pas besoin de mots, tous les mots tombent dans l'abîme. " (Victoria Amelina, tuée lors d'un bombardement russe à Kramatorsk, le 27 juin 2023 )

Bardella-Le Pen, complices des tueurs du Kremlin

Bardella-Le Pen, complices des tueurs du Kremlin

Marine Le Pen avec Vladimir Poutine, au Kremlin, le 24 mars 2017. Photo Mikhail Klimentyev. Avec la mansuétude (financière et pas seulement) du milliardaire ultranationaliste russe Konstantin Malofeev, bras armé de Poutine pour déstabiliser les démocraties européennes et y encourager la "fachosphère", les stratèges du Rassemblement national cautionnent les crimes russes, notamment en Ukraine. Grâce à Bardella-Le Pen, Poutine sera-t-il bientôt celui qui gouvernera de facto la France ? " Dans un champ bleu de printemps une femme en robe noire sortira pour crier les noms de ses sœurs comme un oiseau vers un ciel vide Elle les criera toutes celle qui s'est envolée si vite celle qui a supplié la mort Celle qui n'a pas arrêté la mort Celle qui attend toujours Celle qui croit encore Celui qui s'est tue pendant quarante jours Les hurlera tous dans le sol Comme si la douleur était semée dans un champ De douleur et de noms de femmes Ses nouvelles sœurs grandiront et chanteront à nouveau la vie" (poème inédit en français de Victoria Amelina, tuée lors d'un bombardement russe à Kramatorsk, le 27 juin 2023) Photo ci-contre : Victoria Amelina. Photo Mykyta Pechenyk Le 27 juin 2023, la jeune écrivaine ukrainienne Victoria Amelina dînait dans une pizzeria de Kramatorsk en compagnie d’écrivains colombiens engagés pour la cause ukrainienne lorsqu’un missile russe s’est abattu sur le restaurant. Sans crier gare, comme font habituellement les missiles. Faut-il le préciser, il n’y avait là aucune cible militaire. Le bombardement de Kramatorsk figurera (si ce n’est déjà le cas) dans le lourd dossier à charge de la Cour pénale internationale contre le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, et son chef d’État major, Valeri Guerassimov. Gravement atteinte à la tête, Victoria Amelina n’a pas survécu. Et avec elle, c’est toute l’Ukraine qui a été frappée. Au début de l’invasion russe, elle s’était engagée avec l’ONG Truth Hounds pour documenter les crimes de guerre. Quelques mois plus tôt, elle avait réussi à retrouver, enterré au pied d’un arbre, le journal d’occupation du poète et auteur de récits pour enfants Volodymyr Vakulenko, arrêté à Izioum et abattu comme un chien par les nervis de Poutine. Dès le 4 juillet 2023, après un premier article qui faisait état du bombardement de Kramatorsk, nous avons été les premiers en France, aux humanités , à rendre hommage à Victoria Amelina, dont les textes, déjà traduits pour certains en anglais, en allemand ou en espagnol, étaient alors totalement inédits en français (lire ICI ). Un an après la mort de Victoria Amelina, les éditions du Vieux Lion, en Ukraine, viennent de publier, sous le titre Témoignage , un recueil de poèmes inédits, illustré par Danylo Movchan (ci-dessus). Nous avions fait part de notre souhait de pouvoir en publier une traduction française, mais faute de moyens (qui permettent tout juste, dans un total bénévolat, de maintenir à flots le site des humanités ), il a fallu renoncer. Aucune traduction française n’est annoncée à ce jour. Un autre ouvrage de Victoria Amelina est annoncé pour février 2025 aux éditions Macmillan Publishers St. Martin's Press. War & Justice Diary : Looking at Women Looking at War , écrit directement en anglais par Victoria Amelina,   contient des histoires de femmes ukrainiennes qui sont impliquées dans la lutte contre les occupants russes ou qui aident à mener cette lutte, notamment l'avocate et militaire Yevhenia Zakrevska, la militante des droits de l'homme Oleksandra Matviichuk (prix Nobel de la paix en 2022) et la bibliothécaire Yulia Kakuli-Danyliuk. Victoria Amelina parlait de « nouvelle Renaissance fusillée  », en écho aux arrestations et exécutions d’intellectuels perpétrées par l’Union Soviétique dans les années 1920-1930, une génération dont fit partie le poète Grugoriy Choubaï (lire ICI ), sur qui un documentaire fut présenté lors de la première édition du Festival des humanités, en septembre 2023 à Cenne-Monestiés (Aude). Avec Victoria Amelina, 46 autres artistes, écrivains et traducteurs ukrainiens ont été tués dans les rangs des forces armées ukrainiennes ou à la suite de bombardements : Hlib Babych, Vira Hyrych, Volodymyr Vakulenko-K, Ilya Chernilevsky, Natalia Kharakoz, Serhiy Burov, Nadiia Agafonova, Taras Matviyiv, Yuriy Ruf, Serhiy Skald, Ihor Mysiak, Artem Dovgopoly, Yevhen Bal, Serhiy Zaikovsky, Mykola Kravchenko, Oleksandr Berezhnyi, Ihor Teriokhin, Vadym Stetsiuk, Oleksandr Kysliuk, Serhiy Mironov, Olha Pavlenko, Denys Antipov, Bohdan Sliushchynskyi, Yevhen Hulevych, Yuriy Kovalenko, Valeriy Romanovskiy, Ivan Bohdan (Vasyl Bohach), Oleksandr Osadko, Gennadiy Afanasiev, Oleksandr Kuzenkov, Yevhen Roldugin, Oleksandr Hoshylyk, Bizhan Sharopov, Iryna Tsvila, Denys Hordeyev, Andriy Gudyma, Danylo Podybaylo, Vasyl Doroshenko, Oleksiy Ivakin, Maksym Petrenko, Oksana Haidar, Oleksandr Menshov, Oleksandr Zakernychnyi, Oleh Klyufas, Danylo Kononchuk, Valeriy Horbyk. On a bien conscience qu’ici, ces noms ne disent rien, tant persiste le mythe d’une « grande culture russe » qui a durablement étouffé jusqu’à la langue ukrainienne (lire sur les humanités  : "Malgré les interdictions : les personnalités qui ont permis à la langue ukrainienne de survivre", et "De la colonie russe à l'identité européenne", par Zanna Sloniowska). Quoiqu'ils s'en défendent, Marine Le Pen et Jordan Bardella sont complices de ces crimes. Après le premier tour des élections législatives en France, le ministère russe des affaires étrangères russe a apporté, par un message publié sur X, son soutien au Rassemblement national et à ses orientations en matière de politique étrangère : « Le peuple de France demande une politique étrangère souveraine qui serve ses intérêts nationaux, et une rupture avec le diktat de Washington et de Bruxelles » . Tant d'empressement pouvant s'avérer contre-productif, Marine Le Pen a dénoncé une « provocation » et une « ingérence » . Il est inutile de rappeler ici toutes les enquêtes qui ont mis à jour les liens (notamment financiers) entre le régime de Poutine et le Front National, devenu Rassemblement national. Mais à en croire les extrême droitistes qui visent aujourd'hui l'Assemblée nationale et Matignon, tous ces ponts sulfureux auraient été coupés. Vladimir Poutine en compagnie de Thierry Mariani, secrétaire d’État aux Transports, au Salon du Bourget, le 21 juin 2011. Photo Éric Piermont/AFP Thierry Mariani-Malofeeev et Pierre Gentillet-Poutine Allons bon. Thierry Mariani, infatigable porte-serviettes des dictatures de Poutine et de Bachar el Assad (entre autres) est donné comme probable ministre d’un gouvernement Bardella. Discret pendant la campagne des législatives, il fut tout de même le représentant du RN lors d’un débat sur Public Sénat, le 14 mars dernier, dans le cadre des élections européennes. Il faudra bien remercier Thierry Mariani (qui vise par ailleurs les prochaines municipales à Paris) d’avoir été avant Ciotti l’un des premiers ralliements "républicains" au RN. Soutien des militants ouvertement fascistes de Génération identitaire en 2018, il a aussi contribué à former, au sein de La Droite populaire, mouvement qu’il a créé en 2010, un certain Pierre Gentillet (dont on aura l’occasion de reparler), fondateur du Cercle Pouchkine, un think-tank pro-russe, habitué des plateaux de CNews, aujourd’hui candidat du RN dans le Berry, qui fait partie de la "garde rapprochée" de Le Pen et Bardella. En avril 2022, sur son compte Twitter , Pierre Gentillet mettait en doute la réalité du massacre de Boutcha : « La découverte du charnier de Boutcha en Ukraine doit nous inciter à de la retenue. (…) Souvenons-nous de Timisoara. » Il n’a jamais fait amende honorable. Normal : le chien ne mord pas la main du maître qui le nourrit. Le maître s’appelle Konstantin Malofeev. Dans l’ombre de Poutine, cet ultra-nationaliste oligarque milliardaire, à la tête du groupe de média "Tsargrad" et du fonds d'investissement Marshall Capital Partners, est l’un des principaux agents du soft power  russe…, pas si soft que ça. Déjà épinglé par les humanités  pour son financement de la "rééducation" des enfants ukrainiens déportés en Russie (déportations sur lesquelles le RN n’a jamais rien trouvé à redire), Malofeev n’a cessé de financer la fachosphère européenne, dont l’association Dialogue franco-russe, créée par Thierry Mariani, dont Pierre Gentillet a été et reste l’affidé. En juin 2023, Thierry Mariani s’était personnellement impliqué dans une vaste campagne de désinformation sur internet orchestrée par les services russes baptisée "Doppelganger", se faisant notamment le promoteur du site de propagande russe "Reliable Recent News", visant à saper le soutien à l'Ukraine dans l'opinion européenne par la diffusion massive de faux contenus médiatiques sur les réseaux sociaux.   On retrouve le même Konstantin Malofeev dans l’entourage de Marie-Caroline Le Pen (oui, c’est une famille nombreuse !), mariée à l’incontournable Philippe Olivier (et présentement candidate dans la Sarthe). Tous les deux ont été reçus en grandes pompes par Malofeev à Moscou en 2018, en marge de la Coupe du monde, dans le cadre du projet "AltIntern" , consistant à unir les "forces nationalistes". A l’issue de ces rencontres, Philippe Olivier s’était fendu d’un mail de remerciement : «  Les belles rencontres que nous avons pu faire grâce à vous seront d’une utilité décisive pour les prochaines élections. Nous allons maintenant travailler de notre côté à leur donner tous les développements dont la cause a besoin  » On en passe et des plus ou moins croustillantes. En septembre 2022, Jordan Bardella, complice des crimes contre l’humanité commis par la Russie en Ukraine, promettait d’attaquer en justice «  tous ceux qui insinuent  » que le RN a des liens de connivence avec la Russie. Même pas peur : aux humanités , on ne craint rien. On n’insinue pas, on affirme. Le compte X (ex-Twitter) d'un certain Alexander Gulyaev, alias @Yxxxxx La désinformation russe au service du Rassemblement national C’est tout ? Non, ce n’est pas tout. Dans la continuité du navire-amiral "Doppelganger" , avec les sous-sous de Malofeev, les services de renseignement russes se sont livrées en France à une vaste campagne de désinformation-influence, via les réseaux sociaux. A part de rares médias indépendants, dont Basta , rares sont ceux qui y ont fait allusion.   David Chavalarias, directeur de recherche au CNRS au Centre d’analyse et de mathématique sociales de l’Institut des Systèmes complexes, travaille depuis des années sur le rôle des réseaux sociaux dans les mouvements et les manipulations de l’opinion. Le 30 juin dernier, il a publié avec le projet Politoscope , qui observe depuis 2016 le militantisme politique sur X/ex-Twitter, une étude (ci-dessous en PDF) qui « identifie une convergence d’intérêts entre le régime de Poutine et l’extrême-droite française » , se penche sur « certaines mesures actives mises en place par le Kremlin depuis au moins 2016 pour déstabiliser la société française »  et « montre comment certaines d’entre-elles entrent en synergie pour faire tomber voire s’inverser le front républicain » . Une stratégie qui passe par l’astroturfing , amplification artificielle d’une idée par la création d’une foule factice la propageant, en créant par exemple des milliers de robots sur les réseaux sociaux pour introduire ou amplifier certains messages : « pendant la campagne des élections européennes de 2024, des centaines de publicités prorusses ou cherchant à déligitimer les gouvernements en place ont visé les publics français, allemand, italien et polonais. Celles-ci surfaient sur tous les faits d’actualité susceptibles de semer la discorde, la contestation et la révolte » , tels que les manifestations d’agriculteurs ou le soutien de l’Europe à l’Ukraine. Cette ligne de fracture sur les réseaux a débuté avec la montée en puissance de l’utilisation du terme d’"islamo-gauchisme" dans le débat public : « Quasiment personne entre 2016 et 2021 ne faisait référence à l’“islamo-gauchisme” en tant que groupe social organisé, le concept étant quasi inconnu . En revanche, cela faisait quatre ans que quelques acteurs tentaient sans y parvenir d’introduire cet imaginaire dans l’opinion publique. On ne savait pas à l’époque, car ils s’étaient “déguisés”, que les comptes de très loin les plus actifs de cette opération étaient des trolls du Kremlin. Le leader,@Yxxxxx – plus de 400 interventions au total, loin devant les autres – a désormais un profil en cyrillique... Une recherche rapide permet de voir qu’il s’agit d’un Russe de 38 ans résidant à Novosibirsk, probablement employé à l’époque dans une ferme à trolls. » « En amplifiant, à des moments clés de l’actualité française, la diffusion de ce concept et les narratifs associés » , le Kremlin « a contribué à lui faire passer le seuil de détection de certains médias et personnalités politiques de premier plan. »  Le terme d’"islamo-gauchiste" a été ensuite été repris par des ministres, accélérant sa diffusion dans le débat. Un autre chercheur, David Colon, signale une enquête de la chaîne publique suédoise SVT, qui « confirme que le Kremlin a mené une campagne d’ingérence informationnelle en France dans le but d’influencer le vote aux législatives en faveur du Rassemblement national » .   Ce média a pu déterminer que « 108 articles ont été diffusés par plus d’un millier de bots pro-russes sur une période de deux semaines après la dissolution. Dans ces 108 articles, Emmanuel Macron est mentionné 63 fois dont 59 dans un contexte négatif, et Marine Le Pen et Jordan Bardella sont mentionnés 62 fois, jamais dans un contexte négatif. L’un de ces articles cités par le média contient une interview de l’acteur français François Cluzet dont la voix doublée en anglais lui prête des propos qu’il n’a pas tenus pour tenter de faire croire qu’il critique le soutien d’Emmanuel Macron à l’Ukraine. » « Une défaite russe est une utopie, Monsieur Macron » , dit la voix doublée. Dans le clip original, François Cluzet parle en fait… de son enfance. Une stratégie préexistante, que les outils d'intelligence artificielle, apprivoisés par les usines à trolls du Kremlin, ont efficacement réussi à doper, comme le revèle le média indépendant News Guard , spécialisé dans l'information. Et tout ça, pour le Rassemblement national, à l'insu de son plein plein gré ? Les contes pour enfants, c'est bon... pour les enfants. Jean-Marc Adolphe

De la colonie russe à l'identité européenne, par Zanna Sloniowska

De la colonie russe à l'identité européenne, par Zanna Sloniowska

Zanna Sloniowska. Photo DR Spasibo ou diakuju ? Invitée en résidence par l'association Alphabetville, à Marseille, la journaliste et écrivaine ukrano-polonaise Zanna Sloniowska confie aux humanités un texte inédit, dans lequel elle pointe la notion de "lingocide" (effacement de la langue ukrainienne), qui a commencé bien avant le règne de Poutine. Je suis née en 1978 à Lviv, la ville la plus à l'ouest de ce que nous appelons l'Empire soviétique, dans une famille ethniquement russo-polonaise et j'ai fréquenté un jardin d'enfants ukraïnophone. C'est donc tout naturellement qu’en rentrant à la maison, j'ai commencé à dire DIAKUJU, c'est-à-dire merci en ukrainien, au lieu de SPASIBO en russe. La réaction de ma famille fut d’en rire. Ils riaient. Ils m'ont expliqué qu'il ne fallait dire que Spasibo. Ils prétendaient faire partie de la plus haute intelligentsia russophone, et la pureté de la langue était donc une question de la plus haute importance pour eux. Il ne pouvait y avoir aucune sorte de mélange, d'accrétion ou de transition en douceur entre les langues, car cela appartenait au monde des simples d'esprit et il fallait s'en moquer.   Les membres de ma famille ne sont pas arrivés à Lviv en provenance de Russie, comme beaucoup de nouveaux citoyens soviétiques, qui méprisaient les "locaux", leurs traditions et leur langue - non, ils étaient d'ici, mais ils se moquaient quand même de moi lorsque je disais Diakuju, parce qu'en tant qu'intellectuels, ils voulaient s'associer à une culture de haut niveau. À l'époque, cela ne signifiait qu'une chose : la culture russe.    Malgré cela, je suis restée ukrainienne, du moins en partie, grâce à mon école maternelle, parce qu'on parlait ukrainien dans la rue et parce que c'était naturel.    Les choses ont changé lorsque je suis allée à l'école, l'une des meilleures de la ville. Dans la classe, nous étions d'origines différentes : Ukrainiens, Polonais, Juifs et Russes, mais c'était un secret de polichinelle. Par-dessus tout, nous étions tous des Soviétiques. Dans la pratique, cela ne signifiait pas avoir une identité particulière, mais être une sorte de Russe. Nos professeurs n'utilisaient jamais simplement les mots "langue russe" ou "littérature russe", ils disaient toujours "la Grande langue russe" et "la Grande littérature russe". Si celle-ci était excellente, qu'en était-il des autres, en particulier de l'ukrainien ? Manifestement, elles n’étaient pas excellentes, tel était le message implicite. La littérature ukrainienne n'était pas appropriée pour parler des véritables grands thèmes de l'humanité. Ce n'était qu'une chanson paysanne : parfois triste, parfois drôle, mais très éloignée de  l’existence réelle et urbaine de la future intelligentsia. Il en allait de même pour la langue ukrainienne : elle était locale, pas universelle, sa place était au bazar. Parmi nous, personne parmi  ne voulait appartenir au bazar ou au village, alors pendant mes années d'école, j'ai cessé de parler ukrainien. (Heureusement, seulement pour un temps).     Je peux vous raconter une autre histoire, celle d'Olesya, mon amie, une poétesse ukrainienne de Kiev. Elle parlait ukrainien à la maison et utilisait donc sa langue à l'école - à l'époque soviétique, il y avait des écoles nominalement ukrainiennes, mais selon une règle tacite, il était préférable de passer au russe pendant les pauses - et elle ne le faisait pas, si bien qu'on l'appelait "la fille du village" et qu'à l'école, elle se servait de ses poings pour avoir le droit d'être ce qu'elle est.     Entre-temps, grâce à la Perestroïka et à la Glasnost, ma mère s'est libérée des mensonges soviétiques et est devenue l'un des visages du mouvement anticommuniste et pro-ukrainien à Lviv. L'Union soviétique s'est effondrée. L'Ukraine est devenue un État indépendant à la suite d'un référendum en 1991. Plus de 90 % de la population du pays a voté OUI, le résultat le plus faible ayant été enregistré en Crimée, mais il s’y agissait tout de même de plus de 50 %.  La situation a commencé à changer, non pas brusquement, mais progressivement. Par exemple, la télévision était pleine d'émissions et de séries produites par les Russes, et même certaines émissions ukrainiennes continuaient à utiliser l'image du laisser-pour-compte ukrainien avec son drôle d'accent - le président de la BTW, M. Zelensky, l'a fait à maintes reprises au cours de sa carrière précédente.    Beaucoup plus tard, lorsque le temps du silence et du tabou est passé, nous avons appris que l'oppression de la langue ukrainienne par la Russie (que certains appellent lingocide, semblable à un génocide) a une longue histoire, de plus de 300 ans.  La suppression systématique de la langue ukrainienne par l'Empire russe a commencé avec la conquête d'une grande partie de l'Ukraine par la Russie ( Ukraine de la rive gauche ) - au XVIIe siècle - et plus tard après la liquidation de l' Hetmanat cosaque et du Sich zaporozhien  au XVIIIe siècle.   1720 - Pierre Ier interdit aux imprimeries de Pechersk Lavra  et de Chernihiv  d'imprimer des livres, à l'exception des livres religieux, et de n'utiliser que la " langue grand-russe ", qu'il faut essentiellement comprendre comme la version russe du slavon ecclésiastique. Dans la pratique, cela signifiait une interdiction d'utiliser la rédaction ukrainienne du slavon ec clésiastique dans l’imprimerie. 1863 - Circulaire  du ministre russe de l'intérieur, Pyotr Valuyev , interdisant aux censeurs d'autoriser la publication de littérature spirituelle et d'éducation populaire ukrainienne.     Nous avons également appris qu'à l'époque soviétique, il était interdit de traduire Shakespeare en ukrainien. Et que des universitaires modifiaient les dictionnaires pour tenter de rapprocher la langue ukrainienne du russe. Et c'est loin d'être tout, je pourrais continuer encore longtemps.  "Il ne s'agit pas seulement de la langue, mais de toute la culture" Il ne s'agit pas seulement de la langue, mais de toute la culture. C'est le cas, par exemple, de ce qui suit :    Au début de l'ère soviétique, dans les années 1920, il y eut ce que nous appelons "la renaissance ukrainienne", en particulier dans la ville de Kharkiv, qui était la capitale à l'époque. Soudain, de nouveaux journaux, de la poésie, de la prose et du théâtre ukrainiens ont fleuri dans cette ville.   Dans les années 1930, elle fut connue sous le nom de "Renaissance exécutée" parce que plus de 300 écrivains, artistes et poètes furent assassinés, forcés de se suicider ou de collaborer avec le régime soviétique pendant les purges de Staline. Personne parmi mes amis ou ma famille n'avait jamais entendu parler d'eux ou, à plus forte raison, lu leurs livres.    Pour en revenir au présent, je voudrais juste mentionner que Victoria Amelina, l'écrivaine contemporaine tuée l'année dernière par une roquette russe, a qualifié la guerre actuelle de "nouvelle Renaissance exécutée", compte tenu du fait que tant d'intellectuels et d'artistes ont été tués au cours des deux dernières années. Comme vous le voyez, cette histoire dramatique se poursuit.      Il ne s'agit pas seulement de la langue et de la culture, mais aussi de la vie.     Dans mon enfance, beaucoup de mes camarades de classe avaient des grands-mères très grosses. Vraiment très grosses, extrêmement grosses, laides. Cela se voyait. Ce qui était plus caché : ces grands-mères faisaient des réserves de nourriture.  Des quantités sans précédent de riz, de farine de blé, de gruau et d'autres choses. Elles ne disaient pas à leur famille qu'elles étaient des survivantes de la famine artificielle créée par l'URSS en Ukraine en 1920-1930, le dire à voix haute était tabou.    Je n'ai pas d'histoire personnelle de ce genre, mais Olesya en a une. Chaque année, lorsque sa grand-mère faisait une récolte abondante sur la terre noire de Poltava, la cave était pleine à craquer, mais elle pleurait : "Cette année, nous avons récolté si peu, nous ne survivrons certainement pas à l'hiver, nous mourrons de faim". Cela faisait très peur à Olesya, qui ne savait pas que sa grand-mère avait survécu à l'Holodomor (Grande Famine).   Ce n'est qu'au début du nouveau millénaire que ces histoires furent racontées, d'abord dans les familles, puis en public. Nous connaissions les goulags, mais nous apprenions l'existence d'un phénomène plus proche du génocide, visant à éradiquer une nation en particulier.    En résumé, ce sont les méthodes par lesquelles les Russes ont tenté de soumettre les Ukrainiens au cours des 300 dernières années : il s'agit de génocide, de "lingocide" et de meurtre d’individus, surtout des personnes du monde culturel.    Il en va de même pour la guerre qui se poursuit en ce moment : nous savons qu'immédiatement après avoir occupé de nouveaux territoires ukrainiens, les Russes ne se contentent pas de torturer les habitants, ils interdisent la langue et la littérature ukrainiennes dans les écoles et brûlent parfois les livres ukrainiens.      (À propos, si vous souhaitez lire un bon roman ukrainien du XXe siècle, je vous recommande Chasseurs de Tigres d'Ivan Bahrianyj. Bahrianyj appartient formellement à la "Renaissance exécutée", bien qu'il ait réussi à s'échapper en Occident après son emprisonnement. Le roman traite des répressions, des goulags et de la Sibérie et, d'un point de vue artistique, il est beaucoup plus habilement écrit que le célèbre chef-d'œuvre de Soljenitsyne.)    "Pour nous, l'Ukraine était synonyme de liberté et d'ouverture." Mais revenons aux années 1990 et à l'indépendance nouvellement acquise. Mes amis et moi ne doutions nullement de notre appartenance à l'Europe. C'était dans l'air, c'était un axiome. Aujourd'hui, je me demande pourquoi. Je me demande si c'est grâce à l'héritage du Commonwealth polono-lituanien auquel appartenaient de grandes parties de l’Ukraine ? Est-ce grâce à l'architecture austro-hongroise et polonaise de ma ville natale - les chapelles romanes, les églises baroques, les vitraux de l'Art nouveau ? Non, parce que mon amie de Kiev et de nombreux autres amis de toute l'Ukraine partageaient eux aussi cette conviction. On nous a dit que le centre géographique de l'Europe se situait quelque part dans les Carpates et nous l'avons pris très au sérieux. Parce que nous étions sûrs qu'il y avait quelque chose de plus important que la géographie.      Que signifiait l'Europe pour nous ? L'endroit où règne l'État de droit, où il n'y a pas de goulags, où nous n'avons pas à avoir peur de la police (enfant, je savais d'une certaine manière qu'ils pouvaient me mettre en prison pour rien). L’Europe signifiait le christianisme - pas de persécution des croyants comme celle à laquelle ma grand-mère avait été confrontée en URSS. L'Europe était synonyme de courtoisie dans les situations quotidiennes. J'avais visité Moscou et constaté comment les commis et les caissiers criaient sur les gens, ce qui n'était pas le cas en Ukraine. Dans notre jeunesse, nous avons surtout apprécié l'ouverture des frontières et nous avons voyagé en Europe dans les années 1990 et plus tard, aussi pauvres que Job, dormant dans les parcs, faisant de l'auto-stop.     Pour nous, l'Ukraine était synonyme de liberté et d'ouverture. Nous ne savions pas exactement ce qu'était cette nouvelle entité, mais il ne faisait aucun doute pour nous qu'il s'agissait d'une terre démocratique et libre, à la croisée des chemins de cultures, de langues et d'identités qui se confondaient. Ici, l'Est rencontrait l'Ouest. Et pourquoi pas ? C'était tellement créatif. À mon avis, c'est l'une des caractéristiques les plus importantes des Ukrainiens : ils sont créatifs, ils ne sont pas bornés, certains d'entre eux ont un authentique esprit de la Renaissance. Mon amie, la poète Olesya a créé une école expérimentale à Kiev. Une autre a fondé plusieurs festivals littéraires à partir de rien. D'une part, l'absence d'institutions et de structures officielles était préjudiciable, mais d'autre part, lorsque vous êtes jeune et plein d'énergie, c'est une opportunité.    Après l'effondrement de l'URSS, j'ai dit merci avec l'ukrainien diakuju , le russe spasibo , le polonais dziękuję . Mes amis étaient multilingues, toutes les langues étaient les bienvenues.   Puis le nouveau millénaire est arrivé. Nous étions toujours pauvres, certaines personnes âgées votaient pour les communistes, les médias étaient aux mains des oligarques. Le président Koutchma fut responsable de la disparition d'un célèbre journaliste, Gongadze (ma mère travaillait avec lui), qui a ensuite été retrouvé décapité. Mais nous n'étions pas conscients du fait que certaines dépendances n'avaient pas disparu et que la confrontation entre l'ancien système et les nouvelles attentes allait se dérouler de manière de plus en plus dramatique.    Comme je l'ai déjà dit, l'appartenance à l'Europe était pour nous la chose la plus sûre, la plus non négociable, elle faisait partie de notre sentiment de dignité. Il n'est donc pas étonnant que la protestation qui a suivi fut baptisée : Révolution de la Dignité - parfois on l'appelle aussi la Révolution de Maidan 2013- 2014. Tout a commencé lorsque le président Janukovytch a donné l'ordre de tabasser les étudiants sur la place principale de Kiev qui manifestaient pacifiquement contre un changement d'orientation du pays - l'Ukraine devait s'associer plus étroitement à l'UE, mais le président avait  bloqué cette option et se montrait plus enclin à s'orienter vers la Russie.      Les drapeaux de l'Union européenne n'ont probablement jamais été utilisés dans des circonstances aussi dramatiques que celles-ci - des personnes furent tuées alors qu'elles les tenaient. Avant cela, il y avait eu la révolution orange en 2004 à cause d'une élection présidentielle truquée. Pour ma génération et les plus jeunes, c’était inadmissible. Les élections pouvaient être truquées en Russie, mais pas en Ukraine. C'était évident, c'était un axiome.    En 2004 et en 2013-2014, ma mère et la plupart de mes amis étaient sur Maidan. Les manifestations étaient colorées et pacifiques. Mais tout a changé lorsque les premières personnes sont tombées mortes dans les rues de Kiev. Comment pouvait-il se faire que les rues de la ville ordinaire ne soient plus sûres pour les habitants ?  Le mari d'Olesya, mon amie la poétesse - ils avaient alors deux jeunes enfants - fut emprisonné pour avoir participé aux manifestations et risquait une peine de 15 ans en vertu de la loi que Yanukovytch voulait introduire. Elle, la poétesse, fut visitée par un enquêteur qui l'a menacée et fait chanter avec les mêmes méthodes du KGB que celles dont je me souviens dans les histoires que ma grand-mère m'a racontées sur les années 1950, et ma mère sur les années 80.  "De nombreuses personnes en Ukraine ont cessé d'utiliser le russe" Vous savez ce qui s'est passé après la Révolution de la Dignité : Janukovytch s'est enfui, la Crimée a été annexée et la guerre russo-ukrainienne a commencé. De nombreuses personnes devinrent des réfugiés à l'intérieur et à l'extérieur de l'Ukraine. La Russie n'était pas prête à laisser partir son ancienne colonie. Notre avenir européen n'était plus aussi certain. Était-ce une illusion auparavant ? Nous ne nous sentions plus en sécurité. Vous savez ce qui s'est passé en 2022 : le pays partiellement envahi l'a été ouvertement, à grande échelle.    L'année 2014 fut une étape importante. En tant qu'écrivain, je peux à nouveau la décrire par le langage, les mots et les livres.  De nombreuses personnes en Ukraine ont cessé d'utiliser le russe, mon ami poète a commencé à apprendre l'anglais et le polonais pour des raisons politiques. De nombreux intellectuels ont cessé de publier leurs articles dans des magazines russes ou d'autoriser la vente de leurs livres sur le grand marché de la Fédération de Russie. Certains romanciers ukrainiens (par exemple Volodymyr Rafiejenko) qui écrivaient en russe et ont obtenu des prix en Russie, sont maintenant passés à l'ukrainien.    Avant 2014, les Ukrainiens avaient accès à la littérature mondiale essentiellement par le biais de traductions en russe. Vous savez probablement que tous les livres et films en langue russe sont disponibles gratuitement en ligne, sur des sites pirates, parce que la loi sur le droit d'auteur ne fonctionne pas en Russie. C'est un peu pratique pour les russophones, mais en général, c'est une autre illustration de la façon dont ils procèdent en Russie : il n'y a aucun respect pour le travail de quelqu'un et il n'y a pas de règles générales qui tiennent.    Dans l'Ukraine indépendante, de 1991 à 2014, l'importation de livres en provenance de Russie n'était ni contrôlée ni taxée, de sorte qu'il n'y avait pas de concurrence. Les livres russes avaient des tirages plus importants et coûtaient moins chers. Les éditeurs des livres ukrainiens travaillaient pour le principe, pas pour l'argent.    En 2014, certaines restrictions furent introduites. Soudain, les éditeurs recommencèrent à traduire la littérature mondiale en ukrainien. Que s'était-il passé ? Les traductions ukrainiennes étaient bonnes, elles étaient en demande, et devinrent populaires. Les années qui ont précédé l'invasion à grande échelle ont été des années de prospérité. Je vais vous raconter l'histoire de mon éditeur ukrainien à Lviv. À l'époque, la maison d’édition a décidé de traduire en ukrainien tous les ouvrages d'Ernest Hemingway. Il n'a pas été facile d'acheter les droits dans le cadre d'une concurrence libre et honnête, mais elle a  réussi. Le traducteur se mit alors au travail sur différents textes et, à cette occasion, il découvrit que la traduction russe comportait de nombreux passages omis en raison de la censure soviétique, et qu'ils étaient toujours utilisés comme tel : des traductions censurées inchangées, réalisées dans les années 1920 et 1930.  Le Hemingway ukrainien était bien meilleur que le Hemingway russe, envahi par la mousse et les moisissures.      Le président russe déclara qu'il voulait libérer les russophones d'Ukraine (bien que ces derniers ne le lui aient pas demandé). Aujourd'hui, ceux qui utilisaient toujours le spasibo russe n'utilisent plus que le diakuju . Parfois dans un ukrainien approximatif. Nous avons une blague amère : personne n'a fait plus pour rendre le pays ukraïnophone, que Poutine.  Cette guerre n'est pas seulement une question de territoires, elle est avant tout une question d'identité. La Russie veut que l'Ukraine s’accorde avec le récit russe à son sujet : la nation fraternelle, le petit frère, la même langue, l'histoire commune. Mais les Ukrainiens ne se regardent pas à travers le prisme russe. C'est leur droit et ils en paient le prix.     Lorsque je suis à l'étranger, les gens me posent souvent des questions sur la culture pendant la guerre. "Est-ce que des livres ont été publiés ? Plutôt qu'une réponse, quelques faits. En mars 2022, la Russie a bombardé les entrepôts de trois imprimeries à Kharkiv. Environ 5 millions d'exemplaires ont brûlé dans l'incendie - ils imprimaient des livres pour toute l'Ukraine. Malgré cela, les imprimeries fonctionnent dans toute l'Ukraine, y compris à Kharkiv, littéralement à quelques centimètres de l'endroit où se trouvent les chars russes. Les nouvelles éditions des classiques de la littérature ukrainienne sont désormais disponibles dans tout le pays et font l'objet d'une forte demande. La maison d'édition du Vieux Lion à Lviv (mon éditeur ukrainien) a été reconnue comme le meilleur éditeur européen de littérature pour enfants à la foire du livre de Bologne l'année dernière. Au cours de l'année 2023, six nouvelles librairies se sont ouvertes à Kiev et deux à Kharkiv. Il existe deux principaux festivals littéraires en Ukraine : Le Forum du livre à Lviv en septembre et l'Arsenal de Kiev en juin - ils ont lieu malgré les alertes à la bombe. Récemment, le nouveau théâtre Drama a été inauguré à Kiev, où de nouvelles pièces sont jouées, par exemple sur le thème des réfugiés. Les personnes qui souhaitent acheter un billet doivent le faire 2 à 3 mois à l'avance.        La poésie a fleuri en Ukraine dès les premiers jours de l'invasion.    Les poètes récitent de nouveaux poèmes à guichets fermés, tant en Ukraine qu'en exil : Je vis à Cracovie, en Pologne, où d'éminentes poétesses ukrainiennes se sont installées ces derniers mois, parmi lesquelles mon amie Olesya de Kiev. Elles se réunissent tous les vendredis pour lire des poèmes nouveaux et anciens (elles invitent de jeunes musiciens à écrire de la musique pour piano spécialement pour ces soirées). J'aimerais conclure mon discours par un de leurs poèmes de guerre, d'abord en ukrainien, puis en français. Il a été écrit par Marianna Kijanowska.  En ukrainien : навчи мене не мовчи  цю війну понад пам’яттю пам’ятати хоч не всю а третину  хоч не всю а до середини далі я зможу говорити питати повітря хлебтати недорікувато лепетати   фаланги коло фаланг зуби коло зубів  очі коло очей а каре вічко і щічки — марічки   лежать собі втомлені  вбиті недалеко від дому навчи мене не забути цю втому   фаланги коло фаланг зуби коло зубів  очі коло очей штани зі слідами крові — петрові   навчи мене ще таке пам’ятати  уzzkiй танк по гриби пішов а вони всі були отруйні танка більше і не видати   фаланги коло фаланг зуби коло зубів  очі коло очей струпи обсіли кузьки бо хтось навпоперек  пробував хтось повзком коротше уzzki ви тут занадто уzzki  берегом бігають трясогузки тетенькають дзузьки дзузьки   навчи мене не мовчи мову пам’яттю перевертати дрібну сивину косити погляд пробуджувати ласки для нас просити   милосердься  на міру серця   дай гнівом виходити з берегів бути смертю для ворогів   En français : Apprenez-moi à ne pas me taire  à me souvenir de cette guerre au-delà de la mémoire pas toute, mais un tiers  pas toute, mais la moitié alors je pourrai parler et poser des questions haleter, bafouiller   phalanges près de phalanges les dents près des dents  les yeux près des yeux et les yeux bruns et les joues sont Marichka   gisant là, épuisés  tuée non loin de la maison apprenez-moi à ne pas oublier cette fatigue   phalanges près de phalanges les dents près des dents  les yeux près des yeux le pantalon avec des traces de sang est celui de Peter      apprenez-moi à m'en souvenir  Le char Uzzi est allé chercher des champignons et ils étaient tous vénéneux On n'a jamais revu le char d'assaut   Phalanges près des phalanges les dents près des dents  les yeux près des yeux Des croûtes recouvraient le sol parce que quelqu'un a traversé  quelqu'un a essayé de ramper en bref, uzzki Tu es trop uzzki ici  Les bergeronnettes courent le long du rivage Tata joue des cloches   Apprends-moi à ne pas me taire à tourner la langue avec la mémoire à tondre les fins cheveux gris   pour réveiller les yeux nous vous implorons   Ayez pitié  à la dimension du cœur   que la colère déborde et soit la mort de l'ennemi Zanna Sloniowska Traduction pour les humanités : Maria Damcheva Remerciements à Colette Tron. REPÈRES Zanna Słoniowska , née à Lviv en 1978, est une romancière ukraino-polonaise. Elle vit à Cracovie. Son roman Dom z witrażem ("Une ville à cœur ouvert"), évocation de la ville de Lviv à travers la vie d’une famille et la traversée d’un siècle douloureux, a remporté le prix littéraire Znak en 2015 et le prix Conrad du premier roman polonais en 2016. L’ouvrage a également été présélectionné pour le prix Nike en 2016. Zanna Sloniowska a été l’invitée de différents festivals littéraires en Europe, en Afrique du Sud et en Inde. Elle est aussi autrice de pièces de théâtre et de livres pour enfants. Elle rédige des critiques pour différents journaux, comme le New York Times , L’Express, Gazeta Wyborcza . Enfin, elle enseigne au Département d’études polono-ukrainiennes de l’Université Jagellonne de Cracovie. En 2024, sa nouvelle fiction, Wertepy , sera publiée en Pologne à l’automne prochain. L'association Alphabetville propose depuis l’année 2013 un programme de micro-résidences, ou résidences de courte durée, à des auteurs, chercheurs et artistes invités, dans un processus de recherche et de création personnels autant que d’inscription dans le territoire et auprès des publics et des professionnels. Depuis l’invasion russe en Ukraine, Alphabetville a activé un processus solidaire destiné à soutenir les auteurs, artistes et chercheurs ukrainiens. https://alphabetville.org

Malgré les interdictions : les personnalités qui ont permis à la langue ukrainienne de survivre

Malgré les interdictions : les personnalités qui ont permis à la langue ukrainienne de survivre

Borys Hrinchenko parmi les amateurs du théâtre de Chernihiv. Photo DR Qui a déjà entendu parler de Borys Hrinchenko, Olha Kobylianska, Ivan Franko, Kharytyna Pekarchuk, Vasyl Stus, ou encore Volodymyr Vakulenko ? Pas grand monde, voire personne ? C'est normal : bien avant le règne de Poutine, la culture et la langue ukrainienne ont été mises sous l'étouffoir de la "grande Russie". Repris et traduit du média indépendant Ukraïner , un article rend hommage à certaines personnalités qui ont permis que la langue ukrainienne ne disparaisse corps et biens... Les Ukrainiens des différentes régions du pays ont l'expérience de siècles d'apatridie et de vie au sein d'empires. Les hommes politiques de ces États n'étaient pas intéressés par la préservation et le développement de l'identité ukrainienne, y compris sa composante importante, la langue. Par conséquent, le fait que nous ayons réussi à survivre en tant que nation jusqu'à ce jour est dû, en partie, à la résistance et à la position des individus qui, malgré les interdictions, les menaces et le manque de perspectives, ont choisi la langue ukrainienne et l'ont enseignée à leurs enfants. Le déclenchement de l'invasion russe, le 24 févier 2022, a de nouveau incité un grand nombre d'Ukrainiens à reconsidérer leur attitude à l'égard de leur ukrainité. La motivation était d'abandonner la culture russe, de revenir à la leur et de s'unir contre un ennemi commun, y compris sur la question de la langue. Au fil des ans, nos enthousiastes ancêtres ont eu le même objectif. Ils ont fait le choix de la langue ukrainienne en dépit des interdictions et de l'oppression. Cela a influencé non seulement le développement de notre vie culturelle, scientifique et sociale, mais aussi la survie de la nation dans son ensemble. Le harcèlement de l'impérialisme moscovite Pendant des siècles, la langue ukrainienne a été opprimée par l'Empire russe, qui a considérablement ralenti sa formation et son développement. Cela faisait partie d'une politique délibérée d'assimilation culturelle. Les Russes ont eu recours à la création d'une image négative de la langue ukrainienne comme une langue ridicule, non prestigieuse et non autosuffisante, c'est-à-dire un dialecte du russe, ainsi qu'à des interdictions directes de son utilisation dans l'appareil administratif, les livres et les magazines, l'éducation et la religion. En 1764, l'impératrice Catherine II a donné une instruction secrète au prince Alexandre Vyazemsky, procureur général du Sénat (l'organe suprême de l'Empire russe), sur la russification des territoires de l'Ukraine, des États baltes, de la Finlande et de Smolensk, qui étaient passés sous le contrôle de Moscou à la suite de l'armistice d'Andrusiv (1667). En 1876, l'empereur Alexandre II a promulgué le décret d'Ems interdisant les chansons folkloriques, l'impression et l'importation de littérature en langue ukrainienne. Les spectacles en langue ukrainienne sont également interdits. En 1888, son successeur, Alexandre III, a imposé un tabou sur l'utilisation de la langue ukrainienne dans les institutions officielles. Dans ce contexte, il est important de considérer les tentatives des personnalités culturelles ukrainiennes pour préserver leur langue maternelle. Un exemple frappant est celui de Borys Hrinchenko, historien, écrivain, compilateur et éditeur de certains des premiers manuels clandestins en ukrainien. Borys Hrinchenko. Photo DR Borys Hrinchenko est né en 1863 à Slobozhanshchyna. Son père était un officier à la retraite qui connaissait l'ukrainien, mais ne le parlait qu'avec les paysans et s'exprimait en russe à la maison. Borys se souviendra plus tard de son enfance : "Dès mon plus jeune âge, j'ai toujours parlé moscovite, car sinon, dans notre famille, il n'était pas permis de parler ou même autorisé de parler" . Sous l'influence du Kobzar de Taras Shevchenko, il commence à écrire des poèmes en ukrainien. Alors qu'il étudie à l'école royale de Kharkiv, Hrinchenko, âgé de 16 ans, rejoint des cercles folkloriques qui expriment des opinions ukrainophiles et mènent des activités culturelles auprès de la population, en particulier de la population rurale. Il a été arrêté pendant plusieurs mois pour avoir lu et distribué de la littérature ukrainienne, interdite à l'époque. Depuis lors, il n'a pas été autorisé à étudier dans des établissements d'enseignement supérieur. Il a donc appris le tchèque et le polonais en autodidacte et a étudié l'allemand, le français, le norvégien et l'italien. Borys passe les examens de l'université de Kharkiv pour devenir instituteur public. Dans l'Empire russe, ces professeurs enseignaient dans des écoles élémentaires destinées aux classes inférieures, principalement aux paysans. Il commence ensuite à travailler dans une école privée dirigée par l'éducatrice Khrystyna Alchevska dans le village d'Oleksiivka, non loin de Novoaidar, dans la région de Slobozhanshchyna. Elle organisait chaque année des lectures d'été dans sa propriété, mais lisait des livres en russe aux villageois. En revanche, Hrynchenko, avec sa femme Maria Zahirna, organisait des lectures nocturnes de littérature ukrainienne pour les parents de ses élèves. L'enseignement à Oleksiivka s'est déroulé en ukrainien jusqu'à la publication du décret Ems. Par la suite, il fut dispensé en russe, car il semblait préférable d'éduquer davantage d'enfants dans cette langue que de ne pas enseigner du tout. Hrynchenko n'a pas accepté cette décision et, fidèle à ses convictions, il a quitté l'enseignement et s'est installé à Sivershchyna, où il a trouvé un emploi dans l'administration municipale et a développé l'édition clandestine en ukrainien. L'éducateur qu'il est défend l'idée que l'éducation doit être ukrainienne et s'oppose à la russification de son peuple. Il décline donc une invitation écrite à la célébration du 30e anniversaire de l'œuvre de Khrystyna Alchevska en 1892 à Kharkiv : "Je pense que les Ukrainiens doivent servir l'Ukraine et l'éducation ukrainienne, et non moscovite. Si je respecte l'éducation moscovite sur le territoire moscovite, je ne peux qu'avoir une attitude négative à l'égard de l'éducation moscovite sur le territoire ukrainien". Borys Hrinchenko a écrit ses propres ouvrages, compilé son propre abécédaire en 1888 et, un an plus tard, un livre de lecture intitulé The Native Word . Grâce à lui, les livres ukrainiens deviennent plus accessibles à la population : En 1894, il crée une maison d'édition relativement bon marché. Il publie ses propres œuvres, ainsi que celles de sa femme Mariia, Pavlo Hrabovskyi, Yevhen Hrebinka, Mykhailo Kotsiubynskyi, Yurii Fedkovych et Taras Shevchenko. Borys Hrynchenko était également un membre actif de la confrérie de Tarasivtsi. Taras Shevchenko a influencé la formation de sa vision du monde et de sa position civique, faisant de lui un "national ukrainien", comme il l'a lui-même écrit. C'est pourquoi il a soutenu le programme de la confrérie, qui stipulait ce qui suit : "Le premier et le plus important devoir d'un Ukrainien est d'écrire dans sa langue maternelle. Une nation qui n'écrit pas dans sa langue maternelle n'a pas de nation. Nous veillons à ce que la langue ukrainienne prévale partout en Ukraine : dans la famille, dans toutes les affaires, tant privées que publiques, dans la communauté, dans la littérature et même dans les relations avec tous les autres peuples vivant en Ukraine. Ainsi, chacun d'entre nous, Ukrainiens conscients, doit s'exprimer dans sa famille, dans sa communauté et partout où il se trouve." Alors qu'il vit à Kyiv, Borys Hrinchenko et son épouse Mariia poursuivent les travaux des linguistes ukrainiens Volodymyr Naumenko, Yevhen Tymchenko et d'autres, achevant le Dictionnaire de la langue ukrainienne . Le dictionnaire a été publié en 1907-1909 en quatre volumes. Il s'agit d'un ouvrage scientifique fondamental qui est encore utilisé aujourd'hui. Le dictionnaire reflète la richesse lexicale de la langue ukrainienne vivante du début du XXe siècle : il contient environ 68.000 mots ukrainiens avec leurs traductions en russe et les illustrations correspondantes en ukrainien. Le dictionnaire a joué un rôle important dans la popularisation de la langue ukrainienne et le développement de l'orthographe moderne. Dictionnaire de la langue ukrainienne, Kyiv, 1909. Wikipédia. La langue ukrainienne, composante de l'identité du peuple ukrainien, a fait l'objet d'interdictions systématiques de la part des autorités russes, notamment dans le domaine religieux. En 1784, Catherine II a ordonné que les offices dans toutes les églises se déroulent uniquement en russe et, en 1888, Alexandre III a interdit les baptêmes avec des noms ukrainiens. En outre, selon la circulaire Valuev (1863), l'impression de la littérature spirituelle en ukrainien n'est plus autorisée. Par la suite, l'homme public et politique, idéologue de l'indépendance et du nationalisme ukrainiens, Mykola Mikhnovsky, a posé la question suivante dans sa brochure L'Ukraine indépendante (1900) : "De quel droit des Russes (moscovites) ou des renégats smoskalisés (transfuges - ndlr) ont-ils été nommés à des postes de responsabilité au sein de tous les gouvernements de notre pays ? De quel droit nos enfants sont-ils formés dans les écoles à devenir des ennemis jurés et à haïr notre peuple ? Pourquoi la langue de nos oppresseurs domine-t-elle même dans l'église ?" Son père Ivan Mikhnovsky, un prêtre orthodoxe paroissial qui, pendant près d'un demi-siècle, a célébré avec audace et détermination des offices pour les paysans en ukrainien, a dû vivre et travailler dans de telles conditions. Il est né en 1823 d'un prêtre de la région de Poltava. Après avoir obtenu son diplôme au séminaire, Ivan, âgé de vingt ans, a été envoyé dans le village de Turivka, où il a exercé la fonction de prêtre pendant près de 50 ans. L'homme dirigeait les offices en ukrainien, bien que les évêques de Poltava et de Pereyaslav n'aient été nommés que par des Russes, qui surveillaient jalousement le comportement du clergé, y compris le respect du régime linguistique pendant le culte. À l'époque, une telle fonction exigeait un grand courage civique. À Turivka, tout le monde respectait le père Ivan Mikhnovsky pour la responsabilité dont il faisait preuve dans l'exercice de ses fonctions. Tout en vivant dans le village, Ivan Mikhnovsky a pu suivre l'actualité de la vie sociale et politique de l'Ukraine. Il reçoit des informations de ses paroissiens, de la presse et de livres. Il professe le principe "Pour Dieu et l'Ukraine", qu'il transmet à ses enfants, dont Mykola. Dans une large mesure, la vision du monde de Mykola Mikhnovsky, personnage emblématique de l'histoire ukrainienne, a été façonnée par son père. Magyarisation Sur le territoire de la Transcarpatie, qui a fait partie du Royaume de Hongrie pendant une certaine période de l'histoire ukrainienne, la magyarisation totale et la persécution des mouvements nationaux ont commencé dans les années 70 du dix-neuvième siècle. Le premier ministre Dejé Banffi, sous les applaudissements du parlement, a déclaré : "L'intérêt du magyar exige qu'il soit créé de la manière la plus chauvine qui soit... Les Magyars ne peuvent laisser la place à aucune autre langue que leur langue dominante." Sous la pression administrative, le hongrois devient la principale langue d'enseignement. Pendant plusieurs décennies, le nombre d'écoles publiques ukrainiennes en Transcarpatie a été divisé par huit. En 1914, il n'en restait plus aucune. L'ukrainien est banni des établissements d'enseignement secondaire et supérieur. En outre, au début du XXe siècle, le gouvernement hongrois a réformé le rite gréco-catholique dans les terres de Transcarpatie. Cette réforme consistait à célébrer les offices religieux dans la langue liturgique hongroise, à introduire le calendrier grégorien et à imprimer les publications religieuses ukrainiennes en latin et non en cyrillique. Dans ces circonstances, Augustin Voloshyn, figure religieuse, culturelle et politique ukrainienne, a dû s'adapter à l'œuvre d'Augustin. Prêtre gréco-catholique du diocèse de Mukachevo, enseignant, premier ministre et président de l'Ukraine des Carpates. À l'époque de la magyarisation, il a écrit plusieurs dizaines de manuels scolaires en ukrainien, notamment des grammaires, des livres de lecture et des abécédaires. Outre les livres, son œuvre comprend des centaines d'articles journalistiques et scientifiques. Augustine Voloshyn. Photo : resource.history.org.ua. Augustine Voloshyn est née en 1874 à Zakarpattia. Sa famille fait partie des libertins, des paysans libres. Ses parents, conscients de leur identité nationale, ont élevé leur fils en tant que patriote de la nation ukrainienne. Son grand-père et son père étaient prêtres. Le garçon a poursuivi leur œuvre en entrant à la faculté de théologie de Budapest et a été ordonné prêtre à l'âge de 22 ans. À l'époque de la magyarisation brutale, le travail éducatif d'Augustyn Voloshyn auprès de la population était très important. C'est ce qu'a noté le poète ukrainien Vasyl Hrendzha-Donskyi, l'un des créateurs de l'Ukraine des Carpates : "Le plus grand mérite du père Voloshyn est d'avoir écrit et publié des livres et des manuels scolaires à l'époque de la plus grande magyarisation, et d'avoir édité le presque seul journal de l'époque, Nauka. Il a travaillé dans la Société de Saint-Basile le Grand, et lorsque les autorités magyares ont fermé cette Société, il a organisé, avec d'autres, l'imprimerie et la librairie UNIO" . Les journaux hongrois ont activement critiqué ses activités d'édition et le gouvernement a imposé des inspections constantes, de sorte que l'imprimerie a dû être fermée. Augustine Voloshyn a lutté contre les tentatives de l'Église catholique romaine, au début du XXe siècle, de latiniser la vie ecclésiastique des Ukrainiens des Carpates. Il a défendu l'alphabet cyrillique dans les livres et les services religieux le 5 août 1915 à Budapest, lors d'une réunion des dirigeants des diocèses de Mukachevo, Pryashiv et Haidudoroz, en présence de hauts fonctionnaires magyars et de hiérarques de l'Église : "J'accuse les gréco-catholiques qui ont informé le gouvernement qu'il était possible de jouer un si mauvais tour à notre peuple et à notre langue, dont nous ne connaissons pas d'exemple dans l'histoire. Dans notre pays, les Juifs, les Serbes, les Roumains et les Tziganes peuvent utiliser leur propre alphabet. Mais les "gentlemen patriotes" nous ont choisis, nous les Rusyns, pour nous priver de notre spécificité, en nous forçant à adopter un alphabet indigne" . Lors d'un discours prononcé à l'occasion de la création de la Maison du Peuple à Uzhhorod (1928), Augustin déclara : "Cette maison du peuple doit être le cœur de notre évolution culturelle future, qui, par le biais de ses organisations, révélera la beauté de la vie du peuple, la connaissance de lui-même, de sa langue, de sa littérature, la connaissance du génie du peuple, la connaissance de la beauté de la terre, la connaissance et l'amour de tout ce qui est nôtre, de tout ce qui est national" . La romanisation La Roumanie a participé à la Première Guerre mondiale et la romanisation a permis de réunir de nouveaux territoires et de créer ce que l'on a appelé la Grande Roumanie, qui devait inclure, entre autres, les terres de l'ethnie ukrainienne. Une partie de la population de Bukovyna étant roumaine, les autorités s'en servirent à des fins de propagande. Le 27 octobre 1918, une résolution a été adoptée pour "unir l'ensemble de la Bukovyna avec le reste des régions roumaines en un État national" . Dès 1924, une loi est entrée en vigueur, obligeant les Bucoviniens à ne recevoir un enseignement que dans les écoles roumaines. Il était dit qu'ils étaient tous roumains et qu'ils reviendraient à leur langue maternelle. Ce n'était pas vrai et ce n'était qu'un prétexte pour la romanisation des Ukrainiens. L'écrivaine moderniste ukrainien Olha Kobylianska, née en 1863 à Bukovyna (qui faisait alors partie de l'Autriche-Hongrie), a reçu son éducation primaire en allemand et en roumain et a vécu pendant plus de deux décennies sous l'occupation roumaine, mais a consciemment choisi l'identité ukrainienne. La jeune Olha n'a appris l'ukrainien qu'à la maison. Son père était un Ukrainien de Halychyna et sa mère était d'origine allemande. Olha Kobylianska. Source : Wikipédia. L'éducation étant difficile pour les femmes à cette époque, elle emprunte les manuels de ses frères, écoute leurs discussions, lit beaucoup et tient un journal. Elle écrit ses premiers poèmes et nouvelles à l'âge de 13-14 ans, en allemand, sous l'influence de l'environnement germano-roumain. En 1875, la famille Kobylianska déménage dans la ville de montagne de Kimpolung en Bukovyna (aujourd'hui en Roumanie), où Olha rencontre Sofia Okuniewska, une éducatrice et le premier médecin ukrainien en Autriche-Hongrie. Elle convainc la jeune fille d'écrire en ukrainien et lui prête des livres. En 1891, la famille déménage à Chernivtsi. Olha y rejoint le cercle des intellectuels progressistes - écrivains, artistes, enseignants - et se familiarise avec la vie littéraire ukrainienne. Sous l'influence de son entourage, elle commence à écrire en ukrainien. Sofia Okuniewska lui envoie de Lviv des œuvres de Marko Vovchok, Mykhailo Pavlyk, Ivan Franko et Taras Shevchenko. Plus tard, elle présente Kobylianska à l'organisatrice du mouvement des femmes à Bukovyna, l'écrivaine Natalia Kobrynska. Des idées féministes commencent à apparaître dans les œuvres d'Olha - elle est la première dans la littérature ukrainienne à aborder le thème de l'émancipation des femmes. En 1894, Olha Kobylianska est l'une des initiatrices de la Société des femmes russes de Bukovyna. Cependant, elle quitte rapidement cette société en raison des opinions moscovites de ses membres. En 1899, alors qu'elle se trouve à Kiev, elle écrit une lettre à ses parents : "Ici, à Kyiv, tout le monde peut voir que les Ukrainiens ont été et qu'ils ont le droit d'être à l'avenir - il y a tant d'histoires à chaque pas, tant d'histoires ! C'est un fantasme de croire que l'ukrainien et le russe sont la même chose ; même dans la langue, il y a une énorme différence... !" Lesia Ukrainka était une personne importante pour Olha Kobylianska. Elles se sont rencontrées grâce au roman Lorelai (également connu sous le nom de The Princess), qui a impressionné Lesia par son innovation et son approche allemande de la créativité littéraire. Les deux femmes ont discuté d'idées, de visions du monde et des drames de la vie en général. "C'est une bonne chose que... tu aies appris notre langue littéraire tardivement, en vain, mais tu l'as apprise alors que nos concitoyens pensaient la connaître immédiatement. Lorsque tu es arrivée en Ukraine après avoir fréquenté une école allemande, tu l'as fait en toute connaissance de cause, en sachant où et pourquoi, de sorte qu'il n'y a plus de crainte que tu la quittes" , écrit Lesya Ukrainka dans une lettre adressée à son amie en 1899. Les années 1920 et 1930, lorsque Bukovyna faisait partie de la Roumanie, ont été difficiles pour les écrivains ukrainiens. La langue et la culture ukrainiennes sont persécutées, mais Kobylianska tente de maintenir des contacts avec la jeunesse littéraire ukrainienne. En 1927-1929, la maison d'édition Rukh de Kharkiv a publié ses œuvres en neuf volumes. Dans les années 1920 et 1930, les revues ukrainiennes de Tchernivtsi Kameniari, Ridniy Krai, Chas, Samosiyna Dumka et Khliborobska Pravda publient des œuvres et des articles d'Olha Kobylianska, des dédicaces et des programmes pour les 35e (1922) et 40e (1927) anniversaires de la carrière littéraire de l'écrivaine, des rapports sur son traitement à l'étranger, etc. Les autorités roumaines n'ont cependant pas permis à l'écrivain d'être honorée comme il se doit : seules les personnes les plus proches ont été autorisées à assister aux funérailles, et elles ont interdit la publication de la nécrologie en ukrainien et les discours sur la tombe. Polonisation La polonisation, qui a eu lieu sur les terres ukrainiennes, était un processus d'oppression de la langue locale et d'imposition artificielle de la langue polonaise. Après la formation de l'Autriche-Hongrie en 1867, le royaume de Galicie et la province de Volhynie ont été rattachés à la partie autrichienne du pays, où le pouvoir appartenait aux Polonais. En 1869, sur ordre de l'empereur, le polonais devient la langue officielle de la Galicie, c'est-à-dire qu'il doit être utilisé dans toutes les structures gouvernementales. L'appareil de censure commence à fonctionner : les livres ukrainiens sont interdits de publication ou confisqués. Progressivement, l'édition passe presque entièrement au polonais et les périodiques ukrainiens qui parviennent à fonctionner commencent à écrire en latin. Dans les établissements d'enseignement, on entend de moins en moins l'ukrainien et l'enseignement se fait en polonais. Les professeurs de Rusyns (Ukrainiens - ndlr), dépendant des "responsables pédagogiques" qui sont presque exclusivement des patriotes polonais, doivent - pour ne pas "souffrir" - se cacher avec leur langue maternelle et rester silencieux ou parler polonais", se souvient Ivan Franko, qui est né en 1856 en Galicie. Ivan Franko, 1898. Source : Wikipédia. Les Ukrainiens d'Autriche-Hongrie étant une minorité nationale, ils ont souvent souffert de la pression nationale et sociale. Le système éducatif ne prévoit pas d'enseignement en ukrainien. La noblesse polonaise, avec le soutien des autorités autrichiennes, utilise les écoles pour poloniser la population locale. Pendant l'enfance de l'écrivain, la langue polonaise était déjà obligatoire dans les écoles. Dans ses écrits, Franko critique le système éducatif et propose de le réformer sur la base de principes démocratiques, notamment en introduisant l'orthographe ukrainienne basée sur le principe phonétique et l'étude de la langue littéraire ukrainienne. Cette orthographe est finalement introduite dans les écoles, mais elle n'est pas la seule et son utilisation est souvent combattue par l'administration. Dans son article "Bilingualism and Duplicity" (1905), Franko déclare : "Un praticien, un utilitariste, dira sans hésiter : question vide de sens ! La langue est la façon dont les gens communiquent avec les gens, et si j'ai le choix, je prends celle qui me donne la possibilité de communiquer avec plus de gens. Pendant ce temps, une force secrète de la nature humaine dit : "Pardonnez-moi, vous n'avez pas le choix : "Pardonnez-moi, vous n'avez pas le choix ; vous ne pouvez pas quitter la langue dans laquelle vous êtes né et avez été élevé sans handicaper votre âme, parce que vous ne pouvez pas échanger votre peau avec quelqu'un d'autre". Selon lui, le bilinguisme dans la région est un problème pour le plein développement de la langue ukrainienne : "Cette division interne a également été, pourrait-on dire, la tragédie de notre muscophilie galicienne. Des gens qui auraient pu devenir des figures de proue dans leur domaine d'origine, des gens de talent et de travail, imprégnés de la malheureuse manie de changer leur langue maternelle pour une langue étrangère, sont soudain devenus spirituellement paralysés, ont perdu leur sensibilité vivante aux besoins vivants de leur peuple d'origine et aux exigences de la modernité, et ont été poussés vers une antiquité morte et même scientifiquement stérile." Ivan Franko dans sa vieillesse. Source : Wikipédia. Peu après la mort d'Ivan Franko (1916), les Polonais se tournent vers des méthodes plus radicales de polonisation. En 1930, le gouvernement polonais procède à la "pacification" de la Galicie, qui consiste à exterminer physiquement les enseignants, les universitaires et les prêtres ukrainiens. En 1947, l'opération Vistule a eu lieu, au cours de laquelle certains Ukrainiens ont été réinstallés parmi les Polonais dans l'ouest de la Pologne afin d'accélérer leur émasculation. L'oppression soviétique Après la défaite de la lutte de libération de 1917 à 1921, le régime soviétique s'est établi sur la plupart des terres ukrainiennes, poursuivant généralement la politique tsariste de russification. Kharytyna Pekarchuk. Source : Wikipédia. Kharytyna Pekarchuk, Ukrainienne aux racines polonaises, a combattu les envahisseurs russes dans les rangs de l'armée de l'UPR, choisissant la voie de l'ukrainité et de sa promotion en Crimée à l'appel de son cœur. La jeune fille est née en 1894 dans une famille russifiée de riches propriétaires terriens, Anton et Maria Izbytsky, à Simferopol. Dans ses mémoires My Service in Ukraine as a Soldier (1969), Kharytyna écrira plus tard : "J'ai été ukrainisée par mon service et par les travailleurs saisonniers du domaine de mes parents, qui venaient pour la plupart de Poltava et de Kiev. Enfant déjà, j'aimais qu'ils chantent des chansons ukrainiennes. J'oubliais tout, même la nourriture et les sucreries". Malgré les interdictions de ses parents et de ses professeurs, la jeune femme de 20 ans n'a jamais manqué un seul spectacle ukrainien. Elle adore le théâtre, où elle nourrit son amour et son attirance pour l'ukrainien. Dans une école privée, elle a même été exclue des cours parce qu'elle récitait des poèmes en public dans une "langue d'homme". Mais son oncle lui a fait une découverte : elle a mis la main sur le Kobzar de Shevchenko. La jeune fille étudie ses poèmes et ose les lire à ses amis. Plus tard, Kharytyna rejoint le Tavriya Provincial Zemstvo (gouvernement local). Elle y rencontre Petro Blyzniuk, un employé de l'administration du district de Simferopol Zemstvo, qui lui prête de nombreux livres ukrainiens. En 1917, il a fondé une branche locale de Prosvita, à laquelle elle a adhéré. Ils organisent une chorale, des lectures littéraires et publient un journal avec les Tatars de Crimée. Kharytyna avait 23 ans lorsqu'elle a rejoint l'armée de l'UPR, en dissimulant son sexe. Elle s'est engagée comme simple soldat sous le nom de Stepan Knyshenko et a participé à toutes les batailles de son unité. En avril 1920, la soldate a pris part à la remarquable bataille de Voznesensk, qui s'est soldée par une victoire sur les bolcheviks. Pour cela, Kharytyna a reçu l'insigne n° 1 de l'Ordre de la Croix de fer. "L'émotion et la réaction spontanée ont fait que nous avons grandi avec le sentiment que la terre ukrainienne était notre terre natale, et donc son mode de vie et sa langue. La prise de conscience des injustices subies par l'Ukraine a provoqué un sentiment de justice indignée, d'amertume et de rébellion ", écrit Kharytyna dans ses mémoires publiées dans le magazine américain Our Life . Sa carrière militaire prend fin en mai 1920, lorsqu'elle est gravement blessée par un obus. Elle est internée en Pologne, où elle vit dans la pauvreté avec son mari après la fin de la Première Guerre mondiale. En exil, Pekarchuk a écrit un journal, mais ni ce journal ni les photographies n'ont survécu. Néanmoins, en 1969, le magazine Dorogovkaz , basé à Toronto, a publié ses mémoires sous le titre My Service to Ukraine as a Soldier ("Mon service à l'Ukraine en tant que soldat"). Si, immédiatement après la proclamation du régime soviétique en Ukraine, il n'y a eu que des actes de terreur isolés contre des activistes pro-ukrainiens, la situation s'est aggravée et la répression est devenue une politique systémique de l'État. Dans des lettres et des télégrammes, Staline a donné des instructions pour persécuter les personnalités actives de la période d'ukrainisation (1926) et, plus tard, pour les détruire physiquement (1933). Les lois adoptées restreignent considérablement l'utilisation de la langue ukrainienne dans l'éducation, les médias, la culture et d'autres domaines. En 1933, la lettre "G" a été supprimée de l'orthographe ukrainienne. En 1938, le comité central du PCUS a publié un décret "sur l'étude obligatoire de la langue russe dans les écoles des républiques nationales et des oblasts" et, en 1989, "sur la consolidation législative de la langue russe en tant que langue nationale". À une époque où la langue ukrainienne était persécutée par l'Union soviétique et son utilisation menacée, le poète ukrainien des années soixante, traducteur, prisonnier politique et combattant pour l'indépendance de l'Ukraine, Vasyl Stus, a choisi de parler sa langue maternelle toute sa vie, de la promouvoir, de la préserver et de la défendre. La question de la langue était pour lui une question de principe et d'intransigeance. Vasyl Stus. Source : Wikipédia. L'artiste a grandi dans la ville russifiée de Donetsk, où sa famille a déménagé de Podillia au début des années 1940, alors qu'il avait trois ans. Vasyl a obtenu une médaille d'argent à l'école et à l'institut pédagogique de Donetsk, a enseigné la langue et la littérature ukrainiennes à la 23e école de Horlivka, a servi dans l'armée et a travaillé pour un journal. Quoi qu'il fasse, il devait résister à la russification et défendre l'ukrainité. Dans une lettre adressée au poète Andriy Malyshko, il écrit : "Dans le Donbass, lire l'ukrainien dans une école russe est une folie. Une seule déclaration verbale des parents et les enfants n'apprendront pas la langue des gens qui ont élevé ces parents. Ils devront apprendre l'allemand, le français, l'anglais, en plus de leur langue maternelle." Malgré cela, il s'efforce de rendre ses cours intéressants, en racontant différentes histoires et poèmes afin que ses élèves entendent la langue ukrainienne et ne s'en désintéressent pas. La russification totale de Donetsk inquiète Vasyl Stus. "Pour une personne qui écrit en ukrainien, aller à Donetsk, c'est comme aller en Australie. Votre langue ukrainienne y est perçue comme la huitième merveille du monde" , écrit-il dans une lettre au premier secrétaire du comité central du parti communiste ukrainien, Petro Shelest (1968). Malgré tout, Stus a continué à défendre la langue ukrainienne et a choisi de travailler comme rédacteur littéraire dans la section ukrainienne du journal Socialist Donbas . Dans la lettre à Shelest mentionnée plus haut, il fait part de la difficulté qu'il a eue à défendre ce qui était juste dans un environnement russifié : "En cherchant des équivalents ukrainiens inexistants à la terminologie minière russe (la terminologie minière ukrainienne était à peine maîtrisée, même à l'Institut de linguistique de la RSS d'Ukraine, le seul endroit où certains de ces termes peuvent être entendus de bouches vivantes), je me suis senti comme un criminel, pour le moins. Surtout lorsque je m'approchais des kiosques et que je voyais les gens demander cette version ukrainienne. Je me souviens d'avoir été "traité avec condescendance" par des employés qui n'avaient jamais parlé ukrainien mais qui ont essayé de me l'apprendre. Je me souviens de cet incident. Un membre du comité régional est décédé. Il est mort de manière inattendue, comme on dit, une mort effrontée. J'ai essayé de l'écrire de cette manière : il est mort effrontément, il est mort effrontément. Ils se sont opposés à moi. J'ai insisté. Puis on m'a dit que demain je serais réprimandé par le rédacteur en chef, I. Domanov, et par nous deux. "Est-il possible de parler des morts d'une manière aussi irrespectueuse ?" Les autorités soviétiques le punissent pour sa position pro-ukrainienne. Lors de la première de Shadows of Forgotten Ancestors de Serhiy Parajanov, le 4 septembre 1965, Vasyl Stus, ainsi qu'Ivan Dziuba et Viacheslav Chornovil, protestent contre les arrestations massives d'intellectuels ukrainiens qui ont eu lieu la veille. En conséquence, Vasyl est exclu de ses études de troisième cycle et doit travailler comme ouvrier. Ses poèmes ne sont pas publiés. En 1970, il prend la parole lors des funérailles de l'artiste et militante des droits de l'homme Alla Horska et est le premier à accuser les autorités de son assassinat. Par la suite, à la demande du KGB, les œuvres de Vasyl ont été analysées par Arsen Kaspruk, chercheur principal à l'Institut de littérature Taras Shevchenko. Sa conclusion est que le recueil Arbres d'hiver est prétendument "nuisible dans toute son orientation idéologique, dans son intégralité". Une personne normale et impartiale ne peut le lire qu'avec dégoût, avec mépris pour le 'poète qui diffame sa terre et son peuple'". Vasyl Stus après des années d'exil. Source : Suspilne Kultura. Vasyl Stus a été arrêté pour la première fois en 1972, et pour la deuxième fois en 1980. Dans un camp de prisonniers politiques, il a continué à lire, à traduire et à écrire des poèmes en ukrainien. Le poète, âgé de 47 ans, est mort dans une cellule de prison de haute sécurité, et son corps n'a pu être réinhumé qu'à l'issue de sa peine. Malgré sa loyauté envers l'Ukraine, Vasyl Stus ne se définit pas comme un nationaliste et souhaite que les Ukrainiens soient plus attentifs à leur propre identité : "Je ne suis pas un nationaliste. Au contraire, j'ai jugé nécessaire de dissiper la stupéfaction du narcissisme, de l'antisémitisme et de l'étroitesse d'esprit zahumynka (provinciale - ndlr) d'une certaine partie des Ukrainiens. De même, j'ai jugé nécessaire de dissiper la stupéfaction du manque de respect pour la langue, la culture et l'histoire ukrainiennes, ainsi que le manque de respect pour le travail du paysan qui nous donne à tous la communion grecque du pain et du sel de ses callosités" . Occupation russe : aujourd'hui Depuis 2014, la langue ukrainienne dans les terres ukrainiennes occupées par l'armée russe fait l'objet d'un harcèlement et d'une persécution systématiques de la part des autorités d'occupation. La destruction des livres et manuels en ukrainien, l'introduction de programmes éducatifs russes et du russe comme langue d'enseignement, ainsi que la répression contre les partisans de l'Ukraine sont devenus monnaie courante pour certains de nos concitoyens. Mais tous n'ont pas pu se soumettre ou faire semblant d'être neutres. Volodymyr Vakulenko, participant à la Révolution de la Dignité, activiste et écrivain pour enfants, faisait partie de ceux qui n'acceptaient pas l'occupation et avaient une position pro-ukrainienne, ce qui lui a valu d'être torturé par les Russes. Son ex-femme, Iryna Novitska, se souvient qu'il était "créatif, passionné, intransigeant. Il parlait toujours ukrainien et faisait tout pour promouvoir l'art et la culture ukrainiens" . Volodymyr Vakulenko. Source : Wikipédia. L'artiste est né le 1er juillet 1972 à Kapytolivka, près d'Izioum, dans le village de Kapitolivka. Il a commencé à écrire dès l'enfance et, depuis 2001, a été activement publié dans des magazines ukrainiens. Il est le représentant d'un nouveau style littéraire, qu'il appelle lui-même la contre-littérature. Ses œuvres combinent le postmodernisme, le modernisme, le néoclassicisme et des éléments d'absurde logique. Vakulenko a développé une communauté d'écrivains dans son village natal et dans les localités les plus proches. De 2003 à 2006, il a été membre de l'association littéraire d'Izioum "Kremianets", dont il a été le vice-président pendant les deux dernières années. Il a travaillé comme rédacteur en chef du journal pour enfants et adolescents Krynytsia. En 2005, il est également devenu membre de l'association littéraire Prometheus de Konstantynivka. Volodymyr a été l'un des organisateurs d'une manifestation artistique à Lviv contre le projet de loi Kivalov-Kolesnichenko (2012), qui introduisait le concept de langues régionales dans les territoires où leurs locuteurs représentaient plus de 10 %, et visait en fait à renforcer la position du russe en Ukraine. La mère de Volodymyr, Olena Ihnatenko, décrit ainsi sa position linguistique : "Il a essayé de faire en sorte que tout le monde passe à l'ukrainien. Mais nous avons parlé le surzhyk toute notre vie. Pour moi, par exemple, la façon dont quelqu'un parle m'importe peu, tant qu'il s'agit d'une bonne personne. Et c'était le cas, il avait des principes" . En mars 2022, Kapitolivka a été occupé par les troupes russes. Le 23 mars, les envahisseurs ont fouillé la maison de Vakulenko et confisqué des livres en ukrainien, et lui et son fils, handicapé, ont été emmenés pour interrogatoire. Volodymyr a été sévèrement battu et relâché au bout de trois heures. Cependant, dès le lendemain, l'écrivain a été à nouveau emmené. Le corps de Vakulenko a été retrouvé après la désoccupation, en septembre 2022, parmi les tombes anonymes de plus de 400 personnes. Son corps, transpercé par deux balles, a été retrouvé dans la tombe numéro 319. L'écrivaine ukrainienne Victoria Amelina a immédiatement commencé à faire des recherches sur l'histoire de Volodymyr. Elle est décédée le 1er juillet 2023 à la suite d'une attaque de missiles russes sur Kramatorsk, mais a réussi à trouver les notes de l'écrivain assassiné. Son père lui a dit que son fils avait enterré son journal de guerre dans le jardin et lui avait ordonné de le rendre "quand nos gens viendront" . " Le journal était enroulé et enveloppé dans un sac transparent, tout noir de terre. Lorsque j'ai osé déchirer le sac, le papier était mouillé" , a témoigné Viktoriia. Il est actuellement conservé au musée littéraire de Kharkiv. Dans son journal, Volodymyr Vakulenko écrit : "Aujourd'hui, à l'occasion de la Journée de la poésie, une petite clé de grue m'a salué dans le ciel, et j'ai pu l'entendre dire à travers son croassement : "Tout sera l'Ukraine ! "Tout se passera en Ukraine ! Je crois en la victoire !" Tetyana Savchenko et Olena Filonenko Texte repris et traduit du média indépendant Ukraïner. https://www.ukrainer.net/diiachi-ukrainska-mova/ Traduction pour les humanités : Dominique Vernis.

C’est la faute à Le Maire, et aux 19 lâches de la République

C’est la faute à Le Maire, et aux 19 lâches de la République

Bruno Le Maire à Paris, le 26 janvier 2024. Photo Thomas Samson / AFP ÉDITORIAL Ministre de l’Économie et des Finances depuis sept ans, Bruno Le Maire a été, à l’issue du premier tour des élections législatives, l’instigateur du "ni-ni", valant de fait consentement à l’extrême droite. Parmi les 41 candidats macronistes qui ont suivi sa consigne, ils s’en trouvent 19 qui, en se maintenant au second tour dans des circonscriptions cruciales, risquent d’offrir au Rassemblement national une majorité absolue à l'Assemblée nationale. Bruno Le Maire se targue d’un amour immodéré pour la littérature, surtout pour Marcel Proust (en 1991, il a soutenu une maîtrise de lettres à l'université Paris-IV avec un mémoire intitulé "La statuaire dans À la recherche du temps perdu ") et aussi pour Balzac, qui fut selon lui « le premier à montrer aussi crûment l'arrière-cour des grands destins » . Dans un entretien pour Le Point , en janvier 2018, à la question "Quel est le classique que vous avez honte de ne pas avoir lu ?", il répondait tout de go :  Les Misérables . Zola non plus, c’est pas trop sa tasse de thé. Normal : Bruno Le Maire est un type qui n’a jamais manqué de rien. Né en 1959 à Neuilly-sur-Seine, d’un papa devenu secrétaire général du groupe Total, et d’une maman issue d’une famille d'ancienne bourgeoisie du Poitou, il s’est lui-même marié en 1988 à Pauline Doussau de Bazignan, héritière d’une lignée de la bourgeoisie landaise. Passons sur les romans érotiques que cette chère Pauline lui aurait inspirés… Bruno Le Maire a une sœur, aujourd’hui directrice exécutive du groupe d’édition Bayard (premier groupe de presse catholique, qui a annoncé en mars dernier une perte record de 7,5 millions d’euros. Sibylle Le Maire a créé, au sein des éditions Bayard, le collectif ViveS, « porté par la conviction profonde que les véritables progrès pour les femmes passeront par l’accroissement de leur expertise économique et financière » ), et quatre frères, qui travaillent tous dans la finance. Franchement, au sein de cette famille B.C.I.F. (Bien Comme Il Faut), Bruno Le Maire a réussi un parcours sans faute. Après avoir obtenu son bac au lycée (privé) Saint-Louis-de-Gonzague dans le 16e arrondissement de Paris (les frais d’inscription sont aujourd’hui de 2.638 € par an au collège, 2.986 € au lycée, 3.078 € en classe prépa ; l’enseignement des langues vivantes est facturé en plus), il a brillamment enchaîné l'École normale supérieure de la rue d'Ulm, l'Institut d'études politiques de Paris, et enfin l'ENA, d'où il est sorti classé 20e en 1998, à 29 ans. Inutile de préciser qu'il n'a pas eu trop besoin d'avoir recours aux jobs d'été pour payer ses longues études. Après l'ENA, il entre au ministère des Affaires étrangères (Direction des affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement) avant de rejoindre l'équipe du secrétaire général de la présidence de la République de Jacques Chirac, Dominique de Villepin, qu’il suit en tant que conseiller au ministère des Affaires étrangères en 2002, puis au ministère de l'Intérieur en 2004 et enfin à Matignon en mai 2005, dont il devient en 2006 le directeur de cabinet. C’est à ce poste qu’il suit de près le dossier de la privatisation des autoroutes (au mépris d’un rapport de l'Inspection générale des finances, comme l’a révélé Le Canard enchaîné  en janvier 2023). Des années plus tard, en 2019, en tant que ministre de l'Économie, il fera l’ardente promotion de la privatisation d'Aéroports de Paris… dont le P-D.G. n’est autre que son beau-frère, Augustin de Romanet. Après avoir échoué à la primaire de la droite et du centre (2,4 % des voix) en novembre 2016, il soutient toutefois la campagne de François Fillon, et déclare à cette époque qu’Emmanuel Macron est un « homme sans projet »  qui porte  « une idéologie qui a planté la France » . Ce qui ne l’empêche nullement, sitôt acquise la victoire d’Emmanuel Macron le 7 mai 2017, de rejoindre le camp de la majorité présidentielle. Il en sera récompensé dix jours plus tard en étant nommé ministre de l'Économie et des Finances, portefeuille dont il n’a cessé d’être le dépositaire jusqu’à aujourd’hui, malgré les changements successifs de Premier ministre. Sous son règne à Bercy, entouré de membres de cabinet qui viennent pour la plupart des milieux de la banque privée, « la finance a procédé à une véritable colonisation de l'État » , écrivait Laurent Mauduit (1). Et en 2022-2023, dans l’intention de présenter sa candidature à la tête du FMI, Bruno Le Maire s’était assuré de précieux soutiens, dont celui de Steven Mnuchin, ancien cadre de la banque Goldman Sachs, qui préside aujourd’hui un fonds spéculatif après avoir été secrétaire au Trésor de… Donald Trump. Grand argentier des finances publiques, à Bercy depuis sept ans, Bruno Le Maire a supprimé en 2023 la taxe sur les "super-dividendes", pourtant votée à l'Assemblée nationale lors de l’examen du projet de loi de finances. Bien sûr, il n’y a aucun rapport avec l’ampleur du méga-dérapage du déficit public révélé en mars dernier (avec un écart de 65 milliards d’euros entre les prévisions et le déficit attendu en 2025, un fossé inédit depuis 25 ans) ; une « gestion défaillante » étrillée par la Cour des comptes (lire ICI ) ; déficit repéré à Bercy dès l’automne 2023, mais sur lequel Bruno Le Maire a bêtement "oublié" de prévenir les parlementaires… C’est ce même Bruno Le Maire, protégé depuis sept ans par Emmanuel Macron, qui se dit « circonspect » sur la suspension de la réforme de l’assurance-chômage annoncée par Gabriel Attal et qui, surtout, vient aujourd’hui chipoter sur le "désistement républicain" pour faire barrage à l’extrême droite et emprunte les éléments de langage du RN en agitant le chiffon rouge du seul Jean-Luc Mélenchon… Ce "ni-ni" revient in fine  à dire : plutôt l’extrême droite. Bruno Le Maire a implicitement choisi son camp : celui des collabos. Les triangulaires des Bermudes A quatre jours du second tour des élections législatives, le sort reste bien incertain. 76 députés ont été élus au premier tour (39 RN, 31 Nouveau Front Populaire, 2 Ensemble, 1 LR, 3 Divers). Il reste encore en jeu 501 circonscriptions. Dans 190 de ces circonscriptions, se joueront des duels : le RN est présent dans 142 de ces cas. Quelques-uns des 19 candidats macronistes qui, en se maintenant au second tour, risquent d'offrir au Rassemblement national une majorité absolue à l'Assemblée nationale. De gauche à droite, en haut : Nadia Hai, Graig Monetti, Thomas Mesnier ; et en bas : Séverine Saint-Pé, Hubert de Jenlis, et Anne-Laurence Petel. 306 circonscriptions devaient faire l’objet de triangulaires. 221 désistements ont été enregistrés hier soir, dont 132 provenant de la gauche et 83 du camp présidentiel et du centre. Il reste donc 85 triangulaires. 41 candidats macronistes, non arrivés en tête ou en seconde position derrière le RN ont refusé de se désister. Dans ce lot, on trouve quelques figures emblématiques comme Olivier Véran (Isère) et d’autres moins connues, qui estiment sans doute qu’avec moins de 20% au premier tour, le RN a peu de chances de l’emporter. Mais on trouve aussi, dans les Yvelines, la banquière Nadia Hai , dont le maintien au second tour (avec une candidate RN à 25,79 % qui a une réserve de voix à droite et à Reconquête) ne semble avoir d’autre objet que de punir l’ex-ministre Aurélien Rousseau, qui avait démissionné du gouvernement en désaccord avec la Loi immigration, et qui est investi par le Nouveau Front populaire. Et il reste de toute façon 18 circonscriptions où la victoire du RN est possible voire probable, et où des candidats de l’ex-majorité présidentielle ont décidé de se maintenir. Dans une élection qui risque de se jouer au cordeau, ces seize là pourraient permettre au RN d’atteindre la majorité absolue. Il s’agit de Graig Monetti (Horizons) dans les Alpes-Maritimes (face à Éric Ciotti), Anne-Laurence Petel (Renaissance) dans les Bouches-du-Rhône (Pays d’Aix), Thomas Mesnier  (Horizons) en Charente, Didier Martin  (Renaissance) en Côte d’Or, Sandrine Le Feur  (Renaissance) dans le Finistère, Florian Delrieu  (Renaissance) en Haute-Garonne, Eric Poulliat  (Renaissance) en Gironde, Charlotte Faillé  (Horizons) en Ille-et-Vilaine, Huguette Tiengna  (Renaissance) dans le Lot, Hervé Prononce  (Horizons) dans le Puy-de-Dôme, Christian Devèze  (Modem) dans les Pyrénées-Atlantiques), Cyrille Isaac-Sibille (Modem) dans le Rhône, Aude Luquet  (Modem) et Hadrien Ghomi (Renaissance) en Seine-et-Marne, Hubert de Jenlis  (Renaissance) dans la Somme, Séverine Saint-Pé  (divers droite) dans la Vienne, Isabelle Négrier  (divers centre) en Haute-Vienne, Maud Petit  (Modem) dans le Val-de-Marne, Emilie Chandler  (Renaissance) dans le Val d’Oise. Encore faudra-t-il, dans les cas où ont été actés les désistements de candidats de la majorité présidentielle, que leurs électeurs suivent la "consigne". Certes, l’enjeu semblait moins crucial, mais au second tour des élections législatives de 2022, dans le cas d’un duel RN-Nupes, 48% des électeurs s’étaient abstenus, 34 % avaient voté Nupes et 18 % pour le RN. Lorsque le duel opposait le RN à un candidat de la majorité présidentielle, les électeurs de gauche s’étaient abstenus à 45 %, et avaient voté pour le ou la candidate Ensemble à 31 %, et pour le ou la candidate RN à 24 %... Comme le dit la philosophe Myriam Revault d’Allones (2) dans Libération  de ce jour, « l’inconsistance du macronisme (recouverte par un discours managérial hors-sol) a mené à la perte des repères politiques » . Le score de l'extrême droite au premier tour des élections législatives « signe la réussite d'une stratégie de banalisation à laquelle a indirectement contribué le pouvoir macroniste par l'utilisation réitérée du vocabulaire de l'extrême droite : "ensauvagement", "décivilisation", "droits-de-l'hommisme" » …  Et aujourd'hui, « l'absence de clarté sur les appels au barrage républicain est la suite logique de l'inconsistance idéologique et politique du macronisme. Le "en même temps", le "ni droite-ni gauche", le "à la fois droite et gauche",  ont toujours été quoi qu'on en dise un facteur de dé-politisation et de dé-démocratisation de la société. Le caractère insaisissable du macronisme qui a fait l'objet de tant de commentaires et de supputations tient d'abord au fait qu'il n'a jamais été autre chose qu'une nébuleuse d'idées dont on mesure maintenant combien elles étaient étrangères au souci de la chose publique. Le macronisme n'a jamais fait droit au conflit et aux enjeux qui structurent les sociétés politiques et les démocraties : sous couvert d'"innovation" et d'"adaptation" permanente au monde tel qu'il va, il a obscurci et brouillé les choix que peuvent faire les citoyens. » Dans le même numéro de Libération , on trouve un article d’Eve Szeftel sur ce qu’il est convenu d’appeler la « fracture territoriale » , qui pointe assez bien certains des ressentiments périphériques qui nourrissent le vote RN et qui, bien qu’identifiés par de nombreux rapports, n’ont jamais été traités au fond par le système managérial de la "start-up nation", voire traités par le dédain (souvenons-nous de la petite phrase du branleur  Benjamin Griveaux, alors secrétaire d’État à Bercy, qui ironisait sur les « gars qui fument des clopes et roulent en diesel » ). A cette France-là, d’en-bas, un Bruno Le Maire ne peut rien comprendre, lui qui se plaignait de la faiblesse de rémunération des ministres : pour sa part, seulement 7.450 euros nets par mois avec, le pauvre, « quatre enfants à nourrir » . Cet apôtre du "ni-ni" ne se retrouvera pourtant pas à la paille lorsqu’il devra quitter Bercy. Nul doute qu’une banque d’affaires ou un fonds d’investissement lui réserveront un nid encore mieux payer, et où il ne manquera pas de composer avec un gouvernement d’extrême droite qu’il aura contribué à porter au pouvoir, après avoir caviardé le budget de l'Etat. Lire Les Misérables  ? Ça attendra encore… Jean-Marc Adolphe   (1). Laurent Mauduit, La Caste : enquête sur cette haute fonction publique qui a pris le pouvoir , Pocket, coll. Docs/récits/essais, 2020. (2). De Myriam Revault d'Allones, voir L’Esprit du macronisme, ou l’art de dévoyer les concepts , Seuil, 2021.

Le "ni-ni", vraiment ? (quand le "détail" des chambres à gaz revient sur le tapis...)

Le "ni-ni", vraiment ? (quand le "détail" des chambres à gaz revient sur le tapis...)

Laurent Gnaedig, candidat RN dans le Haut-Rhin. Les chambres à gaz ? « Moi, j’ai encore des doutes actuellement »... ÉDITORIAL Que représentent quelques cas "problématiques", parmi les candidats investis par La France Insoumise, face à la multitude des "dérapages" enregistrés dans les rangs du Rassemblement national ? Décidément, il a manqué plusieurs couches au vernis de la "respectabilité". Dernier cas en date : Laurent Gnaedig, investi dans une circonscription du Haut-Rhin (où il est arrivé en tête au premier tour) continue d'avoir des "doutes" sur l'existence des chambres à gaz... J'ai exprimé suffisamment tôt, ici-même, quitte à offusquer certains lecteurs des humanités , mes réserves et critiques parfois vives sur certaines positions et options de Jean-Luc Mélenchon (sans jamais mettre dans le même sac toute la France insoumise), pour : 1. ne pas avoir à les répéter (par "devoir de réserve") pendant la campagne des législ-hâtives ; 2. ne pas avoir de leçons à recevoir de la part de celles et ceux qui seraient tentés par le "ni-ni" lors du second tour, ce dimanche. Oui, certains candidats investis par LFI (le plus souvent par oukase mélenchonienne) peuvent être considérés comme "problématiques", mais : 1. Même parmi les candidatures LFI, ces quelques cas sont très minoritaires. 2. Le Nouveau Front Populaire, ce n'est pas que LFI. 3. Dans le cas (fort improbable mais mathématiquement encore possible) où le Nouveau Front Populaire disposerait, au soir du second tour, d'une majorité relative à l'Assemblée nationale, une poignée de députés "problématiques" (sur certaines questions) ne représenterait aucun danger réel. Tel n'est pas le cas avec le RN. Même si la consigne a sans doute été donnée aux candidats par la direction du parti d'extrême droite de "se tenir à carreau" ; chassez le naturel, il revient au galop . Après qu'une candidate RN ait dû se retirer suite à la publication d'une photo où elle posait fièrement avec une casquette nazie, voilà que vient de se dévoiler un autre nostalgique du IIIe Reich : Laurent Gnaedig, investi à la dernière minute dans la 1ère circonscription du Haut-Rhin, où il est arrivé en tête avec 34,24 % des voix, devant une candidate de la majorité présidentielle (à 30,40 %). Le second tour s'annonce très incertain, car le candidat du RN pourrait bénéficier de reports de voix des 15 % qui se sont portés sur LR et d'autres partis d'extrême droite (Debout la France et Reconquête). Or, ce Laurent Gnaedig s'est "distingué" hier lors d’un débat sur BFM Alsace. Interrogé sur la fameuse saillie de Jean-Marie Le Pen sur les chambres à gaz (un "détail à l'histoire"), Laurent Gnaedig a plaidé que « c’était un mauvais choix de mot, une erreur de communication » , tout en ajoutant : « Moi, j’ai encore des doutes actuellement » ... Laurent Gnaedig est loin d'être un cas isolé. Entre une candidate qui prône "une France épurée", un autre qui fait l'éloge du courage des "descendants des Aryens", etc., etc., sans compter la multitude de propos plus ou moins ouvertement racistes postés sur les réseaux sociaux. Le site airdehaine.fr , créé tout exprès par l'équipe de reflets.info , un très bon média indépendant d'investigation, recense ces innombrables "dérapages". Il ne s'agit pas, comme s'en défend Jordan Bardella (lui-même proche de certains courants identitaires voire néo-nazis, via son son plus proche "conseiller", Pierre-Romain Thionnet, récemment élu au Parlement européen ; comme des réseaux du Kremlin qui soutiennent la fachosphère française, via son "meilleur ami" Pierre Gentillet, investi dans le Cher), de certaines "brebis galeuses" : c'est tout le troupeau qui est infesté. Alors, aux personnes qui hésiteraient encore, pour le second tour : entre quelques candidats LFI qui vous poseraient problème, et une meute de fascistes en puissance (vaguement ripolinés en "respectables") qui poseraient problème à la France tout entière, le choix est-il si difficile ? Jean-Marc Adolphe

La démocratie est-elle soluble dans la dés-information ?

La démocratie est-elle soluble dans la dés-information ?

ÉDITORIAL Peut-on appeler à se mobiliser contre l'extrême droite et laisser traiter publiquement un journaliste du service public de "raclure" ? Tel est le grand écart auquel s'essaie le Festival d'Avignon. Au nom de la "liberté de création", l'injure publique est donc désormais tolérée. De toute façon, le public d'Avignon applaudit : le journaliste en question est un critique, et les critiques ne font-ils pas partie des "élites" ? Fut un temps où la critique était, pour les journaux, un espace de distinction. Faut-il s'émouvoir de sa quasi-disparition, à l'heure où ferment kiosques et maisons de la presse ? On dira que c'est sans rapport avec les présentes élections législatives. Bien au contraire : le simplisme propagandiste du Rassemblement national ne se nourrit pas seulement de la désinformation au sens usuel du terme, que la dés-information d'un nombre croissant de "citoyens". Le Festival d’Avignon appelle, dans la nuit du 4 au 5 juillet, à une nuit de mobilisation contre l’extrême droite. Cet appel est lancé par plusieurs artistes, la CGT-Spectacle, le Syndeac et « des acteurs de la société civile » (sans autre précision). Cette nuit commencera à 0 h 30 dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, à l’issue du spectacle « Dämon. El funeral de Bergman », qui célèbre, paraît-il, la figure d’Ingmar Bergman, qu’y donne la metteure en scène Angelica Lidell. « Les performances d’Angélica Liddell » , indique la présentation du spectacle sur le site du festival d’Avignon, « exhibent ce dont on n’ose parler dans les dîners en ville. (…)  Avec DÄMON, elle rêve d’un théâtre qui aurait la force d’une religion et où l’on prierait pour un salut collectif » . Un spectacle que je n’ai pas vu où elle passe son temps, si j’en crois que je lis, à « vomir le public » . C’est de « l’irrévérence » , pour Le Monde  (Joëlle Gayot) et le public ovationne debout. Malaise. Car dans ce spectacle, Angelica Lidell s’en prend à la critique (jusque-là, pourquoi pas ?) en insultant nommément des journalistes dont certains sont dans la salle, notamment Armelle Héliot, du Figaro , Philippe Lançon, de Libération , Fabienne Darge, du Monde, et  Stéphane Capron, de France Inter, qu’elle traite carrément de « raclure » , après avoir joué sur l’homophonie relative du français ("capron") et de l’espagnol (" cabron", soit "enfoiré", au bas mot). Stéphane Capron a porté plainte pour « injures publiques » auprès de la procureure de la République d’Avignon. Le directeur du festival d’Avignon, a pour sa part refusé que les noms des critiques soient retirés du spectacle, en invoquant la « liberté de création ». Et pour Emmanuelle Bouchez, dans Télérama , « les journalistes doivent prendre conscience [qu’ils] blessent, parfois profondément, les artistes, par leurs mots acérés, même si ceux-ci sont solidement argumentés. Leur pouvoir, quoique modeste, peut marquer d’un sceau le destin d’une carrière. Alors, il faut qu’ils acceptent, en retour, d’être brocardés. » « Brocardés » , au point d’être ainsi livrés à la vindicte publique ? (D’ailleurs, le public adore, les critiques, ça fait partie des « élites », non ?). Je trouve le procédé plus que détestable. D’autant que, globalement, Angelica Lidell, programmée dès 2010 au Festival d’Avignon avec son second spectacle, La Casa de la Fuerza , n’a pas trop à se plaindre de la critique théâtrale qui l’a plutôt encensée, et qui a contribué à ce qu’elle soit, en 2017, nommée Chevalier de l'ordre des arts et des Lettres par le Ministère de la culture français. La critique, la "distinction" et la démocratie Comme dit Wikipedia, les spectacles d’Angelica Lidell « se veulent le reflet et le dépôt de sa souffrance intérieure » . Bon, d’accord. Personnellement, je n’y ai jamais tellement adhéré, et préférais de loin la subversion d’un Rodrigo Garcia, chassé en 2018 du Centre dramatique de Montpellier par la vindicte du Front national, et dès lors quasiment censuré en France, mais passons… J’ignore quels comptes devait régler la "sorcière" Angelica Lidell (comme elle se présente elle-même), fille de militaire franquiste devenue l’une des artistes les plus adulées des scènes européennes ? A la veille du premier tour des élections législatives en France, n’y avait-il rien de plus urgent que de dézinguer la critique théâtrale, en jetant en pâture publiques quelques noms ? Le critique -de danse- que je fus continue sans doute de veiller, mais si je réagis ainsi, de façon quelque peu attristée, je ne crois pas que ce soit par simple  corporatisme . C’est plus grave, docteur. La critique, telle que je l’ai connue dans les années 1980, jusque dans les années 2000-2010, n’existe quasiment plus. Le temps d’un festival (Cannes, Avignon…), on fait croire qu’elle se tient encore là, mais au fond elle a été grandement liquidée dans la presse généraliste. Ne parlons même pas de la télévision publique, sur laquelle Michel Strulovici (membre du comité de rédaction des humanités , et qui fut directeur du service culture d’Antenne 2) aurait beaucoup à dire. La critique, j’ai la faiblesse de penser que ce n’est pas juste une case à part, pour initiés. Et que la critique a été, pendant longtemps, un signe de distinction de la presse (que l’on pense, pour celles et ceux qui ont connu, aux chroniques de Serge Daney dans Libération …). « Distinction » ? Ce mot peut sembler étrange, voire bourgeois, "ma chère, quelle distinction" . Si on veut… J’aimerais rappeler ici ce mot de Jacques Rancière : « Sans distinction, il n’y a pas de démocratie » . J’y reviendrai… La disparition des maisons de la presse En liquidant la critique, la presse s’est elle-même affaiblie. C'est sans doute loin d'être la seule raison de la "crise" qu'elle tente de surmonter, mais c'en est un symptôme non négligeable... Angelica Lidell vit en Espagne. La dernière fois que j’y suis allé, après quelques petites années d’absence, j’ai eu un choc. Au début, je n’ai rien vu : forcément, il n’y avait plus rien à voir. Au bout de quelques jours, j’ai réalisé qu’il manquait quelque chose. Mais où sont-ils passés, me suis-je demandé ? "Ils" : les kiosques à journaux. Je me suis souvenu des ramblas à Barcelone où ces kiosques à journaux faisaient partie du paysage urbain, au même titre que les fleuristes. Là, j’y achetais El Pais , La Vanguardia , parfois Avui (en catalan), l’hebdomadaire Cambio 16 , d’autres revues, que j’allais ensuite, selon l’heure, lire avec mon café du matin sur la Plaza Real, ou vers midi avec un verre de vino tinto au marché de la Boquería . Ces kiosques à journaux, il y en avait dans toute l’Espagne. Sur les ramblas à Barcelone (j’irai voir bientôt), on me dit qu’il en reste quelques-uns (pour maintenir l'effet carte postale ?)… qui vendent surtout des babioles. A Valencia (300.000 habitants), où j’étais l’an passé, il n’en reste plus aucun. J’ai demandé où je pouvais acheter un journal, personne n’a su me répondre. Et en terrasse des cafés, je ne voyais personne en lire : tout le monde rivé sur son portable. En France, il restait, fin 2021, 20.917 points de vente de presse, dont seulement 1.895 maisons de la presse et 410 kiosques. Cela a dû encore baisser. Chaque année disparaissent environ 1.000 de ces points de vente. Chez moi, la maison de la presse-librairie a fermé en 2016. On trouve encore quelques journaux dans un bar-tabac, et au Super U local : évidemment personne ne s’en occupe vraiment. Pour ne parler que des quotidiens, hors quotidien régional, un ou deux exemplaires du Monde , des Échos  et du Figaro  y arrivent encore ; Libération , de temps en temps. L’Humanité ou La Croix  y sont totalement introuvables. Dans l’Oise, après celles de Compiègne, il y a une dizaine d’années, et de Noyon, en janvier 2023, les maisons de la presse de Clermont et de Beauvais viennent de fermer, fin juin. Dans ce département, « il ne restera plus aucun commerce de ce type dans les communes de plus de 10.000 habitants » , écrit le quotidien L’Union . Dans les sept circonscriptions de l’Oise, un candidat du Rassemblement national a été élu dès le premier tour avec 53,20 % des voix ; les six autres sont en ballottage plus que favorable avec des scores allant de 40,23 % à 47,87 %, très au-dessus de la moyenne nationale. Sans rapport avec l'érosion de la diffusion de la presse écrite, vraiment ? Captures d'écrans de comptes d'influenceurs "patriotes" sur Tik Tok. Cherche désespérément bulletin Bardella Lors du premier tour des élections législative, Libération a rapporté que dans de nombreux bureaux de vote, des électeurs (jeunes pour la plupart) cherchaient désespérément le bulletin au nom de Jordan Bardella, ignorant donc la nature du scrutin législatif. Résultat, certes, d’une omniprésence médiatique du vice-président du RN, et d’une stratégie de viralité sur le réseau Tik Tok avec des vidéos "spontanées" qui parlent de tout sauf du programme politique du RN ; campagne relayée par des comptes de jeunes influenceurs « patriotes ». Mais une telle campagne, rondement orchestrée, ne peut marcher que parce que des esprits perméables y sont disposés. On paie là, collectivement, l’absence (ou à tout le moins, le peu de place) de l’éducation aux médias et à l’information auprès des collégiens et lycéens, dont il n’est au fond question que pour « prévenir la cyberviolence et le cyberharcèlement » , et qui resurgit comme un serpent de mer à l’occasion de tel ou tel fait divers. Des préconisations ont pourtant été formulées par le CLEMI (centre pour l’éducation aux médias et à l’information) et aussi par le Réseau Canopé, sans que leur mise en œuvre n’ait été véritablement engagée par le ministère de l’Éducation nationale. En gros : on verra plus tard ; sauf que là, c’est trop tard. Mais dans un pays où CNews est devenue la première chaîne d’info en continu, la désinformation et la propagande ne touchent pas seulement les jeunes générations. Les médias ont perdu de leur pouvoir (pas tant d’influence que de contre-pouvoirs) dès lors que des citoyens estiment ne plus en avoir besoin, suffisamment "informés" par ce que les algorithmes de recommandation des réseaux sociaux imposent "à la une" : parfois quelques informations intéressantes, d’ailleurs volées à de véritables médias qui font encore leur travail ; et… beaucoup de superflu. Ce superflu n’est pas là par hasard, il est conçu pour « occuper le temps de cerveau disponible » , susciter du « trafic » (donc, de la publicité), encombrer et former ce que Bernard Noël appelait une « censure par saturation » . Plus on scrolle, moins on s’informe (et moins on s'en donne le temps). A ce constat, il faut toutefois apporter ici un complément. La « critique des médias », telle qu’elle a été portée depuis des années par une gauche plus ou moins radicale, a abouti à une disqualification généralisée. Que de fois ai-je dû reprendre (en vain) des amis sûrement bien intentionnés qui daubaient sur « les médias » , là encore sans aucune forme de distinction. Or, quoiqu’on puisse en dire, il reste des très bons journaux, sur papier, en ligne, ou les deux. Je ne citerai pas de titres, de crainte d’en oublier. Mais tous les journaux ne sont pas entre les mains du grand méchant capital. Et même là : on ne s’attendra certes pas à ce que Les Échos , propriété de Bernard Arnault, fassent l’éloge du marxisme-léninisme, mais on y trouve aussi de très bons articles, comme récemment une pleine page sur "l’enfer environnemental de l’extraction de nickel en Indonésie" et sur le poison des déchets miniers… La généralisation hâtive et à l'emporte-pièces dispense d'entraîner la pensée et d'affronter la complexité... Pour faire barrage à l’extrême droite, certes pas là tout de suite dimanche prochain, il conviendrait de cesser de critiquement indistinctement « les médias » , et de faire valoir en outre cette capacité de distinction en soutenant les médias indépendants par l’achat et/ou l’abonnement : je ne parle même pas des humanités  qui, au bout de trois ans, vivotent toujours en-dessous du seul de pauvreté, mais de beaucoup d’autres titres dont la pluralité est essentielle à la démocratie. Moins de lecteurs, cela signifie automatiquement, pour les journaux, moins de journalistes, moins de capacité de critique, de reportages et d'enquêtes : on sait à qui, in fine , profite cet appauvrissement des sources d'information. Il est tellement plus facile, moins couteux et plus rapide, de fabriquer du contenu qui peut aller jusqu'à la propagande plus ou moins dissimulée. Dénigrer "les médias" en tant que tels, cesser de les acheter et/ou les soutenir, c'est au fond partager l'oukase d'un Michel Onfray, dont les positions abondent de plus en plus le lit de l'extrême droite, lorsqu'il écrit que « le journalisme tient un rôle important dans [le] dispositif d'asservissement des masses et de contournement du peuple » et que « tout journalisme est propagande »... Et Internet ? J’ai toujours considéré qu’Internet était une chance (à condition de ne pas en abuser…). A Mouvement , que j’ai créé et codirigé de 1993 à 2014, nous avions été parmi les premiers à créer un site internet, dès 2001, avec la volonté que le site ne soit pas simple vitrine de la revue papier, et qu'il ait sa propre logique rédactionnelle. Encore aujourd’hui, je considère que la lecture sur internet ne se substitue pas à la lecture sur papier. Je rêve d’un jour où, dans l’Oise comme ailleurs, les gens seront lassés de la propagande RN et de la profusion des réseaux sociaux, et où des maisons de la presse commenceront à rouvrir. Jean-Marc Adolphe

De la dissolution au naufrage

De la dissolution au naufrage

Brigitte et Emmanuel Macron, au bureau de vote du Touquet-Paris-Plage, le 30 juin 2024. Photo Yara Nardi / AP Annoncée, attendue, redoutée, la déferlante de l'extrême droite a été confirmée lors du premier tour des élections législatives anticipées. Si une majorité absolue pour le Rassemblement national et ses alliés ex-"républicains" à l'Assemblée nationale peut encore être évitée, on ne peut qu'acter le naufrage provoqué par Emmanuel Macron. Mais une fois constaté "la faillite de la start-up nation", quoi d'autre ? Réapprendre à "aimer" la politique, lui consacrer du temps, et aussi se battre sur le terrain des idées pour entrer en résistances. “Ainsi commence le fascisme. Il ne dit jamais son nom, il rampe, il flotte, quand il montre le bout de son nez, on dit : C'est lui ? Vous croyez ? Il ne faut rien exagérer ! Et puis un jour on le prend dans la gueule et il est trop tard pour l'expulser.” (Françoise Giroud, Gais-z-et-contents, Journal d'une Parisienne , t. 3, 1996) Cette fois, le pétrin, on y est bel et bien. Le cancer est beaucoup plus métastasé que ce que ne pouvait imaginer la raison raisonnante. Aux dernières élections européennes, le score exceptionnellement haut de l'extrême droite (Rassemblement national et Reconquête) a constitué un nouveau coup de semonce, venant enfoncer le clou des dernières élections présidentielles et législatives. Jusqu'à présent, toutefois, le "sursaut républicain" avait réussi à faire barrage (relatif) à la fièvre lepéniste. Là, il n'y a plus de rempart qui tienne. De toute évidence, ni la dynamique unitaire, à gauche, du Nouveau Front Populaire (même si le pourcentage annoncé, autour de 30 %, est en progression par rapport au score de 25,75 % qu'avaient recueilli les listes NUPES au premier tour des élections législatives de 2022) ; ni la forte participation enregistrée ce dimanche 30 juin 2024, n'ont endigué la déferlante de l'extrême droite. Pire, même : en 2022, avec un taux de participation de 47,51 % au premier tour, le RN avait récolté 18,7 % des suffrages exprimés, soit 4,2 millions de voix. Ce dimanche, avec un taux de participation de 65 %, le RN obtient environ 34 % des suffrages exprimés, soit près de 12 millions de voix. En l'espace de deux ans, l'extrême droite a donc attiré quasiment trois fois plus d'électeurs ! La dissolution décidée dans la précipitation par Emmanuel Macron, seulement conseillé par quelques "barbouzes" de la République, tourne donc au naufrage démocratique. Cette "stratégie du chaos", sciemment voulue par le Méprisant de la République, aura réussi à ouvrir une boîte de Pandore dont les conséquences sont encore incalculables. Ce dimanche 30 juin, le premier tour des élections législatives signe la faillite définitive de la "start-up nation", dont nous avions raconté, l'an passé, comment elle fut l'aboutissement d'une "prise de pouvoir en bande organisée" (Lire ICI ). Mais s'il ne s'agissait que de constater le dépôt de bilan de cette escroquerie politique, il n'y aurait lieu de verser la moindre larme, même de crocodile. Hélas, feu Jupiter, devenu Monsieur après-moi-le-déluge, est parvenu à entraîner dans le naufrage de ses ambitions, le pays tout entier. Ce soir-même, dès 20 h, voulant être le premier à s'exprimer, Emmanuel Macron a appelé à un "large rassemblement clairement démocrate et républicain" face au RN, ajoutant dans le même communiqué que la participation élevée montre une volonté de "clarifier la situation politique" . On aurait dit Wallys Hartley, le violoniste qui réunit le petit orchestre du Titanic alors que le paquebot commençait à couler... Mais la situation politique est d'autant moins "claire" que le "large rassemblement clairement démocrate et républicain" est d'ores et déjà l'objet de nombreux coups de canif. Le taux élevé de participation va entraîner, dans les circonscriptions où des candidats n'auraient pas été élus dès le premier tour, un nombre élevé de triangulaires. Faire échec au RN, au moins dans sa quête d'une majorité absolue, signifierait qu'aient lieu des désistements systématiques des candidats arrivés en troisième position (sans garantie que tous les électeurs soient au diapason). A gauche, de Raphaël Glucksman à Jean-Luc Mélenchon, cette position honorable a été aussitôt avancée sans barguigner. A droite et dans le camp macroniste, c'est beaucoup moins "clair". La présidente sortante de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet (Renaissance), a ainsi appelé à voter pour le candidat « le plus républicain »  au second tour des législatives, à l’exclusion d’un « certain nombre de candidats »  de l’alliance de gauche. C'est un refrain que l'on a beaucoup entendu ce soir : ni RN, ni LFI, systématiquement qualifiée "d'extrême gauche". Logique, après que cet argumentaire ait servi de fonds de commerce à la campagne conduite par Gabriel Attal. Que l'on sache, en avril 2022, Emmanuel Macron s'était fort bien accommodé de l'apport de ces voix "d'extrême gauche" pour lui permettre d'être réélu à la Présidence de la République, face à Marine Le Pen. « Je sais que nombre de nos compatriotes ont voté ce jour pour moi non pour soutenir les idées que je porte mais pour faire barrage à celles de l'extrême droite. Je veux ici les remercier et leur dire que j'ai conscience que ce vote m'oblige pour les années à venir » , avait-il alors déclaré. On a vu, ensuite, avec quelle constance il s'est obstiné à se délier de cet "engagement". Les lieutenants restants de la Macronie en déroute n'ont cessé, pendant la semaine écoulée, de renvoyer dos à dos "les extrêmes". A 22 h, ce soir, Gabriel Attal a ravalé tout cet argumentaire de campagne. Au motif que le Nouveau Front Populaire ne représenterait plus de danger (d'avoir une majorité à l'Assemblée), il a clairement appelé les candidats d'Ensemble arrivés en troisième position, à se désister pour tenter d'empêcher à l'extrême droite d'obtenir une majorité absolue. C'est clair et net. Sans bavures ? Il faudra voir. Dans la première circonscription de la Somme, François Ruffin, devancé par le candidat du RN, bénéficiera d'un tel désistement. Mais il n'est pas certain que la "consigne" soit également suivie dans toutes les circonscriptions. Des sympathisants de gauche réagissent à l’annonce des résultats du premier tour des élections législatives, à Nantes, le 30 juin 2024. Photo Sébastien Salom-Gomis / AFP Au final, la seule incertitude qui reste, au soir de ce premier tour d'élections législatives anticipées : dans la prochaine Assemblée nationale qui sortira des urnes, dimanche prochain, 7 juillet, la majorité de l'extrême droite, alliée à une partie de ce qui fut la droite "républicaine", sera-t-elle absolue ou relative ? Certes, la donne ne serait pas tout à fait la même, mais le fond du problème restera le même. Le Rassemblement national n'est pas arrivé là par hasard, qui creuse son sillon depuis des années, a désormais de solides implantations locales, des militants motivés, etc., occupant un terrain délaissé par de nombreuses formations politiques, à droite comme à gauche. Si Emmanuel Macron porte un lourd tribut dans cet affaiblissment du politique (le "ni droite ni gauche", son mépris des instances pzarlementaires tout autant que citoyennes), il serait trop simple de lui en faire endosser l'exclusive responsabilité : tout au plus a-t-il été le fossoyeur d'une "décomposition" qui l'avait devancé. Pour faire barrage à l'extrême droite, pas seulement dimanche prochain, mais dans le temps long d'oppositions et résistances à contruire, il va falloir réapprendre à aimer la politique (quoi qu'elle ait pu décevoir ces dernières années ou décennies), et lui consacrer du temps. Le temps de se réunir, de s'assembler, de militer. Ce temps qui ne cesse de nous échapper, dont nous pensons trop souvent que nous en manquons. Enfin, il coûte de dire que la victoire du Rassemblement national est aussi (et d'abord ?) une victoire "culturelle", tant ses idées cancérigènes ont infusé le corps social, avec l'active complicité de médias qu'on ne saurait qualifier autrement que propagandistes . Or, c'est aussi sur ce terrain des idées qu'il va falloir se battre, pour mettre en pièces les discours de peur qui dominent aujourd'hui, jusqu'à réaliser cette citation de Walter Benjamin que nous placions hier en tête du sommaire des humanités : "L’humanité est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre" . Entrer en résistances pour faire humanités communes : voilà le chantier que, journal-lucioles, nous proposons pour les semaines et mois à venir, et que l'on tâchera de faire vivre, avec d'autres, au mieux de ce que permettent nos modestes moyens. Jean-Marc Adolphe , 30 juin 2024

Faire peau neuve, à l'orée d'humanités communes

Faire peau neuve, à l'orée d'humanités communes

Juste avant le premier tour des élections législ-hâtives, pour tenir mieux en prévision des temps à venir, les humanités entament une mue de saison, avec prochains chantiers à l'horizon. En deux mots : -          sur ordinateur et sur mobile, une nouvelle maquette pour faciliter la lecture des humanités  / journal-lucioles  (sommaire, rubriques, recherche par mots-clés, etc) : le travail d'un tout jeune talent, Malena Hurtado-Desgoutte (15  ans).   -          tenir mieux , avec un contenu éditorial étoffé, et des chantiers à venir (magazines numériques, éditions en espagnol et en anglais, etc.), élargir audience et soutiens : prochain lancement d’une campagne de financement participatif.   -          Dans un contexte politique trouble et incertain, donner l’espace-temps nécessaire à une information hors des sentiers battus , non exempte de coups de gueule et de coups de foudre ; relier des initiatives associatives, culturelles, etc., pour faire humanités communes .   En quelques mots de plus :   Nous avons attendu l’été venu pour faire nettoyage de printemps. De la cave aux greniers, pour mieux offrir hospitalité. Créé voici trois ans (en mai 2021), le site des humanités  / journal-lucioles s’est progressivement étoffé. A contre-courant ? Plus de 800 publications y ont été déposées, avec l'ambition d’inventer, mais si, un journalisme du 21ème siècle (voir édito fondateur ). Nouvelle maquette, à découvrir sur ordinateur et sur mobiles : ICI   Tout paraît déjà si encombré , en ces temps d’ obésité informationnelle … Créer un nouveau journal ? Il fallait y croire pour le voir. Et puis, un journal entièrement gratuit, sans publicité : un choix exigeant. Jusqu’à présent, nous avons tenu, et même tenu bon, malgré obstacles et moments de découragement. A contre-courant, encore ? Avec beaucoup moins d’abonnements et souscriptions que nous espérions, et en ayant engagé, en trois ans, un seul partenariat d’édition (avec une association d’éducation aux médias), on ne risquait guère de succomber à la folie des grandeurs. Le bénévolat, l’obstination et le désir de persévérer en dehors de toute obligation de résultat ont été, en plus des encouragements de nos abonnés et souscripteurs, nos principales forces motrices. Ces forces peuvent toutefois s’épuiser face aux bourrasques et autres avanies. Et surtout, tenir bon, d’accord, mais tenir mieux ? Après avoir conquis de haute lutte, l’an passé, une petite « bourse d’émergence » du ministère de la Culture et de la Communication, qui a permis de rafistoler les voiles et aussi d’organiser la première édition-pilote du Festival des humanités , nous pensions pouvoir bénéficier de certaines aides publiques réservées à la presse en ligne. Or, en septembre dernier, la Commission paritaire des publications et agences de presse a scandaleusement décrété que les publications des humanités  n’étaient pas dignes « d’éclairer le jugement des citoyens », nous refusant ainsi le label d’information politique et générale, indispensable pour accéder aux aides publiques, mais aussi au Fonds pour une presse libre, créé par Mediapart.   Le coup de cette censure (puisqu’il faut bien appeler un chat, un chat) fut rude à encaisser, inutile de le cacher, d’ailleurs ça s’est vu : nos publications se sont interrompues de septembre 2023 à février 2024 : six mois de silence contraint, mais aussi nécessaire pour reprendre des forces et braver les empêchements. Car cette censure économique a retardé voire entravé certains chantiers que nous avions à cœur de pouvoir mener à bien.   Le premier de ces chantiers, après trois ans d’existence, était de reprendre la maquette et l’architecture du site . Mine de rien, ce n’est pas une mince affaire, d’autant que nous n’avons pas de telles compétences en interne, et que nous ne parvenions pas à trouver de "prestataire extérieur" dans nos cordes. Le miracle vient de se produire, avec une lycéenne toulousaine de seconde, Malena Hurtado-Desgoutte , que nous avons accueillie en stage (1). Grâce à son talent et à ses jeunes compétences, le site des humanités  vient enfin de faire peau neuve, en tenant compte des remarques qui nous ont été adressées ces derniers mois. Dans nos "Munitions" : "Je suis vivant", publié le 5 mars 2022, pour le centenaire de la naissance de Pier-Paolo Pasolini ( ICI )   Ne pas rester en si bon chemin A vec ce nettoyage de printemps (estival), la navigation sur le site est plus fluide, au gré d’un sommaire digne de ce nom et de rubriques clairement identifiées , qu’il s’agisse de sujets en lien avec l’actualité ( éditos , chroniques , enquêtes , Sur le vif ), regroupés par thématiques ( Écologies , Citoyennetés , Cultures , etc.), offrant des respirations visuelles oui poétiques ( Portfolio , de visu , Tour du jour en 80 mondes …), mais permettant ainsi de retrouver des feuilletons  et de se nourrir de document d’archives ( Mémoires de danse , textes ou entretiens précieux auxquels nous donnons le nom de Munitions ). La "fonction recherche" sur le site est désormais pleinement opérationnelle. Et vous pourrez aussi nous suivre sur les réseaux sociaux (Facebook, Instagram, Telegram) ainsi que sur YouTube.   Il fallait le faire, ça a pris du temps, on l’a fait . Ce sommaire, il faut maintenant le faire vivre aussi bien que possible. Au-delà de la petite équipe qui porte actuellement l’association éditrice des humanités (voir Qui sommes-nous ), il nous faut étoffer le comité de rédaction et pouvoir accueillir de nouveaux auteurs. La première étape sera de pouvoir engager un.e assistant.e d’édition.   Nous avons encore en projet le lancement d’éditions internationales , qui sont déjà en germe, en espagnol  et en anglais . En septembre, nous espérons pouvoir reprendre l’édition numérique d’un autre journal du dimanche , mais aussi proposer à nos abonnés des magazines numériques thématiques. Et même, on ne désespère pas de pouvoir co-éditer des livres-lucioles, ainsi qu’une revue papier , début 2025. En 2025, on espère aussi pouvoir poursuivre le Festival des humanités. D’autres chantiers sont en cours, qu’il est encore trop tôt pour évoquer plus précisément.   Enfin, nous allons évidemment repartir à l’assaut de la commission paritaire , puis de potentielles aides publiques, avec le soutien d’un comité de parrainages que nous sommes en train de constituer. Nous n’aurons certes pas de réponse immédiate, pas avant 2025. D’ici là, il faut tenir mieux , voire tout simplement tenir bon. Un financement participatif, avec la plateforme associative helloasso, sera lancé dans les prochains jours . Castellers de Villafranca, en Catalogne. Photo DR Des moyens, pour quoi faire ? Faire humanités communes   Nous venons de dire les chantiers qui nous attendent. Mais des moyens, tout le monde en manque, ou presque (2). Depuis les élections européennes, quasiment tous les journaux ou médias en ligne un tant soit peu engagés ont sollicité leurs lecteurs, les invitant à s’abonner ou souscrire pour « lutter contre l’extrême droite ». C’est un fait indiscutable que la presse de qualité, d’opinion ou d’investigation est plutôt mal en point face au rouleau compresseur de l’info en continu (y compris sur les réseaux sociaux, même lorsqu’il ne s’agit pas toujours d’information, voire parfois de désinformation) et des moyens considérables d’empires comme ceux de Bolloré.   Nous lisons et respectons des médias qui appellent aujourd’hui au soutien. Aux humanités , nous entendons cependant jouer une autre partition. Réclamer des moyens pour « faire barrage à l'extrême droite » serait fort prétentieux. En revanche, nous sommes convaincus, quel que soit le résultat à venir des prochaines élections législ-hâtives, que la nécessité d’une voix singulière et buissonnière comme celle des humanités  n’en sera que plus indispensable .   Comme l’écrivait tout récemment Patrick Chamoiseau dans une tribune parue dans Libération  (et que nous republions ICI ), il convient de « faire front poétique » pour lutter pied à pied, et dans la durée, contre « l’affaiblissement de l’imaginaire » . En évoquant le Front populaire (1936) et l’esprit du Conseil National de la Résistance (1943), Patrick Chamoiseau ajoute que « ces moments rappellent (…) que l'intelligence collective transversale peut sublimer un désastre par des élévations humaines. Cependant, notre monde a changé. Les défis actuels exigent de cultiver sinon la nostalgie, du moins le sel de ces périodes : l'effervescence d'une créativité. » Or, en même temps qu’un monde se décompose, et avec lui ce qui lui tenait lieu de traduction politique, une effervescence créative et une intelligence collective se manifestent simultanément dans tous les champs de l’activité humaine. Le mouvement associatif reste puissant ; il fédère luttes et combats, mais aussi souligne et fait éclore des initiatives sur tous les territoires, et accouche parfois de lucioles, d’ «  un désir qui fasse pièce à cette économie de désir qu’accomplit magistralement la consommation numérique. C’est un sacré défi, c’est un sacré combat . » (3)   Relier et mettre en écho ces différents champs d’espérance, souvent très ancrés dans le réel, voilà qui serait faire humanités communes . Peut-être les humanités  ont-elles été créées il y a trois ans pour se préparer à ce moment-là, alors que s’accumulent défis et désastres : en constellation, cultiver le terrain qui, chaque jour, nous voit naître. Et à présent, éditorialiser  cette potentialité du vivant. Sans viser des montants démesurés que beaucoup d’autres gaspillent, il nous faudra tout de même quelques outils et moyens humains… Dans la hâte de continuer, on ose y croire.   Jean-Marc Adolphe   (1). Malena a par ailleurs écrit un article qui sera prochainement publié.  Et il n’y a pas d’âge pour ne pas attendre : elle rejoint le comité de rédaction des humanités.   (2). En 2022, le Fonds stratégique pour le développement de la presse était doté de 45 millions d’euros. Ce Fonds a accordé une aide de 360.000 € à un site, créé en même temps que les humanités , dont la « ligne éditoriale » était de « booster la carrière des femmes ».  Après sept publications en sept mois, ce site a stoppé sa parution, sans avoir à justifier de l’utilisation des subventions reçues. De façon générale, la Cour des Comptes indique, dans un récent rapport (mars 2024) que « les titres appartenant à de grands dirigeants de presse captent une part significative des crédits ». (3). https://reporterre.net/Alain-Damasio-Il-faut-battre-le-capitalisme-sur-le-terrain-du-desir

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