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Dans le labyrinthe onirique d'un film culte

© Malavida Un monument baroque, audacieux, qui déploie un jeu virtuose sur les strates du temps et de la conscience. Film culte du début des années 1970, La Clepsydre a marqué bon nombre de cinéastes, à commencer par David Lynch. Son réalisateur, Wojciech Has, rendu célèbre par Le Manuscrit trouvé à Saragosse  (1965) et La Poupée  (1968), signait-là un film labyrinthe inspiré par l’œuvre de Bruno Schulz, dont une version restaurée sort en salles ce mercredi 8 janvier 2025. Wojciech Has (1925-2000) découvre la prose poétique de Bruno Schulz (1892-1942) très tôt au cours de sa jeunesse, mais il n'envisage d'en faire l'adaptation qu' après avoir terminé son magnum opus, Le Manuscrit trouvé à Saragosse (1965). Après La Poupée (1968), il présente plusieurs scénarios qui lui sont refusés jusqu’à ce que, en 1971, un ministre de la culture plus libéral, Josef Tejchma, voie d’un œil plus favorable le projet de Has et lui donne son feu vert. Le film obtiendra le budget le plus important jamais accordé dans le cinéma polonais. Le décor est particulièrement coûteux. Sa construction à Cracovie prend plus de temps que prévu. On ne tourne qu’à partir de 1972. La réalisation a nécessité une longue recherche documentaire à l’étranger, afin de recréer l'atmosphère des petites villes de Galicie, avec la ferveur hassidique et ses traditions de commerce et d'artisanat dont sont familiers les lecteurs de Joseph Roth. Le principe retenu pour le scénario est celui d'un parcours à travers les nouvelles de Schulz, Sanatorium pod Klepsydre (1937), titre du recueil éponyme ( traduit d’abord Le Sanatorium sous le signe de la clepsydre , puis Le Sanatorium au croque morts ). La nouvelle sert de cadre à une succession de scènes prises dans les autres récits : en particulier Le Printemps , très riche pour tout ce qui concerne l’enfance, Le Livre , ou La Dernière fuite de mon père . Il est fait appel à des personnages pouvant avoir été rencontrés dans le cycle Les Boutiques de cannelle (paru trois ans plus tôt). Affiche originale du film, signée par Franciszek Starowieyski (1930-2009). Voir ICI Le film commence dans un train. Un trentenaire, Josef, rend visite à son vieux père Jakob dans un sanatorium. L’étrange contrôleur aux yeux délavés, une figure de passeur, lui indique où descendre. Josef traverse un cimetière juif pour accéder au Sanatorium. Un lieu -jadis fastueux, aujourd’hui délabré. On se perd dans le labyrinthe des couloirs et des recoins encombrés de plantes vertes couvertes de poussière et de tout un bric-à-brac digne d’un marché aux puces : oiseaux exotiques empaillés, guéridons, bustes de plâtre aux yeux de verre. L’endroit est désert, jusqu’à ce que le protagoniste tombe sur une infirmière gironde, manifestement nue sous son uniforme. Elle le mènera plus tard chez le docteur Gotard (Gott ?), occupé à une opération. En attendant, c’est elle qui veille à l’application du règlement : « dormir, il n’y a rien d’autre à faire ici. » Son père, dont il doit partager le lit, est pitoyable comme celui du géniteur de Georg Bendemann, protagoniste de la nouvelle de Kafka Le Verdict (1913) où le père ne tarde pas à se muer en une représentation de Saturne. À Josef, inquiet de savoir si son père est mort ou vivant, le Docteur Gotard, expose ses méthodes : « Nous retardons le temps d'une certaine durée impossible à déterminer. Cela se ramène à une simple question de relativité. La science manipule le temps ». Josef a, de son côté, un rapport érotique et poétique au temps. Un rapport de voyeur quasiment, énigme explicitée dans le récit où Josef confie sans détour avoir commandé un objet chez son fournisseur de pornographie et avoir reçu, à sa surprise, une clepsydre : un télescope qui se transforme en chenille. À travers la lentille, il vise le sanatorium et l’infirmière, de dos, qui se dandine. Elle se retourne et lui sourit. L’espace est dans le film instable comme le temps. On ne sait si Josef se remémore des souvenirs d’enfance lorsque ses parents tenaient un commerce. Ou bien si le vieux Jakob, son énergie retrouvée, quitte le sanatorium en catimini pour vaquer à ses affaires. Il explique à son fils qu’il a acheté une boutique au village. On le voit fringuant, vendant des tissus mités au milieu d’une foule de chalands. Soudain, son échoppe se transforme en une synagogue où des juifs hassidiques chantent et dansent. Apparaissent des personnages féminins, comme Adèle, serveuse et prostituée occasionnelle, volontiers dévêtue, très entreprenante avec Josef. Dans la digression mexicaine, justifiée par la malheureuse entreprise de l’archiduc Maximilien, jeté dans un piège par son frère l’empereur, on aperçoit, on ne sait pourquoi, un éléphant. La mère de Josef survient fréquemment, toujours dans son cadre habituel, elle se plaint des absences de son mari et reproche à son fils de ne pas « surveiller les commis qui nous volent ». Josef regarde aussi de façon récurrente par une fenêtre du sanatorium, à travers une vitre brisée. Il voit deux chiens noirs, peut-être des loups, et un de ses camarades de classe en costume marin, Rodolphe. Celui-là même qui lui a transmis, avec sa collection de timbres, la passion des lointains au point d’en faire le prétexte à une incantation magique : Guatemala, Nicaragua, Abracadabra... DIAPORAMA : "La Clepsydre en huit séquences" © Malavida Comme dans le rêve, le souvenir d’enfance est déplacé : Bianca, la sage petite fille en robe immaculée que Josef apercevait au parc, flanquée de sa gouvernante, telle la Gilberte de Proust, est devenue une jeune femme joyeuse, que Rodolphe, toujours garçonnet, accompagne désormais. De même, l’épisode des mannequins de cire, motif essentiel chez Schulz qui puise aux mêmes sources que ETA Hoffmann et Nicolas Gogol et auquel il consacre quatre « traités » dans Les Boutiques de cannelle . Dans la nouvelle Le Printemps , un cirque présente une spectaculaire galerie digne de Madame Tussaud. Dans le film de Has, c’est dans le sanatorium même, à côté des horloges, des lampes, des miroirs, que l’on voit, exposés comme s’ils étaient vivants, les puissants de l’Europe du XIXe siècle et les personnages emblématiques de la Double Monarchie, de l’assassin de Sissi à François-Josef, qui perd un œil, ridicule automate dont les saccades reproduisent sans relâche le salut militaire. On assiste à une double décadence, à une double décrépitude, celle de la monarchie austro-hongroise et la fin annoncée du monde hassidique. Commence alors l’émigration, Adèle, la plus hardie, la plus aventureuse, s’embarque pour les États-Unis. Mais on vient d’apprendre que son bateau a fait naufrage avec tous les passagers... Critiques et commentateurs ont usé et abusé du qualificatif « surréaliste » à propos de ce film. Est-ce justifié, cinquante ans après sa sortie ? Avec son aspect polyphonique - dramatique, populaire, nostalgique -accompagné d’un bon poids d’absurde et d’érotisme-, l’œuvre relève du carnavalesque, ce qui la situe bel et bien dans le monde slave. En revanche, elle peut s’interpréter grâce à la psychanalyse, car l’onirisme y dépasse celui du texte de Schulz, où les épisodes, à la fois reliés et indépendants, relèvent du souvenir. Dans le film de Has, c’est une logique alogique qui triomphe. Le spectateur, médusé, évolue dans La Clepsydre comme dans un rêve – ou un cauchemar –, le metteur en scène utilisant les mécanismes du rêve selon Freud : la condensation du matériau, le déplacement et son remaniement dans le sens d’un traitement purement visuel. Nicole Gabriel La Clepsydre , de Wojciech Has (version restaurée), en salles à partir de ce mercredi 8 janvier à Paris (Reflet Médicis), Marseille (La Baleine), Nîmes (Le Sémaphore), Montpellier (Utopia), Tours (CGR), Caen (Cinéma Lux), Metz (Klub), etc. Bande annonce du film ci-dessous. Parce que voulez le valez bien, les humanités , ce n'est pas pareil. Dons et abonnements ICI

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