De film en aiguilles
A l’orée d’un prochain film, Dominique Cabrera réunit au centre Tignous d’art contemporain, à Montreuil, les œuvres de dix artistes plasticiennes et brodeuses. Chez la plupart d’entre elles, les souvenirs familiaux de « mains sans cesse occupées [qui] fabriquaient de la beauté avec les moyens du bord » tissent au présent des matières et des motifs qui composent « une forme de pensée, une façon d’habiter le monde » . Cet article et ce portfolio vous sont offerts par les humanités , média alter-actif et engageant. Abandonnez-vous, abondez-vous, abonnez-vous : ICI . « Dans ma vie de fille, il y a eu des grand-mères, une mère et des tantes qui cousaient, mais la boîte à couture ouverte sur la table de la salle à manger, ce n’était pas pour moi. Moi, j’aimais lire, écrire, étudier, aller au cinéma. Mais, sans savoir comment, j’ai appris les fils, les aiguilles, le dé, les ciseaux. Un jour, j’ai reconnu dans les travaux de cinéma, des patrons à épingler, des tissus à couper, des ourlets, des reprises. J’ai mieux regardé ma mère qui s’était mise à broder à la mort de mon père. Je me suis souvenue de sa robe en jersey transformée en robe puis en jupe pour moi et puis en robe pour ma sœur. J’ai vu comment les femmes de ma famille, les mains sans cesse occupées fabriquaient de la beauté avec les moyens du bord. » Dominique Cabrera, catalogue de l’exposition Broder / déborder, trois dimensions d’un film . Qu’il y a -t-il de commun entre des fils et un film ? « Une machine à coudre ! » , aurait dit Louis Lumière, initiateur avec son frère Auguste des toutes premières projections collectives sur grand écran dans une salle de cinéma. Pour assurer le défilement régulier de la pellicule (des photogrammes, des images), l’invention du projecteur reprend le mécanisme du "pied de biche" de la machine à coudre, qui maintient, tout en le faisant avancer, le tissu sous l’aiguille. Cinéaste, voguant « de films dits "documentaires" en films dits "de fiction" » , Dominique Cabrera est à l’orée d’un film dont le tournage est prévu ce printemps, Des Femmes comme les autres (avec Yolande Moreau et Hélène Vincent. Au centre Tignous d’art contemporain, à Montreuil, l’exposition Broder / déborder, trois dimensions d’un film vient « exposer et explorer l’imaginaire » de ce film à venir : tisser des fils avant de filmer, filer telles les Parques, tisser, broder le temps d’un lent travail, seule, à deux, à plusieurs ; et pour cela inviter dix brodeuses à exposer leurs motivations, et leurs motifs inscrits dans « la broderie contemporaine » . Ce renouveau est enraciné dans l’intimité de souvenirs personnels, comme empreinte-matrice de figures féminines, entre « boîte à couture, fils, aiguilles, dé, ciseaux » , entre refus ou bonheurs d’apprendre une technique répétitive et pourtant imaginative, plurielle pour créer, réparer, ornementer, « fabriquer [de l’attention et] de la beauté avec les moyens du bord » . Dominique Cabrera se souvient de ses grand-mères, mère et tantes qui cousaient. Pour l’exposition, elle a « tâché de poursuivre leur manière de faire, qui était aussi une forme de pensée, une façon d’habiter le monde » , en filmant des « broderies en mouvement » , des mains, des doigts à l’ouvrage (parfois avec une machine à coudre) : de menus gestes de brodeuse, précis et volontaires exprimant concentration mais aussi solitude, temps offert, générosité, cruauté et désir de filmer, de filmer le désir qui porte le travail artisanal et artistique, de brodeuses dans la diversité de leur inspiration, la liberté de leurs techniques. "Fantômes", réalisation Dominique Cabrera Au centre d’art Tignous d’art contemporain, la scénographie de Raymond Sarti assortit les couleurs du temps, tranchées ou plus douces pour assembler ce travail personnel ouvert sur les autres. Chaque couleur a sa composante de rêverie, de contemplation et d’engagement. Il faut aller regarder de près le travail de ces dix brodeuses, ressentir le charme, l’humour, la distance ou l’harmonie que distillent les ouvrages exposés, qui débordent. Début octobre, dans l’espace de l’exposition, onze lectrices artistes ont lu pour la première fois le scénario du film Des femmes comme les autres : « Un soir une femme ordinaire, brodeuse experte, suit le fil de son ouvrage plus loin que prévu. Elle se laisse déborder. Nuit après nuit, elle explose le cadre. Elle risque tout. Les points deviennent des poings », le passé empiétant … Isabelle Favre Broder / Déborder, trois dimensions d’un film. Exposition au Centre Tignous d’art contemporain, 116 rue de Paris, à Montreuil, jusqu’au 29 octobre 2022. Commissariat : Dominique Cabrera et Aude Cotelli. Avec les artistes : Marine Ballestra, Anaïs Beaulieu, Nadja Berruyer, Isabel Bisson-Mauduit, Dominique Cabrera, Aude Cotelli, Fabienne Couderc, Dominique Moreau, Lili Rojas, Valérie Rouzaud, Sophie Wahnich. Scénographie : Raymond Sarti. Lumière : Lorenzo Marcoli. www.centretignousdartcontemporain.fr Illustration en tête d'article : "Simple appareil", work in progress, sérigraphie brodée sur toile de torchon. © Aude Cotelli PORTFOLIO "La poésie est mon fil conducteur : au début je brodais directement sur le papier de mes gravures, puis je suis passée au tissu, envie de me réconcilier avec mes territoires ! Ma mère dessinait des motifs végétaux, puis les brodait et en faisait des coussins. Mes grands-mères brodaient aussi, et crochetaient. En commençant à broder, j’avais l’impression de les honorer. J’ai des choses dans la tête et j’attends qu’elles en sortent. (...) Le temps que je brode, c’est un temps hors du temps, ça m’apaise, ça me connecte à moi-même." Marine Ballestra Marine Ballestra, "Territoire", 2022. © Marine Ballestra "Quand je brode, c’est comme une balade dans la nature, ou un voyage en train. Le paysage défile et les pensées vont et viennent. L’aiguille date du paléolithique. La broderie est aussi un voyage à travers notre humanité. Je travaille désormais sur des supports variés, tels le plastique ou le carton. Les matériaux participant de façon importante au sens de mon travail, j’y réfléchis beaucoup en amont. Quand l’idée et la matière se rencontrent, la magie opère pour moi.". Anais Beaulieu Anaïs Beaulieu, "Peanut", 2019. Broderie (fil de coton) sur gilet de sauvetage. © Anaïs Beaulieu "J’ai toujours brodé pour moi, en dehors des commandes, je m’amuse, comme en dessin. Je ne compte pas le temps, j’ai mis des années à broder une veste. Puis j’ai racheté le stock d’une brodeuse : il y avait de la soie, des perles, des fils de toute sorte… J’ai mis des mois pour tout inventorier, je me réveillais la nuit pour toucher mes perles ! J’ai gardé pour mon travail personnel toutes les plus belles, les plus précieuses. Puis j’ai commencé à ouvrir mon atelier et à vendre mes œuvres. Je commence mes broderies par un dessin, que je réinvente ensuite avec les perles. Parfois, je brode directement, je dessine en brodant !". Nadja Berruyer "Nadja Berruyer brodeuse", film d'Aurélie Martin (2020), bande-annonce. "La broderie est arrivée dans mon travail au moment du démantèlement des camps de migrants, à Calais. J’avais fait des photos au bois de Vincennes, des tentes des gens qui venaient habiter la forêt. J’ai collé mes photos sur un tissu et j’ai commencé à ensevelir les tentes sous le fil, à la machine à coudre, en recouvrant l’image petit à petit, comme une sorte de transe… Quand je brode à la machine, je la pousse à bout, je la traumatise. J’utilise une machine "familiale" et parfois elle fait des nœuds, des amas de fil sur l’envers. J’aime ces imprévus. Quand je brode à la main, c’est un bouillonnement intérieur, presque un peu affolant de temps en temps. C’est comme des vagues, de grandes respirations qui ne se voient pas !" Isabel Bisson Mauduit. Isabel Bisson Mauduit, "Ecran # 1", 2022. Broderie machine et application sur tissu de coton tendu dans cadre lumineux. © Isabel Bisson Mauduit "Sans savoir comment, j’ai appris les fils, les aiguilles, le dé, les ciseaux. Un jour, j’ai reconnu dans les travaux de cinéma, des patrons à épingler, des tissus à couper, des ourlets, des reprises. J’ai mieux regardé ma mère qui s’était mise à broder à la mort de mon père. Je me suis souvenue de sarobe en jersey transformée en robe puis en jupe pour moi et puis en robe pour ma sœur. J’ai vu comment les femmes de ma famille, les mains sans cesse occupées fabriquaient de la beauté avec les moyens du bord. Dans l’expo, en écho avec mon projet de film, j’ai tâché de poursuivre leur manière de faire, qui était aussi une forme de pensée, une façon d’habiter le monde." Dominique Cabrera Dominique Cabrera, Isis Papathéodorou, Tal Weill, Anna Zisman, "Abécédaire Image". Montage : Tal Weill. Production : Ad Libitum, Edmée Doroszlaï. © Dominique Cabrera "J’ai toujours aimé bricoler, transformer, j’aimais que mes vêtements aient quelque chose en plus, des boutons anciens, un appliqué, une broderie… En découvrant plus tard le travail d’artistes textiles, j’ai vu qu’on pouvait dessiner en brodant, ne pas forcément rentrer les fils, utiliser aussi l’envers. Ça m’a décomplexée et j’ai commencé à introduire de la broderie dans mes sérigraphies sur textile. J’ai d’abord une idée d’harmonie, chaude ou froide et après, couche après couche, comme en peinture, je vais amener des sortes de vibrations. Mais je n’aime pas les choses évidentes, j’aime quand les choses sont un peu cachées, quand il faut chercher, comme une écriture invisible, comme un jeu." Aude Cotelli Aude Cotelli, "Les frères Karamazov, incognito". Impression sur des torchons anciens. © Aude Cotelli "Je brode comme je peins, comme ça vient, j’improvise ! J’utilise des photos noir et blanc d’anonymes oubliés, j’aime l’idée de leur donner une nouvelle vie, une autre histoire légèrement surréaliste. J’aime ramener ces personnages dans le monde contemporain et comme je ne brode pas vraiment de façon académique, ce décalage me correspond bien. Trouver les titres aux œuvres une fois terminées m’amuse aussi beaucoup. Je me projette dans un autre temps, le temps de la photo, celui où je n’existais pas. Le temps ne compte pas : une broderie peut me prendre plus de 80 h de travail." Fabienne Couderc. Fabienne Couderc, "Ève". Photo imprimée sur coton, brodée à 1 fil. © Fabienne Couderc "Ce que je fais avec le fil, je le fais comme je peux, sans trop de technique, en inventant. C’est très excitant de ne pas savoir. J’essaie des choses et quand ça marche, c’est magique… Et c’est tellement riche : les différentes fibres, le tissu, les fils de toutes sortes… Je reste deux ou trois ans sur un thème, il s’épuise, me conduit à un autre et se poursuit comme ça, tout est lié. Je peux être dans le microscopique ou dans le beaucoup plus vaste, c’est la même chose, mais exprimée différemment. Ce sont toujours les réseaux, racines ou vaisseaux sanguins, comme la force de vie qui me pousse et grandit." Dominique Moreau Dominique Moreau, "Cultures". Textile brodé, boîtes de Pétri. © Dominique Moreau "L’artisanat est pour moi plus qu’un art, c’est une passion. D’origine colombienne, j’ai vu ma grand-mère passer avec aisance du tressage de mes cheveux au tissage des panamas, j’ai aidé ma famille à fabriquer des balais avec des brins de paille, des serpillières avec des lanières de tissu. (...) Aujourd’hui, je prends seulement conscience de cet héritage qui n’était pour moi que contrainte. (...) J’avais envie de tisser ma vie ailleurs, ce qui m’a menée à Paris, à vingt ans. Au fil de rencontres, j’ai pu réaliser mes rêves, le premier étant de devenir créatrice de bijoux. Je travaille le métal depuis quinze ans tout en l’associant à divers matériaux. Après une formation en broderie, le fil commence à s’imposer avec magie. Entre l’objet du quotidien et les plaques de laiton, la souplesse du fil se glisse en faisant lien. La broderie est douce, silencieuse, intime, c’est une forme d’introspection." Lili Rojas Lili Rojas, "Cucharita". Petite cuillère en argent ajourée et brodée, fil de coton, pierres fines. © Lili Rojas "Depuis toujours, j’ai plaisir à fabriquer des choses, notamment avec le crochet ou la broderie. Mon histoire familiale est intimement liée à mon travail. Ma grand-mère cousait les costumes régionaux de poupées qu’elle confectionnait et que j’ai encore. La boîte à couture et les tissus de ma mère m’ont toujours fascinée. Enfin, j’ai passé beaucoup de temps dans l’atelier de mon père, qui dessinait des motifs de papiers peints, surtout floraux. (...) J’ai ensuite découvert la gravure sur verre que j’ai utilisée sur des miroirs, des vases, des cloches et le verre d’encadrement de mes cyanotypes. En déclinant la technique du cyanotype sur du textile, la broderie m’a permis de modifier les images. Je brode le soir, la nuit, dans mon lit. Dans une petite boîte, j’ai tout ce qu’il faut, avec peu de couleurs : du rouge, du noir, de l’or… `J’aime par-dessus tout la transformation des objets où la cohabitation et l’accumulation font sens, à la manière d’un cabinet de curiosités." Valérie Rouzaud. Valérie Rouzaud, "Cœur". © Valérie Rouzaud "La broderie est venue à moi tardivement, mais mon grand-père était tailleur, ma grand-mère bonnetière et ma mère vendeuse dans une boutique de prêt-à-porter. Les coupons de tissu font partie de mon enfance. Un jour, alors que j’étais invitée à intervenir comme conférencière dans une exposition d’art contemporain faite d’une myriade d’expériences, j’ai proposé une activité autour de mouchoirs brodés de phrases ou slogans révolutionnaires. Je les ai fait broder ton sur ton, sur du coton blanc. Le mouchoir est symbolique car, au 18e siècle, il pouvait être un moyen de pression, de chantage : quand une servante se refusait à son maître, elle pouvait être accusée de vol domestique, passible de la peine de mort. Le texte sur ces mouchoirs ne se voit qu’à la lumière ou dans la poussière Le texte ou le tissu sont toujours à la base de mes projets brodés."
Sophie Wahnich "Lucarnes cosmogoniques", 2022. Conception : Sophie Wahnich. Réalisation des broderies : Emma Aum, Danielle Bellini, Fabienne Couderc, Florence Dubois, Alice Duchesnes, Catherine Dumas, Claudia Jenatsch, Patricia Levalois, Clothilde Menard, Rebecca Painvin, Mira Pantelic, Christine Ryf. © Sophie Wahnich (Citations issues du catalogue de l'exposition Broder / Déborder, trois dimensions d’un film , Centre Tignous d’art contemporain) L es humanités , ce n'est pas pareil. Entièrement gratuit et sans publicité, édité par une association, le site des humanités entend pourtant fureter, révéler, défricher, offrir à ses lectrices et lecteurs une information buissonnière, hors des sentiers battus. Mais ça ne va pas de soi : abonnements de soutien (5 € par mois ou 60 € par an), ou dons, essentiels à la poursuite de cette aventure éditoriale : ICI