15 décembre : jusqu'au Pôle Sud, un festin cannibale
- Patrick Beurard-Valdoye

- il y a 9 heures
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Rudolf von Laban en 1913, invité à Ascona pour créer une école d’été fédérant par la danse la communauté Monte Verità.
En cette journée universelle de l'Espéranto, éphéméride du jour est confiée au poète Patrick Beurard-Valdoye, qui nous promène de Beethoven à Kurt Schwitters, en passant par Rudolf von Laban, Oscar Niemeyer, Ray Eames, la Joconde, Antonin Artaud, Meret Oppenheim, en passant par l'appel de Romain Rolland, À tous les peuples au secours des victimes d’Espagne. A la fin, sans perdre le nord, on atteint le Pôle Sud avec Roald Amundsen. Un véritable festin. Cannibale, cela va sans dire.
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ÉPHÉMÉRIDE
Le 15 décembre est la journée universelle de l’Espéranto, car son inventeur Louis Zamenhof est né ce jour en 1859 au Nord-Est de la Pologne. Il parlait trois langues dans une zone multilinguistique.
Ce même jour de 1770 naît Ludwig van Beethoven à Bonn. Ou peut-être le 16 décembre (date plus souvent retenue). Dans l’Empire des Habsbourg, il était toléré pour ses « excentricités ». Le génial compositeur considérait que les gens de la cour devaient faire un pas de côté à son passage, plutôt que l’inverse. Ce qui mit en désarroi Goethe au cours de leur promenade, au passage d’une princesse. Contrairement à lui, Beethoven fonça tout droit. Ils ne se sont du coup jamais revus.
Beethoven avait dédié la marche funèbre de la Troisième symphonie au révolutionnaire Bonaparte, mais suite au coup d’état du dictateur, il barra sa dédicace. L’Opus 111 – sa dernière sonate pour piano, achevée en 1822 – constitue déjà un après-romantisme.

Le 15 décembre 1879 naît à Bratislava (alors dans l’empire austro-hongrois) le danseur et chorégraphe Rudolf (von) Laban. Il est un pionnier de la danse moderne, et plus particulièrement de la danse expressive, et l’inventeur d’un système de notation pour les mouvements de danse moderne, appelé Labanotation.
Impressionné dans sa jeunesse par les danses populaires collectives en Hongrie et en Bosnie, il se concentre sur l’art du mouvement dans une perspective moderniste, en créant son école à Munich en 1910. En 1913 il est invité à Ascona pour créer une école d’été fédérant par la danse la communauté Monte Verità. Le rejoignent notamment Suzanne Perrottet, Marie Wigman et Sophie Taeuber.
Dans les années 1920 il devient une grande figure de la danse moderne, fondant un théâtre à Hambourg, puis un institut à Berlin, avant de diriger le ballet de l’opéra de cette ville. Son attitude durant la montée du nazisme et sa collaboration sont fortement discutées, jusqu’aux jeux olympiques de Berlin où, lors d’une répétition générale, Goebbels le désavoue et le place en résidence surveillée. Pendant ces années, un enjeu est en fait, l’émancipation du corps par la danse collective expressive (Laban), ou l’assujettissement du corps par une gymnastique dansée directive.
Laban se réfugie en Angleterre. Il apporte une aide kinesthésique durant la guerre auprès des ouvrières dans les usines d’armement. En 1946 il fonde le studio Art of Movement à Manchester.
Suzanne Perrottet dirigeait encore son école de danse à Zürich, à 90 ans. Quelque chose de bouleversant se produisit à sa mort en 1983. Il y avait sous le lit de la défunte une grande valise, dont elle n’avait jamais parlé. On fit venir Harald Szeemann, à l'origine de la redécouverte et des archives de Monte Verità. La valise contenait les archives personnelles de Rudolf Laban, un pan de l’histoire des avant-gardes. Les programmes, les photos, la correspondance dévoilaient les liens oubliés entre la danse expressive et les arts plastiques, les arts du langage et la musique ; autant l’école de danse que le Cabaret Voltaire ou la galerie Dada. Fuyant Berlin en 1936 Laban confia la valise à Suzanne Perrottet, qui la conserva presque cinquante ans. Avec elle, l’histoire de la constellation Dada Zürich / Monte Verità pouvait être envisagée.
En 1907 naît Oscar Niemeyer à Rio de Janeiro. L’architecte aura loué l’élégance de la courbe, face à la doxa moderniste vouée aux espaces orthogonaux. « Alors que l'angle droit sépare, divise, j'ai toujours aimé les courbes, qui sont l'essence même de la nature environnante. » Le Corbusier lui-même, remit en cause les obligatoires lignes perpendiculaires avec sa chapelle de Ronchamp.

Charles Ormond Eames (1907-1978) et Bernice Alexandra « Ray » Kaiser Eames (1912-1988) ont été deux des designers
les plus importants et les plus influents de l'après-guerre aux États-Unis. Ils ont créé certaines des pièces de mobilier les plus célèbres
du XXe siècle, telles que le fauteuil Eames Lounge, la chaise de salle à manger Eames et la série Eames Aluminum Group
(chaises de bureau et chaises de conférence). Leurs créations sont aussi populaires aujourd'hui qu'elles l'étaient au siècle dernier.
Le 15 décembre 1912, naît à Sacramento, Bernice A. Kaiser, connue sous le nom de Ray Eames. Elle est l’une des grandes figures du design du XXe siècle, aux côtés de son époux l’architecte Charles, et co-fondatrice de ce qui deviendra dans les années 1940 le « Eames Office ». Auparavant, Ray entame une démarche de peintre abstraite, étudiant à New York avec le peintre d’origine allemande Hans Hofmann (qui eut une influence considérable sur « l’expressionnisme américain »). Le couple Eames est mondialement célèbre pour son mobilier, mais le spectre de leur création fut large, incluant l’architecture. Ray Eames décède exactement dix ans après son époux, en 1988. Elle aura consacré ses dernières années à constituer une importante archive de l’agence et de l’époque moderniste.
En 1913, la Joconde volée est enfin retrouvée. Elle avait disparu en 1911. Comme il faut se méfier des poètes, on a incarcéré Apollinaire durant six jours. Picasso – qui est un étranger peignant des tableaux impossibles – est aussi inquiété. Mais l’auteur (du crime) est le vitrier italien Peruggia. Pas besoin d’un monte-charge. En tenue de travail il se laisse enfermer, pour cacher le bois peint sous sa blouse. Il quitte le musée sans être inquiété.
Le 15 décembre 1936 paraît dans la revue Europe l’appel À tous les peuples au secours des victimes d’Espagne de Romain Rolland : « Un cri d’horreur monte des pierres fumantes de Madrid. La fière cité qui fut reine, jadis, de la moitié de l’Ancien Monde et du Nouveau – celle qui fut un des foyers rayonnants de la civilisation d’Occident – est mise à feu et à sang par une armée […] dont les chefs factieux osent se réclamer de la cause de l’Espagne qu’ils saccagent et de la civilisation qu’ils foulent aux pieds. »
Notons aussi que le 15 décembre 1976, la loi pour la Réforme politique en Espagne sera soumise au referendum. 94 % des votants approuvent le texte, y compris les parlementaires franquistes. La loi ouvrit la voie à une monarchie constitutionnelle.
Le 15 décembre 1947, l’ouvrage Van Gogh le suicidé de la société d’Antonin Artaud paraît à l’enseigne de K. Éditeur. Artaud a visité l’exposition le 2 février au musée de l’Orangerie, au pas de course. Il n’y va pas de main morte : « En face de la lucidité de Van Gogh qui travaille, la psychiatrie n’est plus qu’un réduit de gorilles. » Le texte échappe aux catégories usuelles. Ni essai, ni récit, ni texte d’histoire de l’art. Une nouvelle manière d’écrire avec l’art, dont la forme s’apparente au poème. Extrait : « Je crois que Gauguin pensait que l’artiste doit chercher le symbole, le mythe, agrandir les choses de la vie jusqu’au mythe, / alors que Van Gogh pensait qu’il faut savoir déduire le mythe des choses les plus terre-à-terre de la vie. / En quoi je pense, moi, qu’il avait foutrement raison. »

Le 15 décembre 1959, lors du vernissage de l’exposition Eros proposée par André Breton, Le festin cannibale, de Meret Oppenheim.
Photo William Klein.
Ce soir-là de 1959, à la galerie parisienne Daniel Cordier, c’est le vernissage de l’exposition Eros proposée par André Breton. Les visiteurs voient – ou entrevoient – la performance de Meret Oppenheim (déjà réalisée à Bern) Le festin cannibale. Sur le corps d’une femme nue dont le visage est doré, elle a déposé la nourriture du buffet, avec légumes et homard. On a si longtemps présenté Meret Oppenheim comme une muse ou une icône du Surréalisme. Elle fut tout simplement une grande artiste.
Le médecin suisse Oppenheim s’inquiétant de voir sa fille prendre une mauvaise tournure, pria son collègue Carl G. Jung de la recevoir en consultation. Réponse : « J’ai vu votre fille et je ne crois pas que son cas soit trop grave… Je n’ai pas l’impression que cela implique de quelconques complications névrotiques. Son tempérament d’artiste et le fait qu’aujourd’hui la jeunesse aspire à aller en sens inverse de la rationalité toute puissante au XIXe siècle sont des explications suffisantes à des idées non conventionnelles… »

Photo non datée de l'explorateur Roald Amundsen. Date possible: 1912 ou avant. Wikimedia Commons/Public domain
Rétrospectivement, et pour conclure avec la fraîcheur hivernale qui s’annonce : le 15 décembre 1911, le norvégien Roald Amundsen atteint le Pôle Sud. Ou le 14, car les deux dates sont considérées comme correctes. Arrivé dans la baie des Baleines avec le bateau « Fram », il établit sa base arrière Framheim, d’où il part vers le but à skis et avec nombre de chiens-traineaux.
Ce fut une grande réussite, éclipsée toutefois par le fait que son concurrent Scott et ses équipiers, avaient eux, tragiquement disparu.
Apprenant peu avant son départ pour le Pôle Nord, que deux concurrents viennent d’y parvenir, Amundsen change de projet et décide de partir en secret au Pôle Sud, sans même que l’équipage en soit informé.
Il a pu réaliser son expédition grâce au « Fram », le bateau de Fridtjof Nansen.
Sans vouloir éclipser la superbe performance d’Amundsen, permettez-moi d’insister sur celle de Nansen, qui aura d’immenses répercutions au plan humanitaire. Presque deux décennies auparavant en effet, celui-ci avait acquis la conviction que la banquise se déplaçait. C’était considéré comme impossible et délirant. Pour le prouver, il fit construire une embarcation, pour un projet absurde : le bateau se ferait prendre dans les glaces arctiques. Il « suffisait » alors de le laisser dériver pour constater les changements de latitude.
L’audacieux explorateur inventait ainsi un mode de découverte improbable, en pleine immobilité. On n’avait jamais vu un bateau pareil, avec sa coque et sa quille arrondies, d’aspect massif, car fort large. Les scientifiques et techniciens maritimes considéraient que le bateau serait de toute façon broyé par les glaces.
Têtu, Nansen prépara soigneusement l’aventure. Au bout de six mois le « Fram » avait tenu bon, mais les mesures n’étaient guère concluantes. C’est alors qu’il décida une expédition avec un seul co-équipier, traineau avec chiens et kayaks. Dans des conditions infernales – décrites dans son ouvrage Vers le Pôle – ils ont réussi à atteindre la terre à une latitude réputée inaccessible. L’ensemble du voyage dura deux années. Tout le monde considérait entre temps que Nansen et ses équipiers étaient morts, y compris son épouse – la chanteuse lyrique Eva Sars – une héroïne, pour avoir eu à supporter quotidiennement un tel « ours ».
Le succès de la folle entreprise fut immense, et le retentissement mondial. La légende voulait que lorsque Nansen entrait dans une salle, un vent froid se faisait sentir derrière lui.
En 1920, le Comité international de la Croix Rouge et la Société des nations naissante avaient sur les épaules un problème qui concernait environ un million de prisonniers de guerre, qui n’étaient toujours pas libérés (en URSS surtout, ou en Allemagne) dans des conditions épouvantables. Sans solution – sans la moindre piste – ignorant même le nombre de prisonniers, une équipe vint chez Nansen à Lysaker (près d’Oslo). « Pouvez-vous nous aider à rapatrier tous ces prisonniers ? »
Il se rendit auprès de la Reine d’Angleterre pour récupérer des vaisseaux allemands confisqués. Il rencontra un à un les responsables politiques des pays concernés, Staline compris, qui ont obtempéré. Nansen résolut l’impasse humanitaire en quelques mois. Il y eut un nouveau problème, avec l’empire ottoman démantelé. Comment permettre aux Grecs apatrides vivant en Turquie de rentrer en Grèce ? Et réciproquement, avec les Turcs vivant en Grèce. Il inventa le passeport Nansen (certificat d’identité et de voyage qu’il fit reconnaître alors par cinquante pays) autorisant un visa de transit dans les pays traversés.
Il y eut aussi les réfugiés arméniens ; puis les exilés d’URSS. Ce passeport utilisé jusqu’en 1945 concerna des millions de réfugiés. On ne sera donc pas surpris que Fridtjof Nansen fut le premier Haut Commissaire pour les Réfugiés. Il reçut le prix Nobel de la paix en 1922. Face à tant de misère après les conflits, il déclara : « Ce qu’il y a de plus horrible dans la guerre, c’est l’après-guerre ».
L’artiste en exil Kurt Schwitters – qui résidait à 1 km de la maison de Nansen – a pu fuir de justesse la Norvège envahie, en juin 1940, sur le bateau militaire « Fridtjof Nansen » (cf. Le Narré des îles Schwitters, éditions Al Dante).
Il y a bien peu de rues ou avenues Nansen en France. Celle de Yutz en Moselle fut appelée rue Rudolf Hess pendant l’occupation nazie.
Patrick Beurard-Valdoye
Patrick Beurard-Valdoye est un poète, performeur et essayiste français, associé à une poésie de l’« Europe traversée » qui mêle histoire, géographie, biographies obliques et mémoire des violences du XXe siècle. Il est notamment connu pour son vaste cycle poétique intitulé « Le Cycle des exils ». ensemble de livres-poèmes publiés principalement chez Flammarion, où chaque volume explore un territoire, une histoire ou une communauté déplacée (exils politiques, déplacements de frontières, minorités). Ce cycle articule archives, voix anonymes, figures historiques et autobiographie fragmentaire, en brouillant les frontières entre poésie, récit et enquête documentaire.





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