11 décembre : de Burkina Faso en tango
- Jean-Marc Adolphe

- il y a 3 jours
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Dernière mise à jour : il y a 2 jours

Un tisserand confectionne un sari sur un métier à tisser traditionnel à main dans un atelier de tissage du district de Tangail, au Bangladesh. Photo Mahmud Hossain Opu / AP
En Argentine, les plus beaux poèmes d'amour s'écrivent avec les pieds. Et ce 11 décembre, le pays fête officiellement ce qui est peut‑être son langage le plus intime : le tango. Forcément, on ne pouvait rater ça, sans omettre de passer par le Bangladesh, saluer les tisserands, et par le Burkina Faso, où c'est jour de fête nat', en compagnie de la grande poétesse ukrainienne Regina Derieva et du camarade Ravi Sankar, bercés par les voix d'Anne Vanderlove et de Esma Redžepova, la Oum Khallsoum de la musique rom. Avec, en plus pour samedi, une invitation à mener l'enquête...
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Il y eut, dès septembre 2022, l'enquête pionnière des humanités sur les déportations d'enfants ukrainiens en Russie (voir ICI). Depuis hier, cette enquête se poursuit avec un nouveau chapitre sur "la piste secrète des monastères" (premier volet ICI).
Enquête, mode d'emploi ? Auteur de cette enquête et rédacteur en chef des humanités, Jean-Marc Adolphe propose pour la première fois d'en dévoiler les coulisses. Comment enquête-t-on sur un tel sujet, qu'est-ce que le journalisme "en sources ouvertes", etc ? Quand ? Samedi 13 décembre de 17 h à 18 h, avec Caterina Zomer, rédactrice en chef adjointe des humanités, qui posera les premières questions, prolongées ensuite par des questions "dans l'audience". Pour s'y inscrire : par mail, à contact@leshumanités.org. Les personnes inscrites recevront ensuite un lien Zoom pour pouvoir se connecter. Frais de participation : 5 €. Gratuit pour nos abonnés et souscripteurs.
L'IMAGE DU JOUR
En tête de publication : Un tisserand confectionne un sari sur un métier à tisser traditionnel à main dans un atelier de tissage du district de Tangail, au Bangladesh. Photo Mahmud Hossain Opu / AP.
Le quartier des tisserands près de Dhaka, capitale du Bangladesh, résonne du cliquetis constant des métiers à tisser et des mouvements rythmiques des mains des artisans qui utilisent des fils de soie et de coton colorés pour tisser le sari Tangail emblématique. Le sari tissé à la main tire son nom d'un district du centre du Bangladesh qui abrite des centaines de familles de tisserands. Ce vêtement est considéré comme un symbole culturel du pays, présenté lors des festivals et des célébrations de mariage à travers le sous-continent indien.
Cet art traditionnel du tissage du sari, vieux de plusieurs siècles, a été proposé cette année pour être inscrit sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l'humanité de l'UNESCO.
Photoreportage Mahmud Hossain Opu à voir ICI.
Né dans le vieux Dhaka, au Bangladesh, Mahmud Hossain Opu est un photojournaliste qui raconte son pays à travers les fractures du climat, de la migration et des inégalités sociales. Formé au photojournalisme, il commence dans la presse locale avant de collaborer avec de grands médias internationaux, où ses images du Bangladesh – cyclones, inondations, exodes vers les bidonvilles de la capitale – deviennent des références sur les « réfugiés climatiques ». Son travail explore aussi la vie des ouvriers du textile, des pêcheurs, des enfants et des communautés marginalisées, dans une approche documentaire qui conjugue proximité et forte charge politique. Lauréat de plusieurs prix et mentions internationales, il expose dans des festivals comme Chobi Mela et intervient comme mentor auprès de jeunes photographes bangladais, affirmant la photo comme outil de témoignage et de justice sociale.
Du Bangladesh, lire aussi, ce jour : dans les camps de réfugiés de Cox's Bazar, "Les enfants rohingyas ont-ils droit à l'éducation ?" (ICI)
LES CITATIONS DU JOUR

Citation extraite de Silence la Louange. Photo de Regina Derieva prise en 1973 (photographe inconnu).
Son site internet officiel : https://derieva.com/
Regina Derieva est décédée il y a tout juste 12 ans, le 11 décembre 2013. Sur Wikipedia, elle est présentée comme "poétesse et écrivaine russe". Née à Odessa (alors en Union soviétique) le 7 février 1949), on dira ici qu'elles est d'ukrainienne, même si d’expression russe. Née dans une famille juive soviétique athée, elle passe son adolescence et une grande partie de sa vie adulte à Karaganda, au Kazakhstan, où elle étudie la musique, la philologie russe et la littérature. Ses premiers poèmes paraissent dès les années 1960, mais la censure soviétique entrave durablement sa publication, au point que Joseph Brodsky l’encourage à quitter l’URSS. En 1991, elle émigre avec son mari et son fils en Israël, puis, après des difficultés liées notamment à sa conversion au catholicisme, s’installe en Suède, à Stockholm, où elle vivra et écrira jusqu’à sa mort. Cette trajectoire d’exil marque fortement son œuvre, travaillée par les thèmes du déplacement, de la frontière et de la foi.
Regina Derieva est l’autrice d’une trentaine de livres : recueils de poésie, essais, prose et méditations religieuses. Sa poésie, d’une grande concision, est souvent décrite comme métaphysique et profondément chrétienne, héritière des traditions anglaises, françaises et russes de la poésie religieuse.
Des poètes comme Joseph Brodsky et Tomas Venclova ont souligné la puissance de sa voix poétique, certains critiques la présentant même comme une autrice de stature potentiellement « nobélisable ». Ses livres marquants incluent entre autres Handwriting, Life Junction, Two Skies, Fugitive Space, A Collection of Roads ou encore le recueil en anglais The Sum Total of Violations. Après sa mort, un volume collectif d’hommages, Curator Aquarum, ainsi que des archives déposées à l’université Stanford ont contribué à stabiliser sa place dans le canon d’une poésie russe de l’exil et de la spiritualité.

George Harrison et Ravi Shankar, à Los Angeles, en 1967
« J'avais peur de vivre avec les lézards et les crapauds, mais j'avais envie de devenir autre » (Ravi Shankar)
Le compositeur et musicien indien Ravi Shankar (Rabindra Shankar Chowdhury / রবীন্দ্র শঙ্কর চৌধুরী dit) est décédé il y a 13 ans, le 11 décembre 2012. La citation ci-dessus est extraite de son autobiographie, Musique, ma vie (Stock, 1970), où il raconte sa formation : lever avant l'aube, travail des gammes pendant deux heures puis répétitions de l'enseignement de la veille, de douze à seize heures de musique par jour. Et, chaque jour, il attend en tremblant le jugement de son gourou.
Né en 1920 à Bénarès, Ravi Shankar a été le grand maître du sitar et l’ambassadeur mondial de la musique hindoustanie. Virtuose formé auprès du gourou Allauddin Khan, il dirige All India Radio, compose pour Satyajit Ray et crée concertos et ragas nouveaux. Dès les années 1950‑60, ses tournées en Europe et aux États‑Unis, ses collaborations avec Yehudi Menuhin et George Harrison, Monterey et Woodstock, popularisent le raga bien au‑delà de l’Inde. Couronné par de multiples distinctions, dont le Bharat Ratna, il laisse un héritage décisif qui irrigue jazz, rock psychédélique et musiques dites “du monde”.
« Tous les oiseaux doux de l’amour / Étaient en cage dans mon cœur / Ils se sont envolés un jour / Pour aller chanter le bonheur / Je voudrais que leur voix s’élance / Jusques aux confins de la Terre / Et tous mes oiseaux du silence / Oublient, oublieraient de se taire » (Anne Vanderlove, "Tous les oiseaux du désespoir")
Née il y a 82 ans, mais décédée le 30 juin 2019, Anne Vanderlove, de son vrai nom Anna Van der Leeuw, est une autrice-compositrice-interprète majeure de la chanson française, souvent surnommée « la Joan Baez française ». Figure discrète mais très singulière, elle a lié engagement social, poésie mélancolique et indépendance artistique. Née à La Haye dans le quartier de Scheveningen, de père néerlandais artiste peintre et de mère bretonne, elle est très tôt envoyée en Bretagne, à Arradon, chez ses grands-parents maternels, après l’arrestation et la déportation de son père résistant à Buchenwald. Elle grandit ainsi dans un univers breton marqué par la mémoire de la guerre, puis monte à Paris pour des études de philosophie et devient institutrice. Pendant un séjour parisien lié à un projet de mission humanitaire, au milieu des années 1960, elle découvre les chanteurs de rue de Saint‑Germain‑des‑Prés et décide de se lancer à son tour dans la chanson. Elle adopte alors le nom de scène Anne Vanderlove, variation francisée de son patronyme néerlandais. Elle commence à se produire en 1965 au cabaret Chez Georges, rue des Canettes à Saint‑Germain‑des‑Prés, où elle chante ses propres compositions. Repérée par Pathé‑Marconi, elle enregistre en 1967 la chanson Ballade en novembre et un album du même nom, qui la font immédiatement connaître.
Pendant Mai 68, elle chante dans les usines en grève, inscrivant clairement sa trajectoire dans une gauche sociale et solidaire. Cette prise de position et son refus de se conformer aux attentes de l’industrie – jusqu’aux pressions pour modifier son apparence – contribuent à tendre la relation avec sa maison de disques. Après plusieurs titres remarqués comme Les Petits cafés ou La Fontaine de Dijon, un conflit avec Pathé‑Marconi bloque la sortie d’un second album et marginalise sa carrière dans le circuit commercial. Elle participe cependant encore à des projets majeurs, notamment aux chœurs de l’album La Mort d’Orion de Gérard Manset en 1970. En 1972, elle s’installe en Bretagne et choisit d’auto‑produire ses disques, privilégiant les concerts dans les écoles, les prisons, les maisons de la culture plutôt que les grandes salles parisiennes. Cette stratégie lui permet de conserver une liberté de ton, même au prix d’une moindre visibilité médiatique.
Après un silence relatif, elle revient dans les années 1990 avec de nouveaux albums : Bleus (1997), Silver (1999), Escales (2000), puis plus tard Femme de légende, Rue Columbus (2010) et Pour toujours, nous serons Charlie (2015). Ces disques prolongent une veine poétique souvent mélancolique, tout en réagissant parfois à l’actualité. À la suite du naufrage de l’Erika, elle travaille avec des enfants de l’école de La Rabine à Vannes sur le disque Pour que tous les oiseaux vivent heureux, dont les ventes soutiennent l’association Bretagne vivante pour l’éducation à l’environnement. Parallèlement, elle devient marraine de plusieurs associations humanitaires, dont Cœurs de bambous pour les orphelins au Cambodge et Enfants des rues de Bogota, où elle soutient notamment les actions de Sandra Liliana Sanchez dans le bidonville El Paraiso.
« La vie est sage de nous tromper, car si elle nous disait dès le début ce qu'elle nous réserve, nous refuserions de naître. » ; « A force de croire aux choses, on s'en fait une vérité plus vraie que nature ! » ; et « La patience est la clé de la délivrance. » (Naguib Mahfouz)
Né il y a 114 ans, le 11 décembre 1911, Naguib Mahfouz (نجيب محفوظ), écrivain égyptien, prix Nobel de littérature en 1988, est une figure centrale du roman arabe moderne. Son œuvre, étroitement liée à l’histoire du Caire et de l’Égypte au XXe siècle, a profondément marqué la réception de la littérature arabophone dans le monde. Le 14 octobre 1994, il est poignardé près de son domicile par deux jeunes islamistes qui avoueront ne jamais l’avoir lu, mais l’accuser sur la base de rumeurs de blasphème. Il survit à l’attaque, reste partiellement paralysé de la main droite et doit désormais dicter ses textes, tout en déclarant publiquement pardonner à ses agresseurs et distinguer l’islam du fanatisme.
Lectures recommandées : Passage des miracles ; La Trilogie du Caire : Impasse des deux palais, Le Palais du désir, Le Jardin du passé ; Les Fils de la Médina ; Le Voleur et les Chiens, La Quête, Dérives sur le Nil, Miramar ; La Chanson des gueux, Récits de notre quartier, L’Amour au pied des pyramides, Échos d’une autobiographie...
LA VOIX DU JOUR : Esma Redžepova
Décédée il y a 9 ans, le 11 décembre 2016, Esma Redžepova, née en 1943 à Skopje, alors en Yougoslavie puis en Macédoine, dans une famille rom aux origines religieuses et géographiques très diverses est une très grande chanteuse rom, figure majeure de la musique romani et macédonienne au XXe siècle. Chanteuse, parolière, actrice et humanitaire, elle a été active de 1956 à 2016 et est régulièrement présentée comme la « reine de la musique rom ». Elle est identifiée comme artiste rom de nationalité yougoslave puis macédonienne, et son répertoire puise directement dans les traditions musicales roms des Balkans et la musique populaire macédonienne. Elle a été l’une des premières artistes à chanter en romani à la radio et à la télévision, contribuant à légitimer la langue et la culture rom dans l’espace public. Son style mêle chants traditionnels roms et macédoniens avec des influences pop, worldbeat et même bollywoodiennes, notamment à partir des années 1960 et plus encore dans les années 2000. Parmi ses titres marquants figure Čaje Šukarije, chanson en romani qu’elle a composée et qui est devenue un de ses grands succès internationaux.
Engagements humanitaires et politiques. Esma Redžepova a adopté 47 enfants roms et donné des milliers de concerts, dont une grande partie à but caritatif, ce qui lui a valu de nombreuses distinctions nationales et internationales. Très patriotique et proche du parti macédonien VMRO-DPMNE, elle a aussi été conseillère municipale à Skopje et ambassadrice culturelle de la Macédoine. En tant qu’icône rom sur la scène yougoslave puis macédonienne et internationale, elle a contribué à donner une visibilité inédite à la musique et à l’identité roms, tout en jouant avec les stéréotypes de « chanteuse tsigane » pour les détourner et les contrôler sur scène. Son image de « reine des Roms » cristallise à la fois la fierté rom et les ambiguïtés d’une représentation souvent filtrée par les attentes des publics majoritaires.
Ci-dessous, quelques images rares, extraites d'un ultime enregistrement, peu avant sa mort, en 2016.
AU JOUR LE JOUR
Ce 11 décembre, c'est jour de fête (nationale) au Burkina Faso, en mémoire de l’insurrection populaire du 11 décembre 1960 à Ziniaré, considérée comme la première contestation ouverte de la domination néocoloniale après l’indépendance. L’indépendance de la Haute‑Volta (actuel Burkina Faso) a été proclamée le 5 août 1960, mais cette date est devenue plus tard la « Journée de l’indépendance » sans être la fête nationale symbolique principale. Le choix s’est porté sur le 11 décembre en référence à un moment de mobilisation populaire plutôt qu’à un accord diplomatique.
L’émeute de Ziniaré en 1960. Le 11 décembre 1960, quelques mois après l’indépendance, une manifestation de jeunes et de paysans éclate à Ziniaré contre les injustices sociales et le maintien de pratiques héritées de la colonisation. La répression fait plusieurs morts et marque durablement les mémoires comme le signe que l’indépendance juridique n’a pas mis fin aux rapports de domination. Avec le temps, cette date est relue comme un acte fondateur de la conscience nationale et de la lutte contre le néocolonialisme. Le Burkina Faso en a fait sa fête nationale : chaque 11 décembre, un défilé et des célébrations tournantes dans les régions rappellent que la nation s’est aussi construite par la contestation populaire, et pas seulement par des signatures entre États.
La proclamation de l'indépendance. Le 5 août 1960, à minuit, la voix de Maurice Yaméogo déchire le silence de Radio‑Ouagadougou. « À zéro heure », proclame le jeune président, « la République de Haute‑Volta est indépendante ». Dans les rues encore poussiéreuses de la petite capitale, des lampes Tempête veillent, des radios grésillent, on tend l’oreille sur les places, devant les maisons en banco, pour entendre ce mot longtemps refusé : souveraineté. L’instant est historique mais il ne tombe pas du ciel sahélien. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, des tirailleurs revenus d’Europe, des instituteurs, des syndicalistes contestent l’ordre colonial, réclament salaires décents, représentation politique, fin du travail forcé. La Haute‑Volta a même été rayée de la carte en 1932, démembrée entre colonies voisines avant d’être reconstituée en 1947 sous la pression des élites locales, déjà décidées à peser sur leur destin. Les années 1950 accélèrent tout : loi‑cadre Defferre, autonomie interne, naissance de partis voltaïques, débats enfiévrés sur l’avenir au sein de la Communauté française. Le 11 juillet 1960, les accords de transfert de compétences sont signés avec Paris ; quelques semaines plus tard, à Ouagadougou, ce long travail discret de pétitions, de grèves, de négociations se condense en une nuit, celle du 5 août, où un pays bascule de territoire d’Empire à État.
Pourtant, cette indépendance porte encore l’empreinte de la tutelle qui s’efface à peine : coopération militaire, franc CFA, réseaux d’affaires français dessinent les frontières d’une souveraineté sous condition. L’histoire du Burkina Faso le montrera vite : il faudra d’autres nuits, d’autres ruptures – jusqu’au 4 août 1984, lorsque Thomas Sankara rebaptise la Haute‑Volta en « pays des hommes intègres » – pour que l’indépendance cesse d’être seulement un mot prononcé au micro et devienne, peu à peu, un horizon à reconquérir.

Passionnément tango
En Argentine, disait le metteur en scène Georges Lavaudant, les plus beaux poèmes d'amour s'écrivent avec les pieds. Et aujourd'hui, 11 décembre, le pays fête officiellement ce qui est peut‑être son langage le plus intime : le tango. Cette date, instituée en 1977, rend hommage à la naissance de deux figures tutélaires, le chanteur Carlos Gardel (né le 11 décembre 1890) et le violoniste et chef d’orchestre Julio De Caro, qui ont donné au tango sa voix et sa musique modernes. Mais derrière le calendrier, il y a une histoire où se mêlent barrios pauvres, migrations, fierté nationale et reconnaissance mondiale.
À la fin du XIXe siècle, Buenos Aires explose : bateaux d’Européens, paysans de l’intérieur, Afro‑descendants, tous entassés dans les conventillos de La Boca ou de San Telmo. Dans ces cours miséreuses, entre candombe africain, habanera cubaine, milonga criolla et airs italiens, se fabrique une musique métisse qui porte le nom d’anciens rassemblements festifs d’esclaves : « tangos ». Le bandonéon, arrivé dans les valises d’immigrants allemands autour de 1900, va lui donner sa voix plaintive et reconnaissable entre toutes.
Au début, le tango est une danse de bas‑fonds, de prostibulos et de docks, mal vue par les élites de Buenos Aires comme par l’Église. La bourgeoisie criolla ne s’y intéresse vraiment que lorsque le tango, passé par Paris, revient auréolé de chic dans les années 1910, désormais acceptable dans les salons comme sur les pistes de bal. Gardel, avec sa silhouette impeccable et sa diction parfaite, transforme alors cette musique de faubourgs en chanson nationale, tandis que De Caro révolutionne l’écriture orchestrale et tire le genre vers la modernité.
Depuis, le tango accompagne chaque mutation de l’Argentine : nostalgie des migrants européens, montée et chute des classes populaires, coups d’État, crise économique. Il dira tour à tour l’ivresse du port, la solitude du cabaret, le désenchantement politique, puis la renaissance des milongas après la dictature, quand Buenos Aires retrouve le droit de se tenir enlacée sur une piste. En 2009, l’UNESCO consacre le « tango rioplatense » comme patrimoine culturel immatériel de l’humanité, reconnaissant cette invention conjointe de Buenos Aires et Montevideo comme l’un des grands langages urbains du XXe siècle.
Chaque 11 décembre, de la capitale aux petites villes de province, l’Argentine ne se contente pas de se souvenir : elle remet le tango sur la place publique. Milongas à ciel ouvert, concerts, expositions de chaussures usées par la danse, ateliers pour enfants font de cette journée moins un rituel figé qu’un moment de réaffirmation : le tango n’est pas seulement une exportation touristique, mais une manière de marcher, de parler, de se tenir au monde. Dans les bras d’un partenaire, sur quatre mètres carrés de carrelage, c’est tout un pays qui continue de négocier avec ses mélanges, ses blessures et ses fiertés.
Jean-Marc Adolphe, Nadia Mével, Dominique Vernis





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