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A Cali (Colombie), l'invention d'un "musée populaire"

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Devant le Museo Popular de Siloé, à Cali, en Colombie, le 14 aout 2023


Entre mémoire populaire, création artistique et résistance sociale, le quartier de Siloé, à Cali, incarne une histoire aussi douloureuse que vibrante. Longtemps stigmatisé et marqué par la violence, ce territoire périphérique s’est transformé en un laboratoire unique de culture communautaire. Au cœur de cette dynamique, le Museo Popular de Siloé – « contre-musée » vivant et participatif – réunit habitants, artistes et militants autour d’une mémoire collective en mouvement. À l’occasion de La Voix du Tropique, saison artistique reliant la Colombie et la France, nous avons rencontré David Gómez, son directeur, pour comprendre comment un musée né dans la rue est devenu un lieu de dignité, de transmission et de résistance.


CONTEXTE

Fondée en 1536 par le conquistador Sebastián de Belalcázar, Cali, capitale du département de Valle del Cauca, est aujourd’hui la troisième ville la plus peuplée de Colombie. Incontestée capitale mondiale de la salsa, Cali porte également une forte influence de la communauté afro-colombienne, représentant plus d'un quart de la population. Et même si la criminalité y est très élevée (selon les baromètres internationaux), Cali reste une destination touristique fort prisée.

 

Loin du centre historique, de son architecture coloniale, de ses places animées et de ses églises, qu’arpentent lesdits touristes, se dresse le quartier de Siloé, un nom d’origine biblique (*). Le quartier a une histoire marquée par son origine comme bidonville dans les années 1950. Il s’est formé sur des terrains d’anciennes haciendas, à la périphérie de la ville, où se sont installés des paysans attirés par des opportunités économiques proches, notamment l’exploitation de mines de charbon. Les habitants, souvent déplacés par les conflits armés et la pauvreté rurale, ont construit ce quartier sur des zones en hauteur, notamment par crainte des inondations des rivières en contrebas. Et Siloé s’est progressivement développé à partir d’un habitat informel, sans accès initial aux services de base (eau potable, électricité, assainissement). Au fil du temps, le quartier s’est structuré autour de petites commerces, services de proximité, et une vie communautaire forte, créant un véritable noyau social. Des initiatives culturelles et sociales ont émergé pour améliorer la qualité de vie, comme la création d’un parc-mirador avec équipements sportifs et d’un orchestre symphonique pour les enfants.



Siloé a cependant été un des quartiers les plus touchés par la violence, la pauvreté et l’oubli institutionnel, avec une forte stigmatisation sociale, y compris une ségrégation raciale dont souffrent ses habitants. Ces dernières années, des projets d’infrastructures, comme un métro-câble pour mieux relier le quartier au reste de Cali, visent à intégrer Siloé dans la vie urbaine officielle. Par ailleurs, le quartier porte un poids symbolique fort, notamment en lien avec des mobilisations sociales, notamment lors de « l’estallido social » de mai-juin 2021, que nous avons grandement documenté au tout début des humanités, où ont été tués de nombreux jeunes de la Primera linea qui réclamaient droit à l’éducation, droit à la santé, droit à la culture, droit à la dignité. Depuis lors a été créé, à Siloé, un tribunal populaire auto-organisé qui demande justice pour les victimes.


La rédaction des humanités


(*) Le nom du quartier de Siloé provient de l'ancien nom biblique hébraïque Siloé, qui fait référence au bassin de Siloé situé à Jérusalem, mentionné dans la Bible comme un lieu de purification et de guérison, notamment dans le récit où Jésus y envoie l'aveugle se laver pour recouvrer la vue. Ce nom symbolique a été repris pour désigner ce quartier qui était à l'origine une zone naturelle avec faune et flore avant son occupation humaine. Le choix du nom Siloé pour ce quartier de Cali reflète donc une symbolique liée à la purification, à l’espoir et au renouveau, des notions importantes pour les habitants qui, historiquement, ont vécu dans des conditions difficiles entre pauvreté et violence, en cherchant à transformer leur espace de vie malgré les stigmates sociaux. Ce lien avec une source d'eau sacrée illustre aussi l'importance de l'eau dans l'histoire locale, puisque Siloé est aussi associé à un réservoir d'eau dans Cali.


 UN EVENEMENT : LA VOIX DES TROPIQUES


La Voix du Tropique, tel est le nom de la saison artistique (2025-2026) de résidences de création, d’expositions et d’échanges en France et en Colombie, orchestrée par Maria Camila Cifuentes, artiste visuelle et médiatrice culturelle. Cette saison associe le Museo Popular de Siloë à Cali, le Musée Sauvage d’Argenteuil (ICI), tiers-lieu vivant dédié à la création artistique, aux échanges, au bricolage, aux ateliers et à diverses activités culturelles et sociales et La Traverse, un lieu pensé par Diana Ruiz Pino pour l’accueil d’ateliers-résidences dédiés à l’expérimentation, à la création et à la recherche dans le champ des arts, de l'écologie et des sciences (ICI). Cette saison a débuté, du 10 au 23 novembre 2025, par la résidence de quatre acteurs de la création artistique dans le quartier de Siloë à Cali. Ana Élida Ortiz, artiste plasticienne, Cristian Hoyos, muraliste, artiste populaire urbain et Maria del Pilar Rodriguez, éducatrice, muséographe populaire accompagnaient David Gómez Flórez, créateur et directeur du Museo Popular de Siloë, une des principales chevilles ouvrières de cette saison. Nous l'avons rencontré dans les locaux de La Traverse, le 11 novembre dernier (en compagnie de Diana Ruiz Pino pour la traduction).

 

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 L'ENTRETIEN : DAVID GOMEZ, DIRECTEUR DU MUESO POPULAR DE SILOE


Les humanités - Comment s’est engagée l’histoire du musée populaire de Siloé ?


David Gomez – Notre histoire s’enracine dans le travail de la chaîne communautaire Télé 20 (NDLR - 20 comme Comuna 20, un des arrondissements où est situé le quartier de Siloë à Cali). Nous voulions filmer les initiatives, la culture, et la créativité dans ce quartier un peu à l’écart de la ville, systématiquement stigmatisé dans sa violence et marginalisé (habité principalement par des communautés issues de zones rurales, des familles indigènes, des populations déplacées et des groupes de migrants). En documentant ainsi la vie du quartier, nous avons suscité la curiosité des enfants et des jeunes qui nous rencontraient dans la rue en train de filmer avec notre caméra vidéo ; nous avons fait naître leur désir d’en savoir plus sur l’histoire du quartier, les histoires de toutes les choses qu’ils voyaient autour d’eux. Moi-même, je ne connaissais pas l'histoire de mon propre quartier.

 

Le musée a vraiment commencé le 5 août 2000, lors d’un moment fort dans la culture de la communauté : une fête du quartier. Les enfants nous ont demandé le « pourquoi ? » de cette fête. Nous avons fait des recherches, en impliquant les enfants. Pour les associer vraiment, nous avons travaillé avec des photographies. Cela a été une véritable impulsion pour les motiver ; les adultes ont aussi apporté des éléments, et nous avons pu enrichir la muséographie progressivement. La communauté a indiqué d’autres événements et, petit à petit, tous ont construit la collection de ce qu'est aujourd'hui le museo popular de Siloë.  

 

Les humanités - Vous avez impulsé la réalité de ce musée, dont vous dites que « ce n'est pas un musée, c'est un contre-musée » …

 

David Gomez - Cela ne signifie pas que nous n'aimons pas les musées, que nous soyons contre les musées. Au contraire nous voulons que, dans le monde, il y ait beaucoup de musées, mais pour que les communautés racontent elles-mêmes leurs histoires. On peut trouver un autre mot, pas forcément « musée », pas forcément « contre-musée ». On peut les appeler « maison de la mémoire ». Mais ça, c'est un vaste champ, et l’on ne peut faire que le résumé de ce qu’est le « contre-musée populaire » de Siloé. On peut y découvrir tous les objets de la communauté qui retracent notre histoire, qui parlent de la vie des habitants. Chaque jour, de nouveaux éléments arrivent, nous ne pouvons pas tout exposer, alors le « contre-musée » est en mouvement constant. Aujourd'hui, il y a certaines œuvres, certains documents à tel endroit, et une semaine plus tard, ils auront changé de place. C'est très vivant, ça bouge dans tous les sens.


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 Action du Museo popular de Siloé, 14 août 2023


Les humanités - Quelle est la place des artistes dans le museo popular ?

 

David Gomez - Décisive. Les artistes trouvent un espace de rébellion, parce que l'art doit être, il est aujourd'hui en résistance. De manière collective, depuis 15 ans, les artistes jouent un rôle fondamental dans la vitalité de la mémoire de Siloé, de la ville de Cali, de la Colombie…, du monde entier. Dans cet espace, on éprouve la transversalité de l’Histoire, des histoires en Afrique, en Europe, en Amérique, en Océanie, avec des contextes complètement différents, avec des formes différentes de voir le monde et d'agir. Mais nous appartenons tous à l'espèce humaine, une seule et même espèce. Nous ne sommes pas des noirs ou des blancs, nous sommes l'espèce humaine.

Les artistes eux-mêmes se mobilisent pour faire connaître le museo à l'extérieur : il intéresse aussi des chercheurs issus des universités, des universités privées, des fondations, et beaucoup d'étrangers qui trouvent que c'est extraordinaire, parce que nous racontons notre mémoire de manière simple. Aujourd'hui, nous sommes en France, en résidence à la Traverse, à Argenteuil.


Les humanités - Quelles sont les relations que les habitants de Siloé entretiennent avec le musée ?

 

David Gomez - Eh bien, ils viennent relativement peu au museo. Ce sont surtout les enfants qui viennent. Pour les adultes, c’est comme si le museo reflétait trop leur histoire de pauvreté économique et ne pouvait rien contre leur « pauvreté mentale », malgré nos efforts. Nous comptons sur les enfants pour faire venir leurs parents et leurs voisins.  Mais la seule chose qui marche vraiment, c’est de sortir des éléments à l’extérieur du (contre-)musée tous les deux-trois mois. Cela attire les gens... Nous avons fait une expérience avec l’exposition d’une partie de nos collections dans un musée institutionnel (Museo La Tertulia, ICI). Des membres de la communauté qui n’étaient jamais rentrés dans notre museo sont allés dans ce musée et ont payé pour voir leur histoire (re)présentée dans ce lieu où tout est en ordre, sous contrôle. C'est étrange mais c’est comme si voir notre histoire là-bas était plus important que de la voir ici, à Siloé.

 

Pour tenter de faire évoluer les esprits, être ici à Argenteuil, monter une exposition dans un pays européen fait aussi partie d’une stratégie envers la communauté : elle va découvrir qu'on s'intéresse en Europe à ce que nous faisons. C'est un effet miroir. D’ailleurs, pour entretenir le lien avec ceux qui sont à Siloé, je filme depuis mon smartphone et retransmets en direct les principaux moments de rencontre, ici à Argenteuil.

 

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 Au Museo popular de Siloé, le 5 juin 2023.


Les humanités – A Siloé, le museo voisine avec un « musée à ciel ouvert » …            

 

David Gomez - Oui, c’est aussi un moyen de nous rendre visite. Pour entrer au museo, on traverse cette exposition à ciel ouvert de peintures murales. Créées avec une grande liberté, et une grande précarité, par des artistes locaux, elles sont devenues une attraction incontournable dans les circuits touristiques de Cali, dans ce quartier de Siloé autrefois considéré comme l'un des quartiers les plus dangereux de la ville. Les jeunes du quartier avaient justement voulu faire connaître ces artistes et leurs peintures murales, et faire cesser cette stigmatisation qui voyait dans la communauté de Siloé uniquement des gens violents.

 

Aujourd'hui ce territoire, à un quart d’heure du centre de Cali, est rempli de touristes et connait peu à peu un processus de gentrification. Cela nous inquiète et nous craignons que cela attaque tout notre travail de mémoire, autant que les bases de l’économie populaire : les loyers, les activités locales, que tout devienne trop coûteux et s’acharne sur les personnes toujours les plus sacrifiées, en cassant aussi leur mémoire. Avec cette gentrification, il y a aussi le risque d’une perte de mémoire de ce que signifient vraiment tous ces murs peints le long des rues. Cette exposition à ciel ouvert, ce n’est pas du street art pour se distraire. Ces murs peints sont la mémoire vivante de Primera Línea, un groupe de jeunes manifestants, de leur résistance pendant les protestations de 2021, particulièrement à Cali. Primera Linea est devenu un symbole de résistance et de lutte collective pour faire front aux forces de police et à leur répression violente. Les artistes muralistes de Siloé ont incarné à travers leurs fresques cet esprit de résistance, cette mémoire des luttes, dans l’espace public.

 

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 Au Museo popular de Siloé, le 5 juin 2023.


Les humanités – Cette mémoire vivante et cet esprit de résistance animent le museo depuis sa création, il y a 25 ans ?

 

David Gomez - Oui, et nous les cultivons très activement. Concernant cette résistance et la violence de sa répression en 2021, nous avons été une des parties prenantes du « tribunal populaire de Siloë ». Ce tribunal, symbolique, participait du processus de reconstruction et de mémoire collective pour la vérité, la dignité et la justice. Au total 188 personnes y ont été associées. Lors d’une audience publique à Siloé, des magistrats internationaux (venus notamment de Bolivie, de Cuba et d'Argentine ; était aussi présent le Portugais Boaventura de Sousa Santos, sociologue à l’Université de Coimbra et l’un des principaux animateurs du Forum Social Mondial) ont siégé pour qualifier juridiquement les violences subies dont témoignaient les familles de victimes et les témoins. Des portraits des jeunes qui ont été tués étaient exposés.

 

Les humanités – La forme de ce tribunal correspond étroitement au projet du Museo popular ?

 

David Gomez - Cette justice n’est pas rendue à l'intérieur d’un tribunal : elle s’est faite en présence de la communauté qui avait fait les enquêtes sur les responsabilités de l'ancien gouvernement de Duque [ex-président de la République, NDLR] pour la mort de 13 jeunes de Siloé qui ont été tués. Elle a pu présenter les résultats à des juristes professionnels, travailler avec des avocats qui avaient été choisis parce qu'ils avaient déjà participé à des procès de défense des droits humains. Le museo avait réalisé une cartographie des lieux où sont tombées les victimes de la répression policière. Les sentences qui ont été prononcées sont un acte de mémoire, un acte de justice (conduite avec rigueur) que l’on maintient à travers la mémoire. Il peut servir pour qu'un jour la Cour Pénale Internationale ou la Cour Interaméricaine puisse juger dans la justice ordinaire, en plus de cet acte symbolique.

 

Des observateurs étaient invités comme « jurés moraux » : des chercheurs, des représentants d’ONG, des artistes, et parmi eux des étrangers dont des membres de la fondation allemande Heinrich Böll [active pour la défense des droits de l’homme, la résolution des conflits à travers des moyens civils, NDLR]. La représentation de la Fondation à Bogota a édité un livre, retraçant le déroulement de ce tribunal, que nous avons apporté à Argenteuil : Tribunal popular en Siloë. Conmemorar, dignificar y resistir – Tribunal populaire de Siloë. Mémoire, dignité, résistance. Ce livre reconstitue les minutes du procès et présente les sentences symboliques : figurent aussi les noms des accusés (en premier lieu Ivan Duque), le détail des accusations et des faits avec le recueil des preuves. Ce livre débute en illustrant le déroulement du tribunal et ses à-côtés dans le quartier par de nombreuses photos. Il présente aussi chacune des victimes et la fait revivre en image, avec son portrait dessiné. C’est une mémoire vivante fidèle à la manière du museo.


Propos recueillis par Isabelle Favre

 

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