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Alice Diop, portraits de banlieues


Alice Diop. Photo DR.


Nous, le dernier film d’Alice Diop, rassemble des portraits glanés le long de la ligne B du RER. Un regard qui donne visages, loin des stéréotypes auxquels « la banlieue » est souvent réduite. Dans la foulée, la cinéaste donne élan à un projet de « Cinémathèque idéale des banlieues du monde ».


Trop vite dit : Alice Diop, cinéaste de la banlieue. Fille de parents sénégalais, ayant grandi jusqu'à l'âge de 10 ans dans la Cité des 3000 à Aulnay-sous-Bois, il était (trop) facile de lui coller cette étiquette, d’autant que le documentaire qui l’a fait connaître en 2006, Clichy pour l’exemple, fut réalisé sur les braises des émeutes de novembre 2005 dans lesdites banlieues, à la suite de la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, électrocutés dans l'enceinte d'un poste électrique alors qu'ils cherchaient à échapper à un contrôle de police. « J'ai voulu regarder l'ensemble des violences invisibles, celles qui font rarement la une des journaux, mais qui portent pourtant les germes de la révolte de novembre 2005 », confiait alors Alice Diop.

Filmer la banlieue, ou depuis la banlieue, ne saurait être une marque d’infamie, surtout lorsque le regard porté met à distance poncifs et autres clichés de circonstance. En témoigne ainsi Vers la tendresse, moyen métrage réalisé en 2016, qui explore à travers quatre portraits de jeunes hommes, l’intimité des relations amoureuses dans les quartiers populaires et ouvre « la possibilité "d’un chemin" vers la tendresse dans des quartiers souvent réduits à la brutalité d'une somme de clichés », écrivait Marianne. « Là, à mi-chemin entre le documentaire et la fiction, dans la tension entre les différents je/jeux intimes, réside l’éclat du film. »

Nous, le dernier film d’Alice Diop (prix du meilleur film de la sélection Encounters à la Berlinale), emprunte la ligne B du RER, entre Sevran et Saint-Rémy-lès-Chevreuse. Des cités du 93 aux forêts giboyeuses du Parc de Chevreuse, c’est en quelque sorte un condensé, à l’échelle d’un territoire sillonné par le RER, des relations Nord-Sud (sauf qu’ici, la pauvreté est plutôt au Nord). Mais la cinéaste ne cède pas à l’opposition manichéenne, et filme avec une même attention Ismaël, un Malien sans papier qui vit sur un terrain vague à La Courneuve, sous un pont de l’A86, et des amateurs de chasse à courre : «La banlieue n’est pas l’un ou l’autre, c’est l’un et l’autre.» Le film s’agence à l’aune de rencontres glanées sur le trajet, chaque fois situées.

Nous, la bande-annonce


Parmi ses sources d’inspiration, Alice Diop cite Les Passagers du Roissy-express, écrit par François Maspero en 1989, récit d’une randonnée le long de cette même ligne du RER B, mais aussi Les Gens de Dublin de James Joyce, qui raconte sa ville en composant des petites histoires centrées sur un personnage. Est encore convoqué Pierre Bergounioux : dans Nous, l’écrivain corrézien, rencontré chez lui à Gif-sur-Yvette, lit quelques pages de son Carnet de notes, qui magnifient l’art d’éprouver le flux des instants.

Dans ce « flux des instants » qu’elle-même pratique autrement, en glaneuse de cinéma, Alice Diop sait donner du temps au temps, une patience de l’image qui accueille en hospitalité la parole confiée. « Le cinéma pour moi ça n’est pas ramener une grosse caméra », dit-elle dans l’entretien avec Débordements : « c’est d’abord une qualité de plans, une qualité d’écoute et de regard. Par exemple les plans fixes des paysages, des rails, nécessitent à la fois un regard et un outillage important pour que la qualité de l’image soit optimale. Mais des plans de type cinéma direct nécessitent d’abord une attention humaine à l’autre. » Et la parole n’est pas juste question de parole, mais aussi de visages : « Le visage est l’instrument absolu de l’empathie. Prendre le temps de regarder l’autre, c’est pour moi un acte éminemment politique. La lecture de Levinas m’a beaucoup marquée : « est-ce qu’on peut vraiment tuer quelqu’un quand on le regarde dans les yeux ? ». Je suis très inspirée par le visage, j’ai l’impression d’être en connexion très intime avec quelqu’un en le regardant. Il y a un potentiel d’empathie, d’identification, de compréhension de l’autre, qui ne trompe pas : il y a plus de nudité dans un visage que dans un corps nu. Ce qu’on peut y lire est très puissant : un portrait, quand même, ça dit tout de quelqu’un, seulement ça n’est pas formulé par des mots. »


En donnant visages à la banlieue, ou plus exactement aux banlieues, dans leur diversité territoriale, sociologique, humaine, que traverse et dessert la ligne du RER, Alice Diop assemble, dans Nous, des mondes qui coexistent et parfois s’ignorent. « Qu’est-ce qu’on fabrique ensemble quand on vit les uns à côtés des autres ? », interroge-t-elle. « Est-ce qu’on peut être traversé par la vie des autres, y voir des échos ? Est-ce qu’on peut avoir de l’empathie pour des gens qui n’ont rien à voir avec nous, tenter de déjouer les fantasmes ? Rendre un peu ce « nous » désirable, c’est le projet du film. Et ça passe par le fait de regarder, de faire exister à l’écran des gens invisibles, de créer une rencontre par l’image. »


Alice Diop au Forum des Images, à Paris, janvier 2017.


Vers une « Cinémathèque idéale des banlieues du monde »

La sortie en salle de Nous, prévue en mars 2022, est précédée d’un certain nombre d’événements, qui préfigurent l’élaboration d’une « Cinémathèque idéale des banlieues du monde ». Ce projet fera l’objet d’une table ronde aux Ateliers Médicis, à Clichy-Montfermeil, le 15 octobre à 16 h (discussion suivie à 20h de l'avant-première de Nous).

Aux Laboratoires d’Aubervilliers, dans le cadre de l’exposition « Par quatre chemins », jusqu’au 18 décembre, l’avant-projet de cette future cinémathèque se déclinera par une série de projections et de rencontres.

Au Centre Pompidou, enfin, du 11 au 14 février 2022, l’avant-première de Nous sera accompagnée de plusieurs projections de films inédits ou méconnus.

« Quelles représentations le cinéma donne-t-il des espaces et des visages des banlieues françaises ? », questionne Alice Diop. « Quels sont les films marquants dans l’histoire du cinéma français, qui ont représenté la banlieue ou qui ont été réalisés par des cinéastes issus de la banlieue ? Comment, pourquoi ces derniers ont-ils été à ce point invisibilisés, oubliés ? Cette histoire parallèle du cinéma français est un flux ininterrompu d’effacements et de disparitions. (…) L’enjeu est aussi d’interroger les logiques d’assignation, dans la relation critique aux œuvres et dans leur réception. »


Rétrospective des films d’Alice Diop, jusqu’au 15 octobre aux Ateliers Médicis, à Clichy-Montfermeil : voir ICI.

« Par quatre chemins », aux Laboratoires d’Aubervilliers, du 16 octobre au 18 décembre : voir ICI.

Alice Diop. Autour de « Nous », du 11 au 14 février 2022 au Centre Pompidou : voir ICI.

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