Bernard Rémy, la danse à même les mots
- Jean-Marc Adolphe
- 17 sept.
- 33 min de lecture
Dernière mise à jour : 18 sept.

Bernard Rémy en 1991 à la Villa Médicis à Rome, dans le cadre d'un festival de musique organisé par la Fondation RomaEuropa
avec, dans les mains, un dossier de la Cinémathèque de la danse. A sa droite, Ricardo Moyano, guitariste argentin du Cuarteto Cedrón.
En face : le pianiste et compositeur allemand d'origine lettone Aljoscha Zimmermann. Au fond, à droite de la photo : le critique de cinéma Jean-Pierre Touati avec Anne-Marie Chaulet, administratrice de la Cinémathèque de la danse. Photo Nicolas Villodre.
« Déserteur public » au début des années 1970, Bernard Rémy avait ensuite rejoint au début des années 1980 la revue Empreintes. Écrits sur la danse, puis la fine équipe de la Cinémathèque de la danse. « Chez cet homme », témoigne sa compagne, la danseuse et chorégraphe Élisabeth Schwartz, « tout était essentiellement bonté, bonté simple et vraie, et tendresse infinie ». Homme de lumières, décédé en début de semaine, Bernard Rémy laisse derrière lui des textes qui pensent la danse de façon inédite et singulière. Pour lui rendre hommage, nous publions trois de ces textes, introuvables sur Internet.
« La posture déroule le corps comme une carte rythmique aux multiples reliefs. »
« L'art assure ce déplacement des multiplicités où des brins de lumière se plantent dans l'azur de l'eau. »
Bernard Rémy
Et la lumière s’en est allée. « Bernard Rémy a quitté ce monde dans son sommeil ce lundi 8 septembre en fin de matinée », a annoncé sa compagne de vie, la danseuse et chorégraphe Élisabeth Schwartz : « Tout passe, le temps passe, les êtres…. Ainsi vient l’oubli. A celles et à ceux qui ont connu Bernard Rémy, attaché de presse à la feue Cinémathèque de la Danse, "pilier" de la Cinémathèque de la danse, le terme ne convient pas à Bernard tant ce terme peut être associé à la dureté de la pierre, alors que chez cet homme, tout était essentiellement bonté, bonté simple et vraie, et tendresse infinie. Certains ont lu ses textes, ont écouté ses exposés, conférences sur la danse, le cinéma, les arts. Son écriture raffinée car si sensible entremêlait poésie et philosophie, ayant soin dans ses questionnements (car tout est questionnement) de ne pas trahir une pensée, une pratique artistique, de rendre compte de leur complexité et de leur subtilité au plus près de la vie. »
A l’essentiel, tout est dit. Les premiers hommages déposés à l’annonce du décès de Bernard Rémy, 79 ans, témoignent de l’empreinte qu’il laisse chez celles et ceux qui l’ont connu. Ex-directrice de la danse à l’Opéra de Paris, Brigitte Lefèvre salue « une belle personne qui a œuvré avec ferveur », quand la chorégraphe Cécile Proust distingue « l’intelligence et la vivacité liées à la douceur ». « Bernard était un homme exceptionnel par l'alliage d'une grande culture, d'une rare sensibilité avec en plus une humilité confondante », écrit le cinéaste Dominique Delouche, et la chercheure en danse Mélanie Papin, aujourd’hui maître de conférences à l'Université de Bretagne Occidentale (UBO) à Brest, retient « son regard aiguisé et sensible » et sa « volonté de doter la danse d'une langue profonde et poétique ». Nuch Grenet, qui fut notamment interprète dans les compagnies de Dominique Bagouet, Angelin Preljocaj, Daniel Larrieu et Odile Duboc, se souvient d’une « très intéressante intervention [de Bernard Rémy] au sujet de la phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty ». Il y avait, en effet, quelque chose de merleau-pontyien, dans la pensée de la danse que déployait Bernard Rémy : centralité de la perception, primauté de l’incarnation, refus des dualismes, et exploration des structures de l’expérience vécue et pré-réflexive.
Pour ne pas oublier Bernard Rémy, restent ses textes, hélas épars, et introuvables sur la Toile. Il serait de bon ton que ceux-ci soient rassemblés et convenablement édités : c’est en projet, nous dit Élisabeth Schwartz. En attendant que cela puisse advenir, les humanités proposent un premier florilège, avec trois textes issus de publications qui racontent aussi une époque : "Art et bonheur ", paru en février 1984 dans le dernier numéro de la revue Empreintes. Écrits sur la danse (revue créée par Daniel Dobbels, dont la brève existence a marqué l’émergence de la danse contemporaine en France) ; "Lumières. Problèmes de physique communs à la danse moderne filmée et au cinéma" (dont nous ne publions qu’un extrait), paru en 1991 dans l’ouvrage Corps provisoires dirigé par Lorrina Niclas (alors directrice du Centre international de Bagnolet pour les œuvres chorégraphiques, Lorrina Niclas avait développé un projet éditorial exigeant, avec une collection "Arts chorégraphiques : l’auteur dans l’œuvre" aux éditions Armand Colin) ; et un texte sur Merce Cunningham publié en 1991 dans un programme de la Cinémathèque de la danse (créée en 1982 par Patrick Bensard, l’association-loi 1901 Cinémathèque de la danse a été liquidée en 2013 par le ministère de la Culture, son fonds a été rattaché au Centre national de la danse).
Cela parle d’une époque, car force est de constater, sans céder à la nostalgie à tout crin, que plus aucun de ces "pôles d’édition" n’existe aujourd’hui, et qu’ils n’ont pas vraiment été remplacés. Qui pourrait, aujourd’hui, accueillir la plume d’un Bernard Rémy ? Évidemment, dira-t-on dans la langue des temps d’aujourd’hui, en lisant les textes qui suivent, Bernard Rémy était parfois bien perché. Normal : il prenait de la hauteur, sans être hautain. En cheminant avec ses mots, à même la danse, on est sur une ligne de crête, avec des dénivellations, et puis, en sortant d’un sous-bois où l’on pouvait craindre de se perdre, on débouche dans d’insoupçonnées clairières où la pensée, d’un coup se fait lumineuse. Ce qui vaut pour les textes de Bernard Rémy vaut aussi pour d’intenses conversations dont je garde le souvenir (nous parlions de danse, mais aussi de politique, souvent les deux se mêlaient).

Bernard Rémy en 1995 à Paris, rue du Colisée, photographié par Nicolas Villodre
Lumière (ou au pluriel, lumières, et ses multiples déclinaisons/diffractions) est peut-être le mot qui revient le plus souvent dans les textes de Bernard Rémy. Non la lumière aveuglante aux découpes franches qui réduirait la danse au seul spectacle de son exposition, mais « la lumière comme substance naissant de l’intérieur des choses », dit-il ainsi à propos du film Red Shoes (lire ci-dessous). Bernard Rémy aura-t-il cherché dans la lumière-substance de la danse (mais aussi du cinéma, de la peinture, de la poésie) réponse à l’obscurité à laquelle il fut condamné dans ses plus jeunes années ? En 1973, effectuant son service militaire à Rochefort, affecté avec la fonction d'enseignant de lettres, au service de l'escadron de perfectionnement, il choisit de déserter. « Déserteur public », selon ses mots, ayant fondé en 1973 le "Groupe d’information sur l’armée", il entend dénoncer l’institution militaire et les esprits serviles (tout autant que les corps) qu’elle fabrique : « C'est en refusant d'obéir que je redevenais sujet de droit ; ce n'est pas la justice qui est indépendante de la caserne, ce sont la caserne et les personnes qui sont indépendantes de la justice. » Portant « l’ironie socratique dans le fer de la fonction militaire » comme l’écrivit le philosophe Jean-Pierre Faye (dans L’Homme des casernes, publié en 1975 par Maspéro, que l’on peut lire ICI), il conclut son procès devant le Tribunal permanent des forces armées (T.P.F.A.) de Bordeaux (où il fut défendu par Me de Felice et soutenu par des personnalités telles que Marguerite Duras, Claude Mauriac et Claude Bourdet) par ces mots : « Faisons un rêve. Imaginons, monsieur le président, que tout à l'heure nous quittions cette salle vous et moi bras dessus, bras dessous, pour poursuivre notre discussion. » Le président du Tribunal militaire ne l’entendit pas de ces mots : Bernard Rémy fut condamné le 9 juin 1975 à 18 mois de prison pour refus d’obéissance. Incarcéré à la prison de Metz, il en fut libéré le 31 mars 1976, sans être acquitté de tout. En vertu d’une disposition datant du régime de Vichy, la condamnation de sa désertion fut en effet assortie d’une déchéance de ses droits civiques, interdisant de facto la carrière d’enseignant à laquelle il pouvait prétendre.
Il participa alors, en 1977, au lancement de la revue Empreintes. Écrits sur la danse, fondée par Daniel Dobbels. Pour la Danse, la revue mensuelle qui allait accompagner l’essor de la danse en contemporaine dans les années 1980, n’était encore que le sous-titre d’un magazine intitulé Chaussons et petits rats. Laboratoire d’écriture et de pensée pour un art en train de germer (conscient, toutefois, des semis anciens qui en ont permis l’éclosion), Empreintes aura aussi été un cercle de rencontres. Jadis (doit-on dire aujourd’hui), la vie des revues était animée par des réunions, parfois décousues, où les uns et les autres apprenaient à se connaître. Bernard Rémy et Élisabeth Schwartz se sont rencontrés lors de l’une de ces réunions. Et c’est aussi dans ces "comités de rédaction" qu’est née une amitié entre Bernard Rémy et Patrick Bensard, qui allait créer quelque temps plus tard la Cinémathèque de la danse (avec Denise Luccioni). C’est tout naturellement, serait-on tenté de dire, que Bernard Rémy allait ensuite rejoindre, aux côtés de Patrick Bensard, de Nicolas Villodre et de l’administratrice, Anne-Marie Chaulet, la fine équipe de la Cinémathèque de la danse. Une aventure intellectuelle, plutôt joyeuse, qui fut aussi pour Bernard Rémy la possibilité d’un emploi. Cela pourrait sembler trivial, mais non : la précarité ne saurait faciliter la pensée et l’écriture.
Un souvenir, pour refermer le chapitre de cet hommage. Un jour (était-ce en 1998 ?), nous décidâmes avec Bernard, à l’issue d’une conversation en terrasse de café parisien, d’aller voir dans le mas cévenol sans eau ni électricité où il vivait, Théo Le Soualc’h, que j’avais invité dix ans plus tôt au festival Danse à Aix pour un hommage à Tatsumi Hijikata, fondateur du Butô. Je savais que Théo Lésoualc’h avait ramené du Japon de nombreuses photographies et quelques films (lire ICI et ICI), dont l’un sur des miko mai, femmes aveugles qui sont censées communiquer directement avec les dieux (kami). Nous avons passé tout l’après-midi chez Théo Lésoualch’, au Mas Brûlé, à parler du Japon et pas seulement. Le temps s’écoulait, sans hâte, dans la complicité des histoires et des sourires. Nous avons évidemment parlé du Butô et de Tatsumi Hijikata, que Théo Lésoualc’h avait connu et à qui il avait donné quelques cours de mime à Tokyo, au début des années 1960. La Cinémathèque de la danse avait reçu en dépôt la copie originale de Hosotan (réal. Keiya Ouchida, 1975), captation intégrale du dernier spectacle où Hijikata avait lui-même dansé, et sur lequel Bernard Rémy avait écrit : « Avec ce film, nous ne sommes pas loin de l’univers de Shakespeare où des gouttes d’eau de cosmos pénètrent les choses les plus humbles. Le corps humain se dépouille, mais ce dépouillement est une fièvre, une passion où il accède au milieu des fibres qui relient sur de longues amplitudes le vent, la montagne, le corps, les animaux, la nuit, remués de souffles errants. Ici la pauvreté tremble de richesse. »
Étrange parenté, mais Bernard Rémy avait l’art de tirer des fils entre des figures que tout semblait a priori opposer, cette « pauvreté [qui] tremble de richesse », qu’il percevait dans un solo de Hijikata, résonne avec ce qu’il écrivait de Buster Keaton (dans un numéro spécial d’Art Press consacré au burlesque, en 2003, mais aussi dans un livre resté inédit sur les mimes au cinéma), en qui il voyait le premier à avoir « mis fin discrètement à la liaison séculaire du rire et de l’humiliation […] En courant sur des lignes de monde qui traversent, relient les étendues les plus variées, en s’incorporant aux soulèvements de forces que représentent la tempête, l’ouragan […] Avec ce rire, le corps accroît sa puissance d’être affecté : le monde libère des perceptions nouvelles, se sachant accueilli par ce nouveau foyer de forces. »
Quitte à déserter (les uniformes, les conformismes et les évidences), Bernard Rémy n’a jamais cessé de penser, sourire en prime, que de nouveaux « foyers de forces », irrigués par des « perceptions nouvelles », pourraient venir danser un monde devenu plus hospitalier et généreux. Cette lumière qui tremble encore, quand bien même les temps s’obscurcissent...
Jean-Marc Adolphe
Les obsèques de Bernard Rémy auront lieu le samedi 20 septembre à 10 h, au cimetière du Père Lachaise, Paris 20e.

Merce Cunningham, Ellen Cornfield et Charles Moulton, Signals. Photo Jack Mitchell,1970
Merce Cunningham, dans l’Ouvert (*)
(août 1991, programme de la Cinémathèque de la danse)
Il existe un regard qui ne se fixe sur rien, qui ne flotte pas non plus. Il s’ouvre sur une part de réalité qu’il change en champ. Dans le regard arrive et se suspend une ligne d’horizon, mi-jour, mi-nuit, à partir de laquelle se soutient ce champ. Que voit-on quand on voit en même temps une rue, la ligne des immeubles, les gestes des passants, le ciel, le mouvement des nuages ? Cette vision cherche dans le monde une autre vision, la vision des rythmes de l’invisible : ce qui apparaît là sous nos yeux provient d’une ouverture perdue, errante, dans l’espace. À chaque instant s’éclaircit une émotion dans l’air. Une dimension inconnue se glisse dans les dimensions perçues. Rilke appelait cela l’Ouvert. Pour Cunningham, qui vit une expérience quotidienne proche, ce léger débordement ne trouve pas sa source d’un seul lieu. Murs, rues, corps s’ouvrent presque simultanément. De ces ouvertures naissent une profusion de lignes, et de directions, à des hauteurs différentes pour chaque nuée. Il faut donc inventer une rythmique, une musique dans le silence de ces lignes qui tiennent compte des changements d’échelle qu’elles offrent. Dès lors les danseurs se confrontent à une quasi-simultanéité. Les corps se plient selon les directions et les hauteurs des lignes qui, nées de la bouche des choses, les traversent. Cunningham inventa une rythmique des pliures : cou, poignet, genou, hanche se plie dans des directions différentes, à des vitesses décalées.
Si les relations entre les corps et les choses, peuplant une étendue, ne relèvent plus d’un ordre préexistant, qui les fixe comme des intervalles invariables, celles-ci s’engendrent à partir du mouvement dans un espace quelconque, indéterminé. Si la relation commence au milieu de corps et de choses déliés, ces apparitions multiples, sans liens préalables entre elles, ouvrent une part de fantaisie possible, à venir et incessante.
« L’espace occupé par une série de points sans lien avec les autres » nous pousse à inventer « un espace où tout peut se produire » (Merce Cunningham).
L’art relatif devient un art de relation.
Bernard Rémy
(* Le titre donné ici est de la rédaction des humanités)
Lumières.
Problèmes de physique communs à la danse moderne filmée et au cinéma.
(Extraits d'un texte paru dans Corps provisoires. Danse Cinéma Peinture Poésie, sous la direction de Lorrina Niclas, éditions Armand Colin, collection Arts chorégraphiques : l'auteur dans l’œuvre, 1992).
(…) Le cinéma et la danse moderne se situent dans les prolongements des subjectivités morales grecques en créant des subjectivités physiques.
De quelles proximités, de quel ordre de l'espace se détournèrent le cinéma et la danse moderne pour commencer ? À la fin du XIXe siècle, de nouvelles institutions sociales naissent ; l'usine, la prison, l'école, la caserne, l'asile représentent le parcours d'une même continuité physique, et se voient pourvus assez violemment d'un espace commun doté des mêmes coordonnées spatiales : un quadrillage des corps par l'entrecroisement de verticales et d'horizontales, la mise en place d'une chaîne de gestes dont appuis, leviers, constituent les points abstraits et organisateurs. Le monde de l'extraction, des leviers et des poulies, crée une physique sociale qui, si elle suggérait la vitesse (c'en était le fantôme), répandait en réalité une chaîne de pesanteur. A la fin du XIXe siècle la pesanteur est une procédure, un rythme régulier, Un poids abstrait traverse les gestes du travail, les gestes de l'échange marchand, les gestes amoureux : sans cesse la vie pèse, sans cesse il faut la soulever avec des leviers. Cela prend parfois la forme de l'insurrection où l'on espère un soulèvement définitif. Le plus souvent poids et contre-poids rythment une continuité monotone. L'appartement bourgeois que décrit Balzac, avec son air lourd, les gestes lents, l'accumulation des objets, provient d'une excroissance de l'usine. Les draps, les coussins pèsent d’une richesse qui les encercle de vide. En fin de série, dans Red Shoes, on retrouvera ce vide qui, naissant de la plénitude des choses, se mêlera à une densité de lumière rarement atteinte. Mais c'est une lumière perverse : les coussins, les tissus sont portés à leur maximum d’être et cependant rien ne résonne en eux. A ce vide, qui cerne d’un fil d’abîme les choses élevées à des densités individuelles, répond l’affolement d’êtres jeunes qui n’arrivent pas à trouver dans leur corps les gestes de leur choix. La danseuse évolue dans un milieu qui ne lui répond plus, un milieu finement désaccordé.

The Red Shoes, film de Michael Powell et Emeric Pressburger (1948)
Red Shoes filme un milieu en train de se désaffecter au moment où il semble exprimer ses plus hautes puissances. La solution de la danse classique au problème de la seconde croissance passe par l'exacerbation de la première, par des transes de travail où fièvre et froideur doivent s'équilibrer dans la mesure où il s'agit de susciter un corps ascensionnel dans la chair, grâce à une vitesse (Balanchine) qui force les coordonnées organiques tout en les respectant. Les corps, dès qu'ils s'animent d'un élan dans Red Shoes, ne rencontrent pas de second mouvement, ils se désaffectent tout de suite et les amants regardent ailleurs, à vide. Cela annonce d'autres films qui partiront de la désaffection, de la ballade, du champ flottant mais cette fois-ci pour composer un nouveau corps. Jack Cardiff, le chef opérateur de Red Shoes, qui a su si bien montrer la lumière comme substance naissant de l’intérieur des choses (mais à vide, chaque lumière se retournant vers soi) travailla avec John Ford. Il représente donc le passage d'un type d'image - où le corps trouve des réponses dans l'espace qu'il traverse, notamment avec John Ford - à un autre où la désaffection ne conduit plus à une impasse, comme dans Red Shoes (qui se clôt par un geste du XIXe siècle, un geste de théâtre, un geste fantôme auprès d'une morte, un geste auquel on ne croit plus), mais ouvre sur de nouvelles passions, les passions du dehors.
Red Shoes s'achève par un saut dans le vide. Starobinsky dans Portrait de l'artiste en saltimbanque nous décrit comment le monde des clowns, des écuyères, des danseuses, tenta, à la fin du XIXe, d'offrir un contre-poids définitif au quadrillage de la société par des verticales et des horizontales.
Le saut, le bond désigne un au-delà sans appui, sans levier. Nijinski se qualifie de clown de Dieu (il fut mieux que cela) et achève Le Spectre de la rose par un bond dans le cosmos. Dans le film Symphonie pour un homme seul l'on voit Maurice Béjart tenter de s'échapper par la verticalité, par des cordes, du haut desquelles la caméra nous montre une perspective écrasée : rien n'y fait. Courses, écartèlement ne "touchent" pas l'espace, la femme. La femme, dansée par Michèle Seigneuret, porte des mouvements plus différenciés : torsions, méandres de chair, avec ascendance, descendance sur son dos ; mais ces lignes de corps se recentrent très vite sur des gestes de mépris portés à l'homme. Ces courbures de chair, en allumant l'espace, impliqueraient en elles la supposée indifférence agressive de l'espace. Une autre évasion passa par le travestissement des femmes, des danseuses.
Pour Baudelaire, la parure, le maquillage sauvent de la crudité de la chair : « La Fanfarlo fut tour à tour féerique, folle, enjouée ; elle fut sublime dans son art, autant comédienne par les jambes que danseuse par les yeux... La danse c'est la poésie avec les bras et les jambes, c'est la matière, gracieuse et terrible, animée, embellie par le mouvement... » Ici, ce n'est pas le saut qui sauve de la pesanteur mais la vitesse des métaphores qui, glissant à fleur de derme grâce au travesti, doivent de protéger de l'apparition de la chair et montrer un miroitement d'images où se succèdent fleurs, oiseaux... Le monde industriel de la fin du XIXe siècle fonde son action sur une croyance à une inertie naturelle de la terre, de la chair. Dès lors, le mouvement, toujours second, venant de l'extérieur, doit pénétrer une immobilité première : il s'agit d'extraction, de mise en mouvement. Mais la fixité préexistante, à laquelle ce monde croit, ce monde l'impose par des coordonnées spatiales qu'il enfonce dans la terre, la ville et les corps. On enferme les gens pour les faire bouger selon un ordre des parcours et des gestes.

Valeska Gert, Kupplerin I (1925).
La danse contemporaine n'exclura pas le maquillage, la parure, mais elle les utilisera pour jouer avec la chair, s'enfoncer en elle, récusant que toute la mobilité passe dans le travestissement et que l'inertie gouverne la chair. Valeska Gert, qui trouva au plus près de certaines brutalités organiques, osseuses, des souffles plastiques, fut aussi celle qui inventa un maquillage moderne composé de taches de couleurs, comme plaquées sur la peau. « [...] Et je me fis un costume de soie orange. Il était serré à la taille, le pantalon drapé était très large parce que maman l'avait travaillé sur de la gaze, et se terminait par un nœud au-dessus du genou. J'avais un ruban bleu vif autour (les chevilles ; je n'aimais pas la mode des pieds nus. Je m'étais poudré le visage de blanc. J'avais l'air d'une affiche. C'était nouveau. » (Valeska Gert, Mon chemin, 1930).
Elle fut aussi celle qui tourna dans Juliette des esprits, le film de Fellini sur la parure féminine, manifestant une puissance de cri et de nudité qui peut s'allier au travestissement à condition que celui-ci ne recouvre pas les chairs mais rencontre en elles de nouvelles forces, de nouvelles gravitations. Valeska Gert est celle qui mailla le plus directement chair et travestissement ; pour elle, aux vitesses des changements d'apparence pouvait répondre la vitesse des étranges mouvements compris dans la chair.
Les verticales du bond, et les horizontales des métaphores, des imitations glissant sur la peau, sont des lignes qui reconduisent sans cesse au monde où un mouvement rencontre toujours un arrêt à partir duquel un autre recommence : le mouvement finit et recommence sur et d’une inertie. Une partie de la danse classique en fit un art, l'art des pauses : l'inertie devient un couronnement entre deux périodes. Cet art attira à lui trois ordres de coupures fixes réparties dans la société : la coupure entre le poids et la légèreté, la coupure entre l'ombre et la lumière, la coupure entre deux mouvements.
La danse moderne et le cinéma partiront de découvertes physiques communes : la diagonale pour passer entre les verticales et les horizontales des corps, les associations d'angles et de courbes, le décentrement de l'espace, la coupure mobile, la ligne hors de formes, la ligne relative, le monde des ondulations qui échappe au monde ordonné par des points de contact fixes entre un corps et un lieu.
Méliès désorganise tout ; Loïe Fuller invente le plan fixe qui use la verticale pour libérer, en surimpression d'elle-même, une lumière-substance qui annonce la conception de Robert Delaunay ; Isadora Duncan, proche en cela des légères déformations du corps classique d'Auguste Rodin, de ses étirements locaux sur un bras, un cou, découvre des plissements épidermiques où une lumière lointaine se tisse de chair.
Avec la danse moderne et le cinéma, l'art doit venir en premier dans la vie ; l'art est une physique qui propose d'accroître les perceptions. L'art construit des corps, des milieux, il agit directement sur la vie, il devient le recommencement de la vie d'où découlent les autres problèmes. Ce renversement est tout récent. « […] La verticale et l'horizontale perdent, dans le cadre de l'écran, beaucoup de leur autorité privilégiée. Ainsi, tout un temps, des opérateurs purent s'adonner à la mode de représenter monuments et personnages arbitrairement axés sur une oblique, inclinée tantôt à droite, tantôt à gauche, comme sur une terre désorientée par on ne savait quelle transe. » (Jean Epstein, Écrits sur le cinéma, t.II).
Avec la naissance de la danse moderne et du cinéma, non seulement le corps devient un problème artistique, mais l'art change de nature. Il ne se situe plus devant la vie, mais avant la vie formée, juste avant la tension interne dont parlaient les anciens stoïciens, juste avant ce qui devint une détermination (ce poids-ci, cette charpente de gestes qui constituent notre premier être) au cours de la première croissance (ce que Artaud appelle cruauté pour désigner non une fatalité mais un souci). La tension qui forme un corps, la tension qui s'y divise, n'épuise pas la vie : demeure, résiste, sous ces déterminations, une part d'indétermination qui attend une série illimitée d'incarnations. Avant les problèmes de santé, de sexualité, d'habitat, il y a des problèmes de perception, On ne revient pas à une origine pure de la vie mais à une possible bifurcation ; on remonte à travers les souffles mécaniques, les lumières de l'habitude, au plus près des origines, vers ce qui n'a pas encore eu lieu. L'origine devient seconde : un commencement dans l'excès, la part de vie laissée de côté par le processus de croissance ; dans l'indétermination soufflent en delta des commencements sans filiation. Après l'art de l'idéal, l'art du milieu stable, le cinéma, la danse moderne, inventent l'art informel. Il y a idéal quand on sépare, d'une manière équilibrée et une fois pour toutes, nuit et jour, transparence et opacité, poids et légèreté. Le cinéma et la danse moderne vivront ces réalités sur des lignes relatives entre elles et si le poids est relatif à la légèreté cela veut dire que leur fine ligne de distinction est une ligne temporelle qui ne cesse de fluctuer. Relatif : ce qui ne se loge jamais dans l'absolu d'un instant. Pensée relative et ligne de variation vont de pair. (…)
Bernard Rémy
(Les illustrations qui accompagnent ici ce texte ont été choisies par la rédaction des humanités)

Art et bonheur
(revue Empreintes n° 6, février 1984)
Comment peut-on vivre fini sur une substance infinie ; mortel dans l'élément de l'immortalité ?
Le problème de l'Ethique de Spinoza est d'autant plus intense d'incertitude avant de trouver un commencement, et partant précis dans sa confusion initiale, qu'il n'instaure pas séparation tranchée entre le limité et l'illimité. L'absolu n'est pas retiré, les existences ne sont pas en exil : ils sont l'un dans l'autre. Nous sommes mortels dans l'immortalité. Nous, et pas seulement nous, la fécondité de la création, baignons dans l'absolu infini.
Il y a une pensée du malheur de l'éloignement, certains artistes ont bâti sur la première perception de la proximité une autre pensée du malheur : la vie serait d'autant plus tragique qu'elle serait environnée du bonheur absolu, sans qu'il se donne absolument et définitivement ; nous n'aurions droit qu'à des parts fulgurantes et ceci sur une durée de vie limitée. Les plus grandes joies contreraient, toujours au même endroit, en nous, cette irréductible petite dépression qui saurait d'avance et sans cesse que cela n'a qu'un temps : la joie réveillerait ce fond de tristesse. Entre l'infini et le fini se tiendrait une fine frontière de néant, ligne d'autant plus tenace que discrète, telle la petite tache de sang auprès du corps étendu en toute plénitude du tableau de Manet, L 'homme mort. La joie rendrait sensible cette limite impossible, limite fuyante et cependant là, toujours revenante. Le lieu de la limite serait un lieu impossible puisqu'elle revient, de par la force du geste qui la franchit. En ce lieu de fine séparation la limite bat d'apparition et de disparition. Mais d'où vient la joie ? Si l'absolu est sa provenance elle indique que la limite a pu être franchie sans qu'elle se perde en son sillon de néant aux torsions. S'il y a un sens de l'infini vers le fini, y a-t-il un sens du fini vers l'infini ou du fini dans l'infini arrivé en dessous ?
Deux œuvres, le Café Muller de Pina Bausch et l'Homme assis dans le couloir de Marguerite Duras, représentent cette souffrance de la proximité inégale et mettent en plastique cette question : quelle est la physique propre à la métaphysique ?
La proximité de l'absolu est interne au livre de Marguerite Duras, celle de Pina Bausch n'offre sa sensibilité qu'en superposant deux œuvres, Barbe-Bleue et Café Muller ; le premier spectacle change un moment la nature de la limite pour retrouver celle qui sera mise en scène, sans changement, dans le second. Si la limite n'a pas la même figure, murale pour les deux chorégraphies, élargissements des immensités cheminant les unes vers les autres pour le récit, ces trois œuvres abordent une commune question contenue dans celle de la réaction ou de l'action physique face à ces figures : quel est le rôle de la simulation du geste du coup dans une œuvre d'art ? C'est une question d'abord douloureuse pour qui veut s'en approcher et y découvrir encore des nuances. On approche de zones difficiles où le questionnement ralentit l'émotion qui naît immédiatement d'une coagulation de pensées éparses : l'identification du coup à la vérité, le coup comme dynamique dans un processus métaphysique, coup sans organe, intensité qui ne s'inscrit sur rien.
Mais commençons par cheminer vers les variations des reliefs de la limite dans le récit, et sur la scène et vers les en-deçà qui ignorent la limite et les différents rôles du coup. Dans le mouvement de la parole de Marguerite Duras s'étire cette perception ouverte au fil de l'aveuglement de l'écriture : on n'est pas ce qu'on voit, l'immensité.
L'absolu est proche mais inatteignable. On peut tout voir mais cette vision ouvre sur l'impossible. L'œil n'est-il pas à lui-même sa propre vitre. N'y a-t-il pas un équilibre physique entre la limite tenace de légèreté de la luminosité arrêtée de l'œil, fine césure infranchissable de lumière, et la limite par condensation opaque du sexe : « je vois l'enclave du sexe (de la femme) entre les lèvres écartées et que tout le corps se fige autour de lui dans une brûlure qui augmente » (p. 12). « Il aurait porté, il porte un pantalon de toile bleue qu'il a ouvert et de laquelle elle ressort. Elle est d'une forme grossière et brutale de même que son cœur. De même que son cœur elle bat. Forme des premiers âges, indifférenciée des pierres, des lichens, immémoriale, plantée dans l'homme autour de quoi il se débat. Autour de quoi il est au bord des larmes et crie » (p.23).
La vie serait emprisonnée entre la légèreté de l'œil et les excroissances pleines ou vides du sexe. On dirait que la pensée a été blessée, qu'elle n'est plus que cette blessure, la blessure voit. Le noir du sexe délivre une trace qui blesse la pensée, qui voit l'immortalité immense à partir du corps de la mortalité. Ma mort, mais une mort devenue idéale, fantomatique, voit. Une mort détachée de la mortalité, comprise dans les brassages de la vie et de la mort, s'érige comme trait dans la blessure et impose une loi unique des distances, figeant trois irrégularités et leurs possibilités de composition plastique : la séparation, l'absolu et la vie et la mort dans un corps. On ne peut trouver de passage ni par le haut, ni par le bas : le trait, venu du fond noir, porte la blessure au rayonnement et en même temps cette luminosité est la diffusion d'une pierre étale invisible ; la jouissance est une expulsion qui échoue, le corps y gagne une excroissance qui contient encore la montée des flots de larmes de la nuit.
Ne reste-t-il que le coup, qui hors de toute considération psychologique, ouvrirait une entente entre deux corps fictifs, selon sa seule nécessité physique ? : la pression du pied vers le cœur, la répétition des gifles tenteraient de donner le passage, au-dehors, des forces fluides prises dans la masse. Le coup, avant toute chose, ferait partie d'un système formel dont il serait l'un des pivots : acteur formel de propulsion, il expulserait le silence de la nuit du corps vers les corps successifs de l'absolu : le fleuve, les nuages et d'autres au-delà.
Dans le corps s'agite une trace qui ne participe pas de lui mais des variations de l'immensité : cette trace ne peut respirer que dans les étoffes mouvantes des amplitudes du dehors. La vie se tord de la douleur de la disproportion. Ceci est une construction formelle qui se surajoute à une autre ; deux logiques de création sont entremêlées dans le texte de Marguerite Duras ainsi que dans les deux chorégraphies de Pina Bausch avec cette différence : le corps est la prison dans le récit, tandis qu'il est en proie à une intériorité marécageuse dans le spectacle (cf. "Les rythmes de l'attente". Empreintes n° 5).
Avec l'homme assis dans le couloir deux mouvements de constitution plastique s'articulent mais cette articulation est un saut sans nécessité. Il n'y a pas entre ces deux compositions de relation de forme à contenu : dans une forme se tient, empêchée, une autre forme.
Cette autre forme a trait à l'immensité non pas vue mais parcourue.
Il y a des gradations dans cette immensité traversée non par l'œil mais par la voix de la nuit. La découverte de l'impossibilité de l'immensité ne paralyse pas l'écoulement d'autres perceptions où l'on est moins accablé physiquement par l'impossible qu'on y chemine en l'air dans les lenteurs de ses glissements et de ses seuils imperceptibles.
L'être qui voit l'impossible n'est pas tout à fait le même que celui qui se meut sur les variations de luminosité des étales transparences. Sous la crudité de la perception pesante de l'impossible, qui maintient le corps au sol, s'ébruite une crevasse d'éboulis de traces de feu et de morceaux de nuit cheminant vers une nuit calme et silencieuse où volent les murmures de la voix. En-deçà de tout accablement, sous la vision, colonne disloquée du corps, souffle cette voix vers le dehors et ses émotions calmes. Des voix glissent à fond de feu dont la paix brûlante assure le passage du fleuve à la mer, de la mer aux brumes, des brumes aux nuages, des nuages au ciel vers d'autres lointaines immensités, celles qui devenues proches ne terrorisent pas et n'appellent pas les gestes du coup, qui simulé est moins un acte de terreur qu'une réaction à elle.
Ces immensités, d'élargissement en élargissement, ne sont sensibles que par le toucher à même l'amplitude et non par le regard. En s'écrivant le récit expose que si l'impossible est sa force d'attrait, il ne peut continuer dans les trouées du fond du manque, qu'en respirant dans les espaces de cet impossible. On n'est pas ce qu'on voit, mais l'accès sensible, non visuel à ce qu'on voit suppose un autre geste que celui déterminé par la première perception.
On voit en chutant dans l'aveuglement fluide. Ce qu'on voit avec l'œil isolé n'est pas ; le regard détaché de tout est une puissance insensible, une lumière de pierre recouverte, un élan non mobile.
Quand on chute sous l’œil à la lumière gelée on entre dans le monde des élans qui voient à même leur mouvement d'ombre : de multiples foyers de vision éclosent, fusent et s'emportent dans l'objet de la vision.

Citation de Henri Michaux placée en couverture de la revue Empreintes, n° 6, février 1984
L'élan de l'œil qui veut l'immensité suscite une double confusion : la vision d'ensemble, détachée des variations de l'immensité appelle cette uniformité autant qu'elle est créée par elle. Cet élan n'existe donc pas la première fois, il n'existe que dans l'acte qui le répète, l'imite, et cet acte toujours second, sans première fois, invente une immensité crue. Il se trompe sur sa limite en la posant devant elle alors qu'elle est en arrière d'elle : la multiplicité des élans virtuels du corps réagit à cette impulsion seconde en se solidifiant autour de sa racine. Une physique ici engendre une métaphysique qui renvoie à la physique initiale. L'élan retombe. Il y a une différence de nature entre la première fois de cet élan qui est en réalité une seconde fois et son enregistrement dans un système de représentation qui, réduit à lui-même, n'est pas tout à fait de l'art.
Les procédés formels du récit de Marguerite Duras et de la scénographie de Barbe-Bleue et de Café Muller ont en commun cette mémoire de ce qui n'a jamais lieu : l'élan second, l'élan brisé, l'élan qui peu à peu intériorise sa résistance et la replace à sa source.
Dans les deux spectacles de Pina Bausch des corps de femmes, d'hommes s'attirent, se repoussent, chutent, se projettent au mur selon une rythmique uniforme qui peu à peu inscrit dans la pensée une inversion des actions : la brisure de l'élan, de l'étreinte contiendrait la répétition de sa relance. La brisure née de la résistance s'impose comme image de source, d'un retour aux sources, et ceci sans fin. Cette mise en répétition de l'élan brisé précède la composition scénique et la fonde.
Les sauts quand ils sont chorégraphiés ne découvrent pas le mur, ce sont des sauts sans surprise. Le saut des danseurs n'est pas un moment de recherche : la connaissance du rejet du recommencement de l'élan précède sa mise en scène.
L'élan brisé répète ce qui a été vu : l'image sans corps et sans acte, l'image sans pensée d'une limite crue infranchissable. Mais si l'on superpose Barbe-Bleue et Café Muller apparaît une autre logique de création qui ne se mesure pas à la limite visuelle : cette autre œuvre demeure en partie virtuelle, en partie en devenir, hachurée par des éléments formels sur lesquels se précipitent et se coagulent des pensées arrêtées en raideur des dessous : un double réalisme ouvre en son sein un pathétique romantique. Ces deux œuvres semblent réalistes deux fois : en montrant les limites de l'existence contre les élans illusoires de l'art ou de l'amour bourgeois, en les proclamant infranchissables avec une assurance silencieuse.
"l'art consisterait, tout en sachant que la limite est infranchissable, à venir sans cesse se jeter sur elle."
Un versant de ces chorégraphies risque de ne pas seulement extraire la limite d'un milieu illusoire pour venir y mouvoir une composition sur elle, mais de la situer au milieu d'une scène enfermant les forces d'enfermement.
Bien souvent les danseurs s'élancent vers le mur. Élan après élan on devient plus sensible à la brisure qu'au mouvement vers l'obstacle. Le mur, la limite demeurent intacts. Intérieure à ce réalisme-là se murmure l'affirmation d'un romantisme : l'art consisterait, tout en sachant que la limite est infranchissable, à venir sans cesse se jeter sur elle.
On ne se jette pas sur les murs sans conséquence : à la longue la brisure de l'élan donne son dynamisme au mur. Le mur chauffe des brisures répétées, le mur prend la lumière de la jouissance. Celle-ci va commander les enchaînements chorégraphiques : le coup au corps de l'autre s'enchaîne sur l'élan brisé. Peut-on parler d'un art nihiliste, d'un art qui invente le nihilisme, qui invente la fin de toute liaison, attiré par le feu qui s'intensifierait de citer l'unique abîme de son flamboiement dernier. Pourquoi le désir du dernier geste, le désir du dernier mot a-t-il besoin d'un art ?
Barbe-Bleue et Café Muller pensent le rapport à la limite sur le mode de la projection. Si l'on demeure à ce niveau formel, alors qu'il y en a un autre, surtout dans Barbe-Bleue, subsiste une physique presque suicidaire et valorisante à la fois : le saut, le coup simulé n'ont pas pour force motrice le désir d'outrepasser la limite mais la volonté de la maintenir égale à elle-même là où s’ouvre en elle de possibles décompositions. Cet art n'est donc pas nihiliste, car dans le nihilisme on n'est plus sûr de rien, même si celui-ci ne contient pas toutes les possibilités du manque d'assurance s'éloignant peu à peu de sa dernière érection, retourné en recherche sans fond. L'Europe a connu deux guerres mondiales et il n'est pas facile de créer, allemande en Allemagne ; le réalisme dont on part n'est pas seulement celui de la grisaille des corps, c'est aussi celui du fascisme et de la mise en dynamique finale de toutes ces misères physiologiques. A force de situer en scène physiquement la limite, l'art y perd sa puissance de poussée à multiples méandres. La puissance de l'art s'entravant elle-même exacerbe la limite, la chauffe à blanc, la porte à s'irradier de jouissance. La limite devient ce corps sans organe qui répand autour de soi chaleur et exaltation mais pour nous emporter vers des abîmes de glaces. Rien ne demeure statique, surtout pas les forces statiques. On ne danse jamais longtemps au milieu des limites que l'on protège : la danse s'épuise à proportion de la montée en puissance du mur, du château, du café. Quand on pense à toutes ces mains aveugles qui de siècles en siècles, jetées dans l'obscurité, s'animaient des systèmes nerveux, musicaux parfois, de la matière, quand on pense à toutes ces rencontres avec des âmes corporelles errantes, on peut fraternellement demander : l'art a-t-il commencé en ce récit, en ces chorégraphies si on les perçoit à hauteur de leur première enveloppe formelle ? Au-delà des figures historiques du fascisme s'est répandue en Europe la pensée de la désolation. Un art conservateur consiste moins à décrire la réalité qu'à recueillir ses propagations fantomatiques quand ses formes concrètes ont disparu. Continue-t-elle en Europe une esthétique de l'accablement, de la déréliction ; un art de l'après-fascisme est-il advenu dans son éther ? On continuerait de vivre, de créer mais de vide en vide ; la répétition de chaque geste retirerait à chaque coup un peu de substance, on vivrait, créerait par effacements successifs. La petite perte deviendrait le seul plaisir. Des fantômes engendreraient des fantômes. Quelle est la pensée de l'apparition fantomatique de Pina Bausch au milieu des danseurs à la plénitude uniforme dans Café Muller ? Cette plénitude rend d'autant plus sensible ce qui serait la vérité : le devenir fantôme d'un corps. De Barbe-Bleue à Café Muller des carrefours ont été désertés ; de la plénitude souple des danseurs dans la première œuvre a été soustrait un noyau fissile ; dans la seconde cette soustraction systématique a-t-elle ouvert la place de l'apparition fantôme de Pina Bausch dans Café Muller ? Barbe-Bleue accomplit l'idée qu'il y a dans le corps une localisation essentielle perdue dans ses replis.

Henri Michaux, L'Arène (illustration accompagnant le texte de Bernard Rémy dans la revue Empreintes)
Il faut par un travail intensif traverser l'épaisseur de son propre corps pour réveiller en lui le noyau de lumière de neige où tout se retourne, où la scintillance condensée diffuse dans les fibres musculaires des fils de lumière, des fuseaux d'apesanteur enlacés à la pesanteur. Ce travail est un pas pour l'humanité.
Mais la représentation de la sexualité, du coup se surajoute au travail réel de forage vers un lieu de limpidité brûlante.
Le coup simulé sur scène représente la façon de travailler sur soi qui précède le spectacle. La réduction à un seul lieu des sources-accents de limpidité réparties sur un corps appelle cette représentation. Le centre est encore là dans Barbe-Bleue ; la métaphysique du centre enfoui au cœur de l'être ouvre la possibilité d'un dialogue de pensées en acte entre l'éclairagiste et la chorégraphe. Le noyau rayonne et les épaisseurs du corps se change en densité souple mais uniforme pour tous. Un seul centre diffuse une seule qualité de densité. C'est se vouer au déclin immédiat. Ce n'est pas ici la vie qui se désole, c'est la beauté réduite à une seule tonalité d'éclat. Le système formel qui met en scène l'irradiation du noyau, en même temps qu'il atteint au réel, la consume. La condensation unifiée, condense le dehors en puissance sacrificatrice. Ce système formel reconstruit une dialectique là où ce noyau pouvait ouvrir sur d'autres : revient la dialectique de l'interminable avec non pas l'union irrégulière des contraires, mais l'alternance d'asservissement et de maîtrise d'un contraire par rapport à l'autre.
Il y a une autre forme virtuelle dans Barbe-Bleue. Quand les corps dans Barbe-Bleue atteignent à une puissance de légèreté distributive ils se détournent de l'assujettissement de l'élan à la limite. Ce qui s'élance n'est plus un désir de dépassement mais un vol en cours d'accomplissement : la limite rencontrée se change immédiatement en surface aérienne. Le mur est touché d'air. Des danseurs sautent au mur et soudainement y demeurent suspendus. Le passage au noyau change la relation du corps à la limite : le corps cède sa gravitation, le mur cède un ciel.
S'il y a un noyau uniforme par danseur, la scène devient un corps sans organe à plusieurs noyaux où s'approche la possibilité de plusieurs qualités de légèreté de densité. En ces noyaux la gravitation se retourne. Sur un milieu d'étincelles fraîches et incandescentes la désolation se représente, mais elle n'envahit pas tout, citée en cette scène. On est proche des œuvres de Shakespeare où les déchirures de l'histoire sont repiquées dans un milieu sans racine, une autre déchirure devenue étale : un feu de l'air.
Les personnages sont des erreurs, ils peuvent disparaître.
La représentation vidée de sa substance peut être traînée vers les coulisses, demeure l'acte. C'est dans la mesure où les personnages disparaissent en fond de scène que la scène s'avance vers nous pour notre bien. La découverte de la distribution des accents de la fluidité sur tout le corps, non reconduits à un noyau central, ouvre sur une autre logique de création : on ne se retourne pas contre soi-même, seul ou avec l'aide de l'autre dans l'entente du coup représenté, on parcourt les lieux de passages de la constitution organique aux constitutions instables du fleuve des dessous.

Chacun appelle, chorégraphie de Jacques Patarozzi (1983)
Photo Pierre Fabris
Les chemins pour y arriver ont les détournements de l'errance qui interdisent toute évaluation prématurée. Et y arriver ne garantit de rien. Ainsi Jacques Patarozzi dans sa dernière chorégraphie Chacun appelle trouve cette qualité de danse qui n'est pas clarté exposée pour elle-même, mais aussi puissance d'exploration, sans que toutefois la sortie de la dialectique, proche de la rythmique de Pina Bausch, soit définitive. Deux mouvements de génération se chevauchent : l'attrait vers les rythmes de la douceur, et l'attrait, partagé avec Pina Bausch, vers l'extrême. Jacques Patarozzi a attendu longtemps avant que son travail soit reconnu. Il y a quelques années, à l'époque de la Main [première compagnie créée par Jacques Patarozzi, NdR], il y avait déjà des beautés et surtout une douceur multiple et sans contraires. Il est maintenant reçu mais avec ce qui est né de cette inattention préalable : une dureté presque fière au bord du retrait. Des voiles d'asphyxie se plaquent à la douceur.
Cela donne une danse encore trop appuyée sur l'alternance des contraires qui, si elle est proche du premier système formel de Pina Bausch, représente une chute de niveau de la gravitation : les gestes opposés se répètent sur une ligne d'air jusqu'au point où l'opposition se dissout en elle et ramifie à travers le corps de chacun le glissement d'un vol commun. Cette ligne contient en elle un point de retournement vers lequel l'alternance, de répétition en répétition, se dirige : ce qui soutenait l'opposition, fût-ce d'un fil, devient la force du mouvement et sa composition. Cependant l'alternance revient : la ligne elle-même f;st limitée par deux figures, l'initiale et la finale, qui s'opposent trait à trait. La ligne en absorbant sa dialectique interne ne se libère pas de la dialectique qui l'encadre à ses deux extrêmes. Un corps initial fait de la chorégraphie le médium du transfert de la fiction de l'extrême dans le corps d'un autre final.
L'homme assis sur une chaise au commencement de Chacun appelle n'est pas un observateur neutre : son point de vue engendre l'espace de valeur où l'autre homme se représente comme l'élanceur et le pivot du mouvement des femmes avant que celles-ci, au fond de la répétition du vertige, ne creusent une nouvelle source qui laisse l'homme désarticulé sur une autre chaise. La distance entre l'espace de déplacement des femmes et celui des hommes n'est pas telle que l'un serait la rampe de lancement vouée au sacrifice grimaçant. Se détourner des mensonges de l'homogénéité instituée ne consiste pas à en créer deux, celle de la déréliction et celle du vertige sensuel. Chaque limite au lieu d'être travaillée par la danse renvoie à l'autre. Entre la sensualité des femmes, le frôlement chair-air et la déréliction masculine manquent les transitions, remplacées par un besoin de démontrer. Ce remplacement ne se comprend pas dans le cœur du travail mais impose une médiation plaquée. Parfois du côté de la sensualité la limite cède et les hommes et les femmes entrent dans un espace de vol à ras de sol entretenant des relations qui ne sont plus régies par la loi des contraires et de la lutte des forces. Les nuages, parties du corps terrestre, reçoivent de ses tissus de douces ailes de feu.
Mais comment ce qui accède à un point de non-retour laisse-t-il revenir le retour ? Une certaine figure de l'enfance liée la peur assure la médiation malheureuse. Une autre limite intervient également en tant que médiation de la limite initiale à la limite finale. Le vertige, aimé pour lui-même, conforte ce à quoi il échappe ; il y a en lui silencieusement, possessivement l'inflexion d'un retour. On peut encore se rapprocher de cette impression d'émotion et d'absence alternées : le pathétique naît de la répétition de courses courtes, de chutes instantanées aussitôt qu'oubliées. Isabelle (Dubouloz) Bruno (Dizien) Jacques (Patarozzi), Maïté (Fossen) tentent de se dénuder de la répétition en l'accélérant : échevelé sans développement, panique brève. Un battement se tient entre l'élan, l'arrêt brusque et sa relance : là où un mouvement annonce un déploiement cela cesse net, lyrisme sec. Il faut que cela tourne court. C'est leur discrétion. Cet arrêt est-il émotif ou répétitif ?, libérateur ou uniforme ? L'arrêt réintroduit une sobriété. Ni couronnement, ni extase, d'une nature différente de ce qu'il interrompt, il en fait partie : c'est une interruption sans emphase. On ne peut plus l’appeler une limite car loin de faire obstacle à l'élan il participe au rythme.
Il signale dans le corps la distribution d'accents intrinsèques aux mouvements. Cependant une légère déception subsiste : l’accent exposé ne demeure identique à lui-même.
"La physique des fluides est l'espace de la métaphysique : transparence et obscurité, nuit et légèreté, feu et ténèbres s'allient"
L'accent ne varie pas sur sa propre ligne. L'interruption elle aussi appelle. Elle appelle sous une légère asphyxie pour diviser l'accent, en lui-même, à l'infini. La physique des fluides est l'espace de la métaphysique : transparence et obscurité, nuit et légèreté, feu et ténèbres s'allient. La douceur est l'espace brûlant où le dynamisme de ces alliages va d'accent en accent. Le feu n'éclaire rien, la nuit ne cache rien, ce sont de pures actions. La question qui arrive n'est plus celle de la limite et de son dépassement mais de l'accent sur des fluidités, de la précision sur la limpidité. Se laisser atteindre par l'extrême pousse à gagner en soi la réserve, puissance qui donne et distribue. La réserve c'est la source dyssimétrique, lieux d'alliage, de l'impulsion et de la souplesse, de l'élan et de sa répartition, de la densité et de la légèreté ils expriment la répartition de l'excès qui arrive à nous discrètement.
Il y a un bonheur, réservé et léger, de la forme animée d'une radiation de multitude de détails que la dialectique n'organise plus.
Tout un courant d'art traversant plusieurs moyens d'expression a été un peu délaissé : une constellation de créateurs, Debussy, Ravel, Proust, Rodin, Monet, Matisse, se situent dans la lumière de l'œuvre pleine et discrète. La désacralisation de la vie a entraîné celle de l'art. Mais beaucoup dépend de ce que l'on cède à ce qui reste. Il s'ensuit que l'on accordera ou non au merveilleux, accueilli par certaines formes artistiques, une force de vérité et non un pouvoir d'illusion. Gaston Bachelard en parlant de Manet exprime un des principes de cet art par le bonheur, du bonheur comme condition de la création, comme moyen de rassemblement des matériaux. Entre la révolte contre les instruments qui organisent la chiennerie de la vie et l'amitié philosophique envers des expressions qui ont été frappées par une autre chiennerie, cheminent de l'une à l'autre les arts du devenir : « Un jour Claude Monet a voulu que la cathédrale fût vraiment aérienne - aérienne dans sa substance, aérienne au cœur même de ses pierres. Et la cathédrale a pris à la brume bleuie toute la matière bleue que la brume elle-même avait prise au ciel bleu. Tout le tableau de Monet s'anime dans ce transfert...» (Gaston Bachelard, Le droit de Rêver). Mille nuances de lumière pépient dans la lumière. Vivre, créer consiste à replanter une différence élémentaire dans une autre. Si le monde est plein il est aussi subtil. Il y a un bonheur de la promenade à travers les substances de la vie sans que le malaise, la douleur, les torsions, en soient des épousailles définitives.
La diffusion de la joie en soi résonne avec la diversité du monde : la joie s'anime d'une qualité ductile pour les climats de l'existence. Y a-t-il des proportions montantes, descendantes, entre les variations de la joie et l'accès à telle couche de détails ? On n'habite pas le monde pour y trouver un équilibre au sein des éléments : l'air, l'eau, le feu, la terre appellent à regermer l'un dans l'autre.
L'art assure ce déplacement des multiplicités où des brins de lumière se plantent dans l'azur de l'eau : la rencontre de deux extériorités forment un corps. Revenir à l'élémentaire c'est aller au fond des formes, quitter le niveau où elle se perçoivent séparées et gagner le sol fluide : lumière, eau, feu, terre, rayonnent en rosaces qui se touchent au bord à bord, lieu des échanges par brumes et nuages.
Bernard Rémy
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