Bon anniversaire (100 ans), Madame Maïa Plissetskaïa
- Jean-Marc Adolphe

- il y a 3 jours
- 5 min de lecture

Maïa Plissetskaïa dans le rôle d'Odile dans le ballet Le Lac des cygnes, Théâtre national d'opéra et de ballet Boris Chaïkine
Figure absolue du Bolchoï et légende de la danse du XXᵉ siècle, Maïa Plissetskaïa demeure l’incarnation d’une grâce forgée dans l’adversité. Arrachée à ses parents durant les purges staliniennes, devenue étoile rebelle puis prima ballerina assoluta, elle a traversé régimes, interdictions et humiliations sans jamais renoncer à danser. Elle aurait eu 100 ans ce 20 novembre 2025.
MÉMOIRES DE DANSE Doit-on vivre avec des œillères, se laisser enfermer dans telle ou telle chapelle ? Ma "famille" était (elle l’est encore, un peu) celle de la danse dite "contemporaine". Je revois encore la condescendance un brin narquoise de certains membres de cette "famille" lorsque j’avouai, comme une maladie honteuse, ma passion pour le Butô japonais, plus encore pour le flamenco : je ne fus pas "excommunié" pour autant, tout juste considéra-t-on cela comme de bien curieuses lubies. Comment pouvait-on aimer à la fois Anne Teresa De Keersmaeker et Kazuo Ohno, Trisha Brown et Israel Galvan ? « Choisis ton camp, camarade ! » Le problème, c’est que, justement, je n’ai pas de camp. En tout cas, je ne campe pas sur des positions, même si des positions, comme tout un chacun, j’en ai. Ou alors, si j’ai un camp, disons que c’est celui de l’idiotie. Sur l’idiotie, l’un de mes maîtres, Julio Cortázar, n’était pas très clair. Il écrivit ainsi : « Les dictatures fomentent l'oppression, la servilité et la cruauté ; mais le plus abominable est qu'elles fomentent l'idiotie ». Mais il demandait aussi qu’un dessin d’enfant sur un mur « ne soit pas méprisé au nom des fresques de Giotto. L'idiotie ce doit être une espèce de présence et de renouvellement constant. »
C’est au nom de cette idiotie-là que, dans mes premières années parisiennes, ayant commencé à écrire sur la danse contemporaine, je rendais visite de temps à autre à Gilberte Cournand et à son chignon impeccablement mis, en sa "Librairie la Danse", rue de Beaune, dans le 7ème arrondissement. Elle me parlait notamment avec ferveur de Serge Lifar, pour moi, c’était un peu du charabia, mais j’étais curieux. Un jour, elle ouvrit un livre de photographies, édité dans quelque pays exotique (les États-Unis d’Amérique, je crois bien), s’arrêta devant une photographie en noir et blanc, et se mit à improviser un véritable poème d’amour.
Sur la photo, c’était Maïa Plissetskaïa (dans le Lac des cygnes, si je me souviens bien). Je n’ai jamais vu danser en vrai Maïa Plissetskaïa. Idiot que je suis, j’ai raté le spectacle donné à l’Espace Cardin, à Paris, en février 2006, pour ses 80 ans. Il reste heureusement des photos, et des films, dont celui-ci-dessous (La Mort du cygne,1905, chorégraphie de Michel Fokine, dansé par Maïa Plissetskaïa en 1975).
Née le 20 novembre 1925 à Moscou, dans une famille de l'intelligentsia juive, la « Diva de la danse » grandit à Barentsburg au Spitzberg (la plus grande île de l'archipel du Svalbard, en mer de Barents, au nord de la Norvège et à l'est du Groenland), où son père, Mikhaïl Plissetski, travaille comme ingénieur dans les mines d’une concession russe. En 1937, ce dernier est emprisonné, sous l'inculpation d'« ennemi du peuple », lors des Grandes Purges Staliniennes, puis exécuté l'année suivante. Sa mère, née Rachel Messerer, d’origine lituanienne, également de confession juive, actrice de cinéma muet, est emprisonnée, au motif qu'elle est l'épouse d'un « ennemi du peuple ». Elle sera déportée au Kazakhstan dans un camp de travail du Goulag de 1938 à 1941. Maïa Plissetskaïa, privée de ses parents à l'âge de 13 ans, est confiée aux soins de sa tante maternelle, la ballerine Soulamith Messerer, après que celle-ci se fut battue pour que sa nièce ne soit pas placée dans un orphelinat…
En 1934, la petite Maïa est admise à l'école de danse du Théâtre Bolchoï. Dès 1936, âgée de dix ans, elle fait sa première apparition sur la scène du Bolchoï dans La Belle au bois dormant. Elle écrira plus tard dans ses mémoires : « L'art m'a sauvée. Je me suis concentrée sur la danse et je voulais que mes parents soient fiers de moi ». Devenue en 1962, à 37 ans, prima ballerina assoluta du Bolchoï, Maïa Plissetskaïa y défendra, par la suite, contre vents et marées, certains chorégraphes modernes, dont elle a elle-même dansé les nouveaux ballets. C'est grâce à elle que la Russie a pu découvrir l'art d'un Roland Petit ou d'un Maurice Béjart qui disait d'elle qu'elle était la « dernière légende vivante de la danse ».
Exhibée comme « médaille » du régime stalinien, il lui est toutefois interdit de sortir d’Union soviétique, jusqu’en 1959, sur « dérogation » de Nikita Khrouchtchev. Un jour, elle danse devant Staline. « J'avais peur. J'étais morte de trac et le parquet était une véritable patinoire. Je scrutais sans cesse le public, cherchant qui était responsable du malheur de ma famille », écrit-elle dans ses Mémoires (Moi, Maïa Plissetskaïa, Gallimard, 1995). Qualifiée de « rebelle », elle parvient toutefois à tenir tête aux multiples affronts (filatures du KGB, véto sur ses projets artistiques, incursions dans sa vie privée, surveillance de ses relations à l'étranger, vexations multiples, etc.) de la classe politique dirigeante de l'époque :
« Je suis née à Moscou. Au royaume de Staline. Puis j'ai vécu sous Kroutchev, Brejnev, Andropov,
Tchernenko, Gorbatchev, Eltsine... Et j'aurai beau faire, jamais je ne renaîtrai une seconde fois.
Vivons notre vie... Et je l'ai vécue. Je n'oublie pas ceux qui ont été bons pour moi.
Ni ceux qui sont morts, broyés par l'absurde. J'ai vécu pour la danse.
Je n'ai jamais rien su faire d'autre. Merci à cette nature grâce à laquelle j'ai tenu bon,
je ne me suis pas laissé briser, je n'ai pas capitulé. »
En 1990, à 65 ans, elle donne sa démission du Bolchoï. Cinq ans plus tard, Maurice Béjart crée, pour elle, le ballet Ave Maïa qu'elle dansera pour son 70e anniversaire. A Madrid, elle prend la direction du ballet national et épouse… la nationalité espagnole. Le 2 mai 2015, à Munich, alors que la célébration de ses 90 ans était déjà en cours au Bolchoï, un infarctus du myocarde met fin à son existence. Elle ne sera donc pas là pour célébrer ses 100 ans, ce 20 novembre 2025.
Ce qu’on retient d’elle ? L’inégalable fluidité dont elle a su parer la rigueur de la danse classique. Une respiration du mouvement. L’expression « port de bras », familière en danse classique, "cadrée" par plusieurs positions standards, ne convient pas vraiment à Maïa Plissetskaïa. Ses bras ne tenaient pas de "positions", ils voyageaient dans l’air.
Jean-Marc Adolphe
DONS DÉFISCALISABLES JUSQU'AU 31/12/2025 Rappel. Nous avons fait le choix d'un site entièrement gratuit, sans publicité, qui ne dépend que de l'engagement de nos lecteurs. Dons ou abonnements ICI
Et pour recevoir notre infolettre : https://www.leshumanites-media.com/info-lettre





.png)



Commentaires