Odile Cougoule, visage de la danse
- Jean-Marc Adolphe

- 28 oct.
- 14 min de lecture
Dernière mise à jour : 1 nov.

Danseuse, pédagogue, critique, passeuse inlassable : Odile Cougoule aura traversé la danse contemporaine sans jamais chercher la lumière, mais en l’offrant aux autres. Disparue dans son sommeil à 75 ans, celle qui avait fait de la transmission un art de vivre laisse derrière elle un sillage de mouvements, de mots et de mémoire.
Elle était là, et du jour au lendemain, elle n’est plus là. C’est ainsi que parfois la mort survient, sans crier gare. Dans la nuit du 23 au 24 octobre, Odile Cougoule dormait. Elle ne s’est jamais réveillée. Partie dans son sommeil, comme on dit. Une « belle mort », comme on dit encore. Mais la mort peut-elle être « belle » ? Née en 1950, Odile Cougoule avait 75 ans. Encore jeune, non ? De toute façon, elle ne faisait pas son âge, avait encore bien des projets dans sa besace. « Elle revenait d’un festival de danse en Tunisie sur lequel elle devait écrire. Elle travaillait sur un de ses solo qu’elle devait faire danser la semaine prochaine. Elle se réjouissait de fêter prochainement la fin du tournage du film pour lequel elle avait fait de la figuration cet été. Bien sûr son agenda était déjà rempli des cours de danse qu’elle devait prendre et des futures expositions et spectacles qu’elle avait prévu d’aller voir », témoigne sa fille, Marie Gautier (1).
« Je suis affligé ! Je l’ai vu il y a 10 jours et elle avait l’air d’aller très bien… » A l’instar du compositeur et créateur sonore Christophe Zurfluh, beaucoup ont été surpris par la brusque disparition d’Odile Cougoule. « Le 8 octobre dernier, nous étions ensemble à la Médina de Tunis, pour discuter un projet de danse... Un projet de travail d'échange artistique, après un long échange entre nous », écrit Tawfik Guessoumi, directeur du Centre d'art dramatiques et scéniques de Kasserine, en Tunisie. « On devait se revoir fin 2026 pour deux conférences », dit encore Patricia Cottavoz, présidente du festival Les Grandes Heures de Cluny.
Mais au fait, qui était-elle ? « Odile Cougoule… visage de la danse », écrit simplement la chorégraphe Jackie Taffanel, qui a partagé avec elle l’enseignement de Karin Waehner (voir plus loin). Certes pas LE visage de la danse à elle toute seule, mais un visage oui, ou autrement dit une figure, l’une de celles, plus ou moins discrètes, en tout cas tenues à l’écart de la notoriété, qui ont contribué, tout au long des années 1989, 1990 et au-delà, à patiemment tracer le sillon de la danse contemporaine en France. Il faudra un jour faire galerie de portraits de ces passeuses et passeurs, pas toujours chorégraphes ou danseurs, souvent méconnus ou vite oubliés, qui ont façonné le paysage en mouvement de ce qu’on appelait au début, la nouvelle danse française.
Odile Cougoule ? « La danse était sa passion », écrit sa fille, Marie Gautier. « Elle y a consacré toute sa vie. Elle doutait parfois d’avoir suffisamment contribué à ce milieu. Les messages qui émergent aujourd’hui montrent qu’elle a touché bien plus de monde qu’elle ne le pensait. »
La danse, une forme d’émancipation
Bourges, années 1970. Même si André Malraux, alors ministre des Affaires culturelles, y a inauguré en octobre 1963 la Maison de la Culture, édifiée dans le style Art déco (bâtiment signé Marcel Pinon) sur les restes de l’ancienne salle des fêtes municipale, vestige du Front populaire ; la préfecture du Cher reste encore une belle endormie. En décembre 2023, lorsque la ville est désignée capitale européenne de la Culture 2028, Odile Cougoule notait non sans malice : « Quand j'ai quitté Bourges, ma ville de naissance, à 18 ans, je ne lui pressentais pas un avenir aussi brillant ! »
Odile Cougoule a eu la chance d’avoir des parents compréhensifs qui lui accordèrent son émancipation, avant sa majorité (2). On était alors en 1968, année où, comme on sait, il s’est passé des choses. Et l’émancipation, on l’a quelque peu oublié, fut l’un des maîtres-mots qui a accompagné l’émergence de la danse contemporaine dans les années 1970.
Galerie photos. A gauche : Solo de Karin Waehner. Commentaire d'Odile Cougoule : "la fougue !".
A droite : Karin Waehner dans un cours à la Schola Cantorum, en 1996.
A Paris, Odile Cougoule trouve artistiquement refuge à la Schola Cantorum. Cette école supérieure de musique fondée en 1894, installée dès 1900 dans un ancien couvent de bénédictins anglais, au 269 rue Saint-Jacques, avait ouvert dès 1960 le premier département en France dédié à la danse moderne et contemporaine, confiant cet enseignement, basé sur la créativité, la technique et l’improvisation, à Karin Waehner, héritière et disciple de Mary Wigman (3). Si elle a, à partir de 1976, suivi de nombreux stages avec Mirjam Berns, Andy Degroat, Douglas Dun et Lucinda Childs, qu’elle a obtenu une bourse de l'école Merce Cunningham pour y étudier en 1978/1979, et que dix ans plus tard, elle partit à Delhi, en Inde (de novembre 1987 à mai 1988) pour travailler les danses Chau, Odile Cougoule n’a jamais renié l’héritage de Karin Waehner, bien au contraire. « Karin Waehner m'a formée, puis j'ai été son assistante, puis nous avons écrit ensemble Outillage chorégraphique (4) », écrivait-elle en décembre 2017. Elle lui avait rendu hommage à son décès, dans un texte pour France Culture (lire ci-dessous).
L’exposition "La danse, une histoire de transmission", au printemps 2025 à la Galerie associative Le Fil Rouge.
Avec Jerome Andrews et Jacqueline Robinson, Karin Waehner était encore au cœur de l’exposition "La danse, une histoire de transmission", conçue avec Philippe Forestier, présentée au printemps dernier (du 29 avril au 10 mai 2025) à la Galerie associative Le Fil Rouge, au 4 rue Wurtz dans le 13ᵉ arrondissement de Paris. « Parler de transmission en danse c’est s’intéresser aux empreintes laissées dans les corps et à leur devenir », disait alors Odile Cougoule.
Karin Waehner, un art de vivre
Extrait d'un texte d'Odile Cougoule écrit en 1999 pour France Culture, à l’occasion du décès de Karin Waehner.
Danseuse, chorégraphe, pédagogue, Karin Waehner (1926-1999) fut les trois, entrecroisant tout au long de sa vie ces diverses approches d’un même objet : la danse. Parfois il lui a été reproché d’avoir sacrifié beaucoup de temps à la pédagogie au détriment de la création, peut-être, mais son désir était celui-là : partager, faire découvrir, accompagner les uns et les autres sur le chemin de la danse. Amateurs, professionnels, jeunes et moins jeunes, tous trouvaient auprès d’elle la force, l’énergie et le courage nécessaires à l’apprentissage d’un art, et découvraient la confiance en soi indispensable à l’épanouissement de l’homme ou de l’artiste. Son engagement auprès d’eux était sans failles et sa passion pour le mouvement sans cesse revivifiée. Chaque occasion de transmettre la ravissait comme si, tout mouvement (même connu) recelait en lui un mystère à découvrir ou une saveur inédite à saisir.
Par conviction, elle travaillait sur l’être, et non sur le paraître, accordant toute sa vigilance à faire découvrir l’essentiel. Elle abordait le corps dans sa globalité cherchant à réveiller les sensations, développer les sens, les yeux, la peau, l’odorat, l’écoute, à vivifier les émotions avec l’ambition de faire s’exprimer un corps conscient, capable d’être « centré tout en restant ouvert vers l’extérieur ». À la recherche du ressenti, elle n’hésitait pas à exhorter « laissez la tête un peu de côté » luttant contre une intellectualisation excessive souvent présente en période d’apprentissage. S’approprier le mouvement, apprendre à le savourer, déguster l’instant, son enseignement atteignait un art de vivre.
Odile Cougoule

Odile Cougoule dans les années 1980. Photo Jean-Luc Dugied
A 26 ans, en 1976, Odile Cougoule avait obtenu le Premier prix (catégorie amateurs) du Concours de Bagnolet (fondé et alors dirigé par Jaque Chaurand). Elle n’a cependant pas connu la même carrière chorégraphique que deux artistes également primés cette même année, mais dans la catégorie Professionnels : Dominique Bagouet et Jean-Claude Gallotta. Et la compagnie qu’elle a créée dans les années 1980, l’Atelier Saint-Martin, n’a quasiment jamais été invitée dans les "grands théâtres" ou festivals (5) qui ont forgé la réputation de certains. Contrairement à d’autres (que j’éviterai de nommer), il semble qu’elle n’en ait jamais ressenti rancune ou aigreur. Comme elle l’écrivait dans un dossier de demande de subvention, elle a « choisi le nomadisme, sachant remettre en question ses modes d’actions et de production ».

Odile Cougoule, assise au fond à gauche, lors de la création du solo L'Ombre de soi, dansé par Chloé Sénéjoux,
en juin 2024 au Centre Victoire Tinayre, Paris13e. Photo Nicolas Villodre
De solos en duos, elle a continué à créer dans des lieux plus ou moins confidentiels. En 2005, elle s’était engagée dans une suite de solos pour 4 danseuses, Solos – Vies, réalisés à partir de personnage de femmes du 20ème siècle : Phoolan Devi, Arlette Laguiller, Janis Joplin, Karen Blixen…
« Odile avait une soif de la danse, un désir de partager la danse avec les autres, elle multipliait les formes pour entrer dans la danse, chorégraphie, écriture, articles, expositions… », témoigne le danseur et chorégraphe bordelais Jean Masse, lui aussi ancien élève de Karin Waehner. Un temps inspectrice de la création et des enseignements artistiques à la Délégation à la danse du ministère de la Culture (entre 2007 et 2015), Odile Cougoule a aussi accompagné les débuts du dispositif « Danse à l’école » impulsé par Marcelle Bonjour (Danse au cœur), a été chargée de développement au Centre Chorégraphique National du Havre Haute - Normandie, de 1994 à 1996, sous la direction de François Raffinot, où elle a notamment réalisé un projet pédagogique et chorégraphique, Les forêts vierges, avec et pour les habitants de l’agglomération du Havre.
Au début des années 1990, Odile Cougoule a en outre eu un rôle de chorégraphe auprès du Ballet National Tunisien. Elle y a notamment créé le spectacle Histoires d'elles en 1991, interprété par des danseurs du Ballet national tunisien, dont Imed Jemâa et Lotfi Abdelli, figures importantes de la danse contemporaine tunisienne. Toujours en Tunisie, en 2014, elle avait réalisé en collaboration avec l’association Danseurs Citoyens une performance de rue, Pour ne pas oublier, et un spectacle avec de jeunes hip hoppeurs, Made by streat, au centre culturel universitaire de Tunis (vidéo ci-dessous).
Made by street, Tunis, 2014. Encadrement : Malek Sebai et Bahri Ben Yahmed, mise en scène : Odile Cougoule, Musique : Thomas Durand.
Co-autrice de Enseigner la danse jazz et de Pratiquer et enseigner la danse Hip hop (Cahiers de la pédagogie CND), Odile Cougoule s’était aussi intéressée… aux danses traditionnelles du Poitou, comme le confie (sur Facebook) le restaurateur Jean-Pierre Baraton Salque. On en oublie certainement, et on ne prétend d’ailleurs pas à l’exhaustivité. Mais on ne saurait passer sous silence l‘activité critique d’Odile Cougoule. Diplômée de l’Ecole Supérieure de Journalisme, avant d’écrire jusqu’à tout récemment pour le site cult.news, elle a notamment collaboré, à partir de la mi-1986, à l’essentielle revue Pour la Danse, créée et dirigée par Annie Bozzini, qui a notoirement accompagné l’essor de la danse contemporaine en France.
On a retrouvé les premiers articles d’Odile Cougoule dans Pour la Danse, et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils témoignent d’un esprit d’ouverture peu répandu à l’époque (dans la danse contemporaine). Dans le numéro de juillet-août 1988, elle écrit ainsi sur un "Concours international de jazz dance" (à Montreuil) et sur un "Festival Pacifique" qui a réuni (à la Maison des Cultures du Monde) des danses venues de Tonga, des Philippines et de Papouasie-Nouvelle Guinée. Dans le numéro d’octobre 1988, elle écrit sur "L’Été girondin" (à Lacanau), dédié aux « cultures métissées », où elle distingue une création d’Elsa Wolliaston, Solitude d’être : « L’immobilité obsédante d’Elsa nous entraîne dans son intimité, nous rend témoins des brisures et des cassures provoquées par la déchirure. Injustice peut-être, évidence de solitude sûrement, détresse et force à la fois. Elsa est là, face à elle-même, troublante pour chacun ».
Pour clore cet hommage sans œillères, nous reproduisons, avec l’aimable autorisation de Nicolas Villodre, chroniqueur pour les humanités et co-directeur éditorial de l’ouvrage Cinédanse récemment paru aux éditions Scala (lire ICI), les deux derniers textes d’Odile Cougoule, écrits pour cet ouvrage.
Jean-Marc Adolphe
NOTES
(1). La citation de Marie Gautier, et la plupart de celles qui suivent dans cet article, proviennent de témoignages laissés sur Facebook après le décès d’Odile Cougoule.
(2). Sous le règne de Giscard d’Estaing, en 1974, la majorité légale était passée de 21 à 18 ans. En-dessous de cet âge, un mineur pouvait légalement être émancipé, à partir de 16 ans révolus, lui permettant d’être juridiquement assimilé à un majeur pour certains actes civils (signature de contrats, gestion de ses biens, etc.), mais il ne pouvait pas directement demander lui-même au juge son émancipation : la demande devait être formulée par ses parents ou par le conseil de famille. Ces dispositions sont toujours en vigueur aujourd’hui.
(3). Parmi les chorégraphes contemporains qui ont bénéficié de l’enseignement de Karin Waehner à la Schola Cantorum, outre Odile Cougoule et Jacke Taffanel, on peut citer Angelin Preljocaj, Kilina Cremona, Jean Pomarès, Pierre Doussaint, Jean-Christophe Bleton…
(4). L’ouvrage Outillage chorégraphique – Manuel de composition, publié en 1996 (éditions Vigot), qui propose une approche méthodique de la création et de la composition chorégraphique, met l’accent sur la liberté d’expression corporelle, l’improvisation, la construction du geste, et offre des outils pratiques pour explorer la dynamique du groupe et l’individualité dans la danse.
(5). Exception faite, toutefois, du festival Danse à Aix, des "Journées des jeunes créateurs" au Centre Pompidou, ou encore les Rendez-vous chorégraphiques de Sceaux.
Odile Cougoule, deux textes pour l'ouvrage Cinédanse
Tango Mio, de Jana Boková (1985)
Tango mio n’est pas tant un film documentaire sur le tango qu’un film sur l’atmosphère tango qui règne à Buenos Aires. De fait, la ville et ses arcanes sont au centre de la proposition filmique que nous fait la réalisatrice Jana Boková. Des images de rues, de ponts, de voitures, de bâtiments délabrés nous disent ces quartiers populaires où le tango, rejeté de la société établie, a pris forme et s’est épanoui. Particulièrement le quartier du port, La Boca, aujourd’hui célèbre pour ses milongas, qui a su accueillir cette expression artistique de la marginalité dans ses cours d’immeubles et ses bars et plus tard dans des lieux que l’on pourrait qualifier de mal famés. Dans ce contexte, le film montre le tango, synthèse entre danse, musique et poésie, à travers le réalisme de certaines scènes comme le repas, organisé dehors entre voisins et amis, où danse et chant sont de la fête, des images d’archives qui nous ramènent aux soirées tango des années 1930 et des reconstructions de situations témoignant de la liberté des hommes et femmes des faubourgs.
Deux personnages, une chanteuse populaire et un jeune homme à la recherche d’un bandonéoniste créent un fil conducteur sans pour autant construire un narratif de type fiction. La chanteuse aux multiples noms Négrita, Juanita ou Suzanna, suivant le lieu et l’usage, s’adresse au peuple à travers le poète Discépolo (1901-1951), dont la désespérance qui parcourt ses écrits donne au tango la couleur de la tristesse, ou Manzi (1905-1951), rénovateur du genre, ou encore Cadicamo (1900-1999) dont Gardel chantera de nombreux textes. Le jeune homme, engagé sur les traces d’Eduardo Arolas, surnommé le tigre du bandonéon, joue les détectives. On la découvre chez elle faisant le ménage en chantant allègrement, on le surprend chez lui accumulant les sources pouvant le guider dans sa recherche. La forte nature de l’une et la discrétion de l’autre donnent une saveur particulière à cette ballade à travers le temps et l’espace.
Images du film Tango mio de Jana Boková (1985).
Les images de danse parcourent le film. Le tango, danse de couple « fermée », au même titre que la valse, fait la part belle au travail de jambes et à la relation à la musique. Son originalité vient de la figure posée au cœur de la danse qui se déve- loppe et s’enrichit au cours de la pratique même. Les gros plans la mettent en lumière et révèlent la subtilité des pas. La diversification du rythme – suspension, arrêt, reprise – par l’un ou l’autre des partenaires donne une liberté d’exécution au couple, chacun ayant un rôle à tenir dans une complémentarité essentielle à la danse. Les images sont là pour nous transmettre la sensualité qui se dégage de ce jeu, sensualité que l’on accole souvent à l’art du tango.
On danse partout même sur les trottoirs ! Un plan très émouvant nous montre des couples d’hommes dansant devant un café à l’angle d’une rue. Dans cette société d’immigration, il est indispensable pour les hommes d’apprendre le tango pour se préparer à aborder des danseuses souvent excellentes, mais qui méprisent les débutants. Dans les clubs ou les cafés dansant la séduction ne sert à rien, là où le partenaire est là pour danser. Les moues explicites des femmes assises en bord de piste à scruter, provoquer ou attendre nous font sourire lorsqu’elles évoquent qu’ici on ne choisit pas une femme, mais une danseuse, de même qu’on ne choisit pas un homme, mais un danseur.
Odile Cougoule
Rize, de David LaChapelle (2005)
En ouverture du film, des références à l’Amérique secouée par les émeutes raciales et les révoltes des Afro- Américains de la côte ouest apparaissent sur l’écran. 1965, des images en noir et blanc d’immeubles incendiés, 1992, les images sont passées à la couleur, mais les mêmes flammes et les mêmes drames, 2002, un groupe de jeunes danse en mimant des coups portés à l’un d’eux. Rize, le documentaire de David LaChapelle, tourné en 2005 dans le ghetto à l’est de Los Angeles, nous plonge d’emblée dans ce monde où la population vit au rythme de la violence, du trafic et de la désespérance.
Cet univers où les gangs font la loi est, depuis 1995, le lieu de l’émergence de nouvelles danses, de celles qui permettent au corps d’évacuer les tensions et les angoisses, mais qui savent aussi procurer du plaisir. Pour appréhender ce phénomène, le réalisateur, immergé dans South central quartier de Los Angeles, « à éviter », observe et filme dès 2002 un groupe de jeunes inventifs et volontaires. L’élément fédérateur de leur bande est Tommy le clown, ancien dealer repenti que l’on suit dans sa démarche de réconciliation des jeunes avec l’espoir. Perruque arc-en-ciel sur la tête et visage blanchi, bon danseur de hip hop, il associe danse et jeu scénique dans un désir de fête et laisse s’exprimer chez les jeunes la colère qui les habite. Leur danse est rapide, le corps ancré dans le sol, les bras déployant des mouvements de combat exécutés dans un principe d’impact. Une forme de danse guerrière s’élabore à travers ces jeunes corps dans la dérision et l’esprit communautaire: son nom, le clowning, l’ancêtre du krump. Des groupes, à l’image des crew du hip hop, se forment, proposant des animations clowning pour les anniversaires et les fêtes familiales du quartier. On assiste ainsi à la construction d’un « milieu professionnel » avec session d’entraînement, battle pour les filles comme pour les garçons, rivalité des groupes et Battle Zone équivalent du Just Debout français... Les embûches en plus.
David LaChapelle, grâce à la proximité qu’il a su créer, saisit parfaitement le désir de faire qui s’installe dans cette communauté autant que les talents en devenir. Dragon, un des protagonistes, revendique que le désespoir qui les a conduits à choisir l’art n’est pas une mode, mais un mode de vie. Lutter contre la peur du « tirer ou être tué(e) », explicitement énoncé, donne de la force à ces jeunes, filles et garçons. Le film les montre dans leurs entraînements et les compétitions tout en y mêlant des récits de vies. On les retrouve chez eux, dans un garage ou dehors, partout où il est possible de danser, car danser est primordial, inventer et créer son propre style encore plus. De nombreux plans illustrent parfaitement la frénésie qui s’est emparée de la jeunesse du ghetto. Tout est possible pour s’exprimer à travers la danse, les filles s’essayent même au strippin’, danse sensuelle et suggestive parodiant les attitudes du streap-tease. Les images de danse sont signifiantes. David LaChapelle, reconnu comme artiste visuel, photographe de stars américaines telles Britney Spears ou Lady Gaga, aime les corps et saisit avec habileté les mouvements et les intentions qui animent les danseurs.
La danse évolue sur la durée du film, se complexifie. Les gestes changent de nature et l’aspect tribal se profile : ondulations à partir du bassin, pliés plus profonds, engagement du buste en sont les signes. En écho au constat fait par Dragon, « cette danse nous l’avions en nous, il fallait la faire sortir », des images d’une cérémonie anonyme, dansée par des hommes grimés, extraites d’un film tourné par Leni Riefenstahl chez les Noubas de Kau, s’enchevêtrent avec celles des jeunes. Même si ce raccourci autour d’une éventuelle filiation manque d’arguments, il est intéressant de voir apparaître dans ce rapproche- ment les correspondances de forme et d’énergie.

Rize de David LaChapelle (2005). Photographie de l’affiche du film.
Clowning, stripper dancing ou strippin’, krump... Le documentaire nous permet d’entrer progressivement dans une recherche artistique et vitale en exposant les principes fondamentaux des danses urbaines. Les codes du krump – acronyme de Kingdom Radically Uplifted Mighty Price –, tels que parfois on les cite – explosion du buste, bras engagés, isolation, segmen-tation, déséquilibre contrôlé, principes rythmiques clairs, ancrage – sont parfaitement identifiés. Ils servent encore de base aux danseurs de krump d’aujourd’hui. Pour eux, Rize est une référence, ce film leur a donné la force de créer leurs propres mouvements tout en préservant l’identité de cette danse qu’ils vivent comme la leur, mais en évolution permanente. Si des codes se sont imposés avec le temps, les mudras des mains sont apparus, la définition de characters également, car l’inventivité en reste l’instrument fondamental.
À l’instar du krump, la hype, véritable conversation avec le public, le waacking, qui met en avant une gestuelle inspirée de célébrités, et le voguing, qui fait appel aux poses de mannequin, danses pratiquées en 2024, sont toutes des danses issues du mouvement hip hop des années 1970. Elles en portent les valeurs morales assu- mées et revendiquées comme la solidarité, l’entraide, l’esprit collectif. Elles sont nées du mal-être de com- munautés mises à l’écart et le documentaire de David LaChapelle est là pour en révéler la nature. Dans leur forme autant que dans leur état d’esprit, elles sont une réponse à l’Amérique de la discrimination, des émeutes raciales, de la pauvreté et des gangs.
Odile Cougoule
Cinédanse. 50 films culte, sous la direction de Dominique Rebaud et Nicolas Villodre, éditions Scala,160 pages, 35 €.

Les obsèques d’Odile Cougoule auront lieu mardi 4 novembre au cimetière du Père Lachaise à Paris, avec une cérémonie à 13h30 à la coupole du crématorium et l’inhumation à 15h30.
Les humanités, ce n'est pas pareil. Nous avons fait le choix d'un site entièrement gratuit, sans publicité, qui ne dépend que de l'engagement de nos lecteurs. Dons (défiscalisables) ou abonnements ICI
Et pour recevoir notre infolettre : https://www.leshumanites-media.com/info-lettre





.png)















Commentaires