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Capital-risque, le fentanyl du capitalisme

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Gil Duran, animateur du blog The Nerd Reich,

et Catherine Bracy, auteure de World Eaters: How Venture Capital is Cannibalizing the Economy.


En exclusivité française pour les humanités : tout le monde parle du capital-risque, mais rares sont ceux qui comprennent vraiment le moteur toxique qui alimente la Silicon Valley. Pour Catherine Bracy, auteure de World Eaters: How Venture Capital is Cannibalizing the Economy ("Les Dévoreurs du monde : comment le capital-risque cannibalise l’économie", inédit en français), en dialogue avec l'analyste Gil Duran, ce système devenu incontrôlable s’apparente au “fentanyl du capitalisme” : une drogue dure qui déforme l’innovation, piétine les règles, corrompt la politique et pousse les milliardaires de la tech vers des dérives quasi messianiques. Derrière les "licornes" et la rhétorique héroïque, un écosystème au bord de la psychose collective.

 

« Commencez, soyez audacieux et osez être sage. »

Horace


Gil Duran - On en parle beaucoup, mais la plupart d’entre nous ne savent pas vraiment ce qu’est le fameux capital-risque que vantent constamment les tenants des succès spectaculaires de certaines des sociétés qui ont démarré leur existence dans la Silicon Valley, grâce à lui. De quoi s’agit-il au juste ? Et pourquoi dites-vous qu'il s'agit du "fentanyl du capitalisme" ?

 

Catherine Bracy - J'utilise la métaphore suivante : si le capitalisme est comme l'héroïne, le capital-risque est comme le fentanyl. En gros, c'est la même chose, mais à des doses et sous des formes différentes, avec une puissance et un potentiel d'externalités négatives beaucoup plus élevés. Ce qu'on appelle le capital-risque a été inventé au milieu du XXe siècle pour résoudre un problème réel, à savoir qu'il n'y avait pas assez d'argent disponible dans le système financier pour soutenir les technologies de pointe et commercialiser ce type d'innovations pour lesquelles on ne savait pas vraiment s'il existait un marché. Mais s'il y en avait un, cela pouvait changer la donne. Les banques et autres investisseurs n'étaient tout simplement pas structurés pour prendre ce genre de risques. Un groupe de leaders civiques et commerciaux a développé cette hypothèse, s'inspirant en quelque sorte de l'industrie baleinière de la fin du XIXe siècle : si l'on met en commun l'argent de ce qu'on appelle les commanditaires, c'est-à-dire des investisseurs institutionnels, des fondations, des compagnies d'assurance et des fonds de pension, et qu’on le répartit entre plusieurs dizaines de start-ups, on répartit le risque, avec la possibilité que quelques retours très importants viendront largement compenser le grand nombre d'échecs, puisqu’il s'agit d'entreprises à haut risque.


Cela a fini par fonctionner. Cette façon de constituer et répartir un "portefeuille" est connue sous le nom de « loi de puissance ». Un petit nombre d'entreprises qui vont bénéficier de ce "portefeuille" vont rencontrer d’énormes succès, et un nombre beaucoup plus important seront des échecs. Cette dynamique définit tout dans la Silicon Valley. C'est en quelque sorte devenu la loi fondamentale qui a régi le développement de la Silicon Valley ces vingt dernières années.  Si vous investissez dans des start-ups à un stade très précoce, vous n'avez aucune idée de celles qui seront capables générer ensuite des rendements exceptionnels. Vous poussez donc toutes les entreprises dans lesquelles vous investissez à être ces futures grandes entreprises rentables, qu'elles en aient ou pas le potentiel. Et cela entraîne de nombreuses conséquences négatives. Nous avons des exemples à n'en plus finir d'entreprises qui bafouent les réglementations, exploitent leurs employés, envahissent notre vie privée ou professionnelle. Ces comportements sont la conséquence des efforts des investisseurs en capital-risque pour s'assurer que les entreprises de leur portefeuille finissent par générer un rendement exceptionnel.

"Il ne faut laisser passer aucune opportunité de gagner de l'argent. Il faut trouver à tout prix le moyen de maximiser les profits. Et souvent, il faut créer ce moyen, même s'il n'existe pas naturellement".

Cette recherche effrénée des sociétés « licornes » qui produiront des rendements extraordinaires dans les délais les plus courts possibles fausse l'innovation et la manière dont le modèle de croissance éclair de la technologie est désormais utilisé pour détruire notre monde politique. Cette « loi de puissance » (power law) du capitalisme-fentanyl ou du capital-risque est en quelque sorte une logique du jackpot : vous faites tous ces paris, mais seuls quelques-uns d'entre eux seront vraiment fructueux, les autres seront des échecs. La question logique qui se pose ensuite est : "D'accord, mais comment y parvenir ? Quelle est la stratégie à adopter ?" Cette stratégie, qui s'est développée au cours des quinze ou vingt dernières années, consiste essentiellement à transformer l'héroïne en fentanyl. Tous les moyens sont bons. Il ne faut laisser passer aucune opportunité de gagner de l'argent. Il faut trouver à tout prix le moyen de maximiser les profits. Et souvent, il faut créer ce moyen, même s'il n'existe pas naturellement. Encore une fois, il faut exploiter les travailleurs ou rogner sur les coûts, faire tout ce qu'il faut pour croître le plus rapidement possible, pour devenir le plus gros possible le plus rapidement possible. Pour les investisseurs en capital-risque, le travail ne consiste plus à trouver des entreprises qui créent des innovations révolutionnaires susceptibles de stimuler la création de valeur à grande échelle, mais à rechercher les rendements exponentiels qui peuvent les rendre très riches.

 

Gil Duran - Cela conduit à ce qu'on appelle le "blitzscaling", un mot qui fusionne la stratégie de guerre nazie avec la stratégie de buzz du capital-risque. Nous en avons vu beaucoup au cours de la dernière décennie, voire des quinze dernières années, dans la Silicon Valley. Et je dirais que nous assistons aujourd'hui à une forme de "blitzscaling" à Washington, avec l'arrivée de la technologie dans l'administration Trump.

 

Catherine Bracy - Il s'agit, encore une fois, de devenir aussi gros que possible aussi rapidement que possible.  En fait, la stratégie consiste à être imprécis, à faire preuve d'une insouciance intentionnelle…car nous n'avons pas le temps d'être précis et de réfléchir à la direction que nous prenons. Nous devons simplement nous lancer à fond dans cette aventure. Les retombées négatives ne sont pas un bug, elles sont une caractéristique de cette approche.


C'est là qu'on est entré dans l'ère de la politique de taux d'intérêt zéro (ZIRP), où l'argent était pratiquement gratuit, et où on injectait de l’argent, comme dans une sorte de four, pour subventionner des parts de marché. Tout ça, si on réfléchit en termes de logique commerciale normale, semble être une stratégie vraiment stupide, un gaspillage d’argent qu’il vaudrait mieux investir dans la croissance. Mais pour une entreprise qui cherche à conquérir le plus de territoire possible le plus rapidement possible et qui ne se soucie pas vraiment des conséquences de cette dépense massive, cela a beaucoup de sens, au contraire.


J'ai d’abord abordé la question d'un point de vue purement économique et rationaliste, en me demandant quels étaient les incitatifs économiques et comment les gens réagissaient à cela. Il s'avère qu'une grande partie de cette évolution est en fait culturelle et identitaire. Il existe un sentiment parmi la communauté des entrepreneurs selon lequel nous devons agir ainsi, c'est devenu la définition même du succès. Même si je sais rationnellement que cela n'a pas de sens pour mon entreprise, je n'atteindrai pas le succès si je ne parviens pas à lever des capitaux à risque. C'est considéré comme faisant partie du succès de la croissance de l'entreprise, même si cela n'a rien à voir avec les fondamentaux réels de l'entreprise elle-même.

 

Cela a créé une culture à laquelle tout le monde devait se conformer. Tout le monde a commencé à penser que c'était la stratégie à suivre. Les investisseurs en capital-risque sont de très bons bonimenteurs. Cela a créé une sorte d'aura selon laquelle, si vous faisiez partie du cercle des initiés, vous deviez fonctionner de cette manière, sans vous demander si cela avait du sens pour votre entreprise. Si un entrepreneur disait : "Je ne vais pas lever de capital-risque", il était rabaissé et ostracisé. On qualifiait ces entreprises de "lifestyle businesses" — des entreprises de "style de vie". C'est un terme très péjoratif dans la Silicon Valley.


Cette culture s'est donc développée, sans nécessairement répondre à des critères économiques rationnels, mais elle s'est imposée d'une manière qui est vraiment difficile à changer, car il ne s'agit pas seulement de modifier les incitations économiques. Il s'agit de changer la façon dont les gens perçoivent qui ils sont et ce qu'ils font. Je pense que cela a beaucoup à voir avec la façon dont cela se manifeste actuellement dans nos politiques.

 

Gil Duran - Mais que cherchent les propriétaires de sociétés de capital-risque ?

 

Catherine Bracy - Ils veulent qu'il y ait un retour sur investissement. Ils ont donc investi cet argent, qui n’est aucunement liquide. Toute la valeur est en réalité théorique. Ils ne peuvent pas vraiment dépenser cet argent tant qu'il n'y a pas de débouché. Il s’agira soit de l'introduction en bourse de l'entreprise, qui permet de vendre des actions sur les marchés publics, soit son rachat, son acquisition, peu importe, par une autre entreprise. L'argent provenant de l'achat revient alors aux investisseurs.

 

La structure du capital-risque fonctionne par cycles. L'idée est la suivante : une entreprise en phase de démarrage obtient un peu d'argent. Elle franchit certaines étapes indiquant qu'elle est sur la voie du succès et commence à fournir des données concrètes suggérant qu'elle pourrait devenir une licorne ou réaliser un grand chelem. Elle lève une série A, dispose d'un peu plus de données. Elle dispose d'un peu plus d'argent, passe à la série B, et ainsi de suite. L'idée est que, au fur et à mesure, vous réduisez le risque de l'investissement, car les investisseurs disposent de plus d'informations pour savoir si cette entreprise est réellement capable de tenir ses promesses.

 

Les investisseurs se basent sur certains indicateurs qui suggèrent que ces entreprises pourraient devenir des licornes. Ils vendent ensuite ces informations à la prochaine étape d'investissement et en augmentent la valeur afin de pouvoir retourner voir leurs commanditaires et leur dire : "Vous voyez, la start-up vaut désormais beaucoup plus sur le papier, car j'ai convaincu cet autre investisseur de payer beaucoup plus que ce que j'ai payé moi-même". Cela convaincra alors les commanditaires de leur donner plus d'argent pour lever le prochain fonds, et ils pourront facturer leurs frais de 2 % en plus, et c'est ainsi que fonctionne le cycle… C'est là que beaucoup de distorsions entrent en jeu, car ils continuent à se passer le ballon comme dans un jeu de bonneteau...


OpenAI en est un très bon exemple. Vous avez une entreprise privée, une start-up de 500 milliards de dollars. Personne ne sait vraiment à quoi ressemblent ses finances internes. C'est sans précédent. La seule raison pour laquelle nous pensons qu'elle vaut 500 milliards de dollars, c'est parce qu'un autre investisseur était prêt à payer pour une partie de l'entreprise à cette valorisation. Ils sont capables de convaincre les commanditaires que ce sera la prochaine grande nouveauté. Les commanditaires leur donnent donc plus d'argent à investir et ils peuvent prélever leurs 2 % sur le montant total. Je pense que cela a faussé tout l'écosystème de l'innovation.

 

Gil Duran - L'une des façons dont ces entreprises se développent pour atteindre leur valorisation est d'enfreindre souvent la loi ou de trouver un endroit où opérer qui n'est pas tout à fait légal. Elles lancent simplement une nouvelle industrie hôtelière comme Airbnb, une nouvelle industrie du taxi comme Uber ou Lyft. Nous voyons maintenant cette approche à Washington, où les investisseurs en capital-risque sont devenus des acteurs majeurs et, pourrait-on dire, des investisseurs dans l'administration Trump. 

 

Catherine Bracy - J'ai intitulé mon livre World Eaters ("Les mangeurs de monde"), en référence à un essai écrit par Marc Andreessen (1) en 2011, Software is Eating the World ("Les logiciels mangent le monde"). Mon argument est en fait que ce ne sont pas les logiciels qui mangent le monde. Selon lui, tout allait devenir une entreprise technologique et les logiciels allaient s'imposer dans l'hôtellerie, la santé et tous ces différents secteurs. À mon avis, il ne s'agit pas de l'arrivée des logiciels dans tous ces différents secteurs, mais plutôt du fait que les investisseurs en capital-risque ont vu dans tous ces différents secteurs une opportunité lucrative.

 

Ils ont donc commencé à financer toutes ces entreprises qui étaient le Uber de tout et de n'importe quoi dans le secteur de la santé, de la restauration rapide ou encore des matelas vendus directement aux consommateurs. Toutes ces entreprises qui, si vous vous référez aux principes fondamentaux du capital-risque, ne sont pas le type d'entreprises qui ont réellement besoin de capital-risque pour se développer. Et ce genre de mentalité virale, qui veut tout conquérir, est vraiment néfaste pour l'économie, car on se retrouve maintenant avec ce type de financement destiné à financer les technologies de pointe ou les entreprises de logiciels qui se lancent dans tous ces domaines qui sont les plus sujets aux problèmes. L'un des domaines qui me tient particulièrement à cœur est celui du logement. J'en parle dans mon livre. Il est vraiment très dangereux de se lancer ainsi dans tous les domaines de l’économie.

 

Gil Duran - Et pourquoi ces entrepreneurs ont-ils choisi d’appuyer Trump ?

 

Catherine Bracy - J'ai beaucoup réfléchi à cela. Juste après les élections, avant l'investiture, Marc Andreessen a fait une série de podcasts où il explique les raisons pour lesquelles la Silicon Valley s'est autant déplacée vers la droite et ce qui l'a poussé à soutenir Trump. Il faut lui rendre hommage, je suppose. Il a été très franc à ce sujet, ce qui m'a permis de mieux comprendre la façon de penser de ces gens.

 

Le grief des gens de la Silicon Valley, c'est qu'ils pensaient avoir conclu un "accord". On ne sait pas exactement avec qui, on peut penser à Clinton, à Obama, à la machine politique néolibérale en général. Cet "accord" prévoyait qu’on laisserait la Silicon Valley tranquille, afin qu’elle construise ce que bon lui semblait sans que personne ne vienne frapper à sa porte pour réglementer son industrie. Tout ce qu'elle construirait serait considéré comme bon en lui-même, car la croissance qu'elle créerait profiterait à tout le monde. Ses créateurs seraient traités comme des héros en raison de leur comportement générateur de croissance.

 

Mais après le premier mandat de Trump, Biden est arrivé en disant : "Non, en fait, nous ne croyons pas en votre vision économique du monde et nous allons commencer à exiger que vous rendiez des comptes. Loin de vous qualifier de héros, nous allons en fait vous définir comme des méchants et souligner votre mauvais comportement et la façon dont il affecte nos vies à tous". Cela les a vraiment déstabilisés. Je le sais parce qu'en 2017, juste après la première élection de Trump, j'ai travaillé avec beaucoup d'entre eux pour financer ce que nous appelions la « résistance technologique », y compris avec Sam Altman, en essayant de réunir des fonds pour faire de la Silicon Valley un rempart contre ce type de menace populiste.


Quand Biden a canalisé cette énergie, je pense que cela les a vraiment effrayés. Ils ont réalisé, peut-être pas consciemment, mais inconsciemment, qu'ils n'avaient nulle part où aller. Pour moi, cela explique leur réaction désespérée de se tourner vers MAGA, qu'ils considèrent désormais comme une sorte de compromis : si nous ne pouvons pas être des héros au sein du système, nous pouvons au moins nous en sortir en trichant; ou encore, ils se disent que ce type est transactionnel et nous pouvons l'acheter sans nécessairement avoir un engagement idéologique avec le mouvement MAGA.

 

Pour moi, c'est l’indicateur le plus important que nous sommes à la fin de l'ère économique néolibérale, dont le capital-risque est, je pense, la manifestation parfaite. Le néolibéralisme est parfaitement résumé par le fonctionnement du capital-risque. Et c'est là que cette métaphore de l'héroïne et du fentanyl me semble vraiment appropriée. »

 

Gil Duran - Que faut-il comprendre du langage pseudo-biblique de Peter Thiel (2) parcourant le monde pour donner des conférences sur l’Antéchrist et qualifiant  la réglementation  de la technologie d'agent potentiel de Satan ? D'autres investisseurs en capital-risque, comme Katherine Boyle d'Andreessen Horowitz, présentent de plus en plus le destin du capital-risque comme une bataille entre le bien et le mal bibliques au sens littéral.

 

Catherine Bracy - Ils sont très doués pour la projection. Plus Thiel parle de l'Antéchrist, plus je pense qu'il pourrait être l’Antéchrist en question. Les partisans de MAGA détestent vraiment le transhumanisme et je pense qu'ils associent Peter Thiel en particulier à cela, ainsi que l'industrie technologique et l'industrie de l'IA en particulier… Cela ne peut avoir comme conséquence que de créer plus de terrain de convergence entre l'extrême gauche et l'extrême droite. Surtout dans les cercles de Steve Bannon au sein du mouvement MAGA, ils appellent ça du blasphème. Je veux dire, ils crachent presque quand ils parlent de Peter Thiel. Je pense donc qu'il y a quelque chose ici qui n'est pas encore vraiment apparent. Vous savez, ils vont se faire avoir et s'en rendre compte s'ils continuent à agir ainsi.

Ce sont des gens vides. Et la seule chose qui remplit en quelque sorte leur âme, c'est le succès de leurs entreprises. C'est peut-être simplement le reflet du fait que personne ne veut plus d'eux.

 Gil Duran - Comment cela va-t-il se terminer pour eux ? Ils semblent être engagés dans une aventure vouée à l'échec, et soit c'est l'échec pour nous, soit c'est l'échec pour eux. Ou y a-t-il une autre solution ?

 

Catherine Bracy - À vrai dire, cela pourrait être un échec pour nous tous. Je ne sais pas vraiment ce qui se passe. On dirait qu'ils sont en train de faire une crise psychotique collective. Ils sont incapables d'accepter le fait que leur moment est terminé ainsi que le système économique qui les a créés, et en fait, c’est  tout ce qu'ils ont, je veux dire, ils sont vides, ce sont des gens vides. Et la seule chose qui remplit en quelque sorte leur âme, c'est le succès de leurs entreprises. C'est peut-être simplement le reflet du fait que personne ne veut plus d'eux.

 

Et maintenant, ils sont en train de s'effondrer. Je pense que la seule chose sur laquelle la gauche et la droite s'accordent actuellement, c'est que nous détestons tous l'industrie technologique. Et donc, ce sentiment qu'il n'y a plus de place pour eux leur est difficile à accepter. J'ai passé un certain temps à discuter avec des partisans de MAGA, des membres de la Heritage Foundation et des personnes qui travaillent dans le domaine de la politique technologique. La façon dont ils en parlent et la façon dont nous en parlons sont très similaires. Et c'est une bonne chose, je pense, j'aime à penser que c'est peut-être comme une lueur d'espoir sur laquelle nous pouvons nous appuyer et que nous pouvons nourrir pour nous sortir de ce monde dans lequel nous vivons.

 

De la même manière que je vois cela comme un signe d'espoir, cela doit être extrêmement menaçant pour les milliardaires, qui ont l'impression que leur identité est remise en question. Cela donne lieu à des fantasmes délirants dont je ne comprends même pas la logique.

 

Gil Duran - Non seulement ont-ils suivi le mouvement MAGA, mais ils ont essayé de le financer. Ils ont essayé de le mettre en place. Qu’adviendra-t-ils d’eux si tout s’effondre ? 

 

Catherine Bracy - Demandez aux oligarques russes comment cela se passe pour eux. Même si Trump parvient à instaurer une dictature, rien n'est garanti. Vous savez, dans dix ans, certains milliardaires pourraient bien se retrouver dans le vide. Ils ont aussi une vision à très court terme, donc je peux vous garantir qu'ils n'ont pas vraiment réfléchi à tout cela. Quoi qu'il en soit, cela pourrait mal finir pour eux. Je ferai de ma vie une mission pour les tenir responsables.


Je pense qu'ils sont en train de le détruire. Vous savez, j'ai écrit ce livre avant les élections de 2024. Et donc, dans mon esprit, ça se voulait un plan directeur pour l'administration Harris afin de réfléchir à la manière de façonner le marché. Il n'est pas nécessaire de détruire complètement le système pour le réparer. Je pense qu'il y a des choses que l'on peut faire sans tout détruire. Mais c’est ce qu’ils semblent déterminés à faire eux-mêmes. Je serai donc heureuse de construire quelque chose à partir de zéro si c'est ce qu'ils veulent faire.

 

J'ai beaucoup réfléchi à ce qui se passera une fois que nous aurons franchi cette étape, quelle qu'elle soit et quel que soit le moment où elle se produira. Avons-nous de bonnes idées pour faire les choses différemment ? C'est ce qui m'a vraiment motivé à poursuivre l'écriture de ce livre. Comment cela peut-il servir de base à une nouvelle approche pour favoriser l'émergence d'un écosystème d'innovation ?

 

Nous avons besoin d'innovateurs qui réfléchissent à la manière de résoudre ces problèmes. Mais pour l'instant, nous ne disposons pas des modèles financiers qui permettraient de soutenir ce type de solutions. Et je pense que nous n'avons pas la marge de manœuvre nécessaire pour réfléchir de cette manière, compte tenu de la façon dont notre économie est conçue et fonctionne. Lorsque nous aurons traversé cette crise, s'ils ont l'intention de tout brûler, certains d'entre nous devront disposer de modèles que nous pourrons adopter afin de redevenir des constructeurs productifs.

 

Gil Duran - À quoi cela ressemblerait-il ?

 

Catherine Bracy - Cela dépendra  en quelque sorte de leur capacité à tout réduire en cendres et de notre point de départ…  Il faudra réfléchir à comment le gouvernement peut utiliser son rôle de créateur de marché pour orienter ou guider les capitaux vers différents types de modèles financiers ? Comment découvrir quels sont les bons modèles financiers pour financer les solutions dont nous avons besoin dans le domaine du logement, par exemple ? À quoi cela ressemble-t-il ? Qui sont les créateurs de fonds ? Comment sont-ils structurés ? Et comment obtiennent-ils les capitaux nécessaires à la mise à l'échelle de ces solutions auprès de leurs partenaires commanditaires ?

 

C'est tout un travail dans lequel je pense que le gouvernement peut jouer un rôle et l'a fait par le passé. Le gouvernement a une longue histoire dans la formation des marchés. Ce que je propose, c'est un peu comme une politique industrielle, mais pour l'écosystème de l'innovation et les marchés financiers qui l'entourent.

 

Vous savez, certains États ont des fonds de capital-risque. J'aimerais les voir développer une approche différente dans leur façon d'évaluer les entreprises dans lesquelles ils investissent, par exemple dans leur manière d'aborder les problèmes et les thèses qu'ils sont prêts à financer. Je pense donc qu'il y a beaucoup à faire pour catalyser de nouveaux marchés ou de nouvelles approches de financement sans nécessairement intervenir de manière punitive ou imposer des obligations de rendre des comptes, même si, bien sûr, cela est également nécessaire.

 

Traduction pour les humanités : Maria Damcheva

Issu du blog The Nerd Reich (ICI).


"The Nerd Reich," en français, désigne une idéologie ou un mouvement associé à l'influence des milliardaires de la tech, particulièrement ceux de la Silicon Valley, qui rejettent la démocratie au profit d'un système autoritaire proche d'une autocratie corporatiste. Cette notion a été popularisée par Gil Duran, journaliste et ancien consultant politique, qui explore dans sa newsletter et son podcast l'implantation progressive d'un « fascisme technologique » porté par des figures comme Elon Musk ou Peter Thiel. Le podcast et les analyses de Gil Duran soulignent comment ce « Nerd Reich » influence des mouvements politiques populistes et dissout la frontière entre politiques et technocratie, menaçant la démocratie au profit d'un ordre réservé aux élites de la tech. Le concept met aussi en lumière la capacité de ces milliardaires à utiliser leur pouvoir technologique et économique pour construire des sociétés parallèles ou des "États" privés, transformant ainsi la gouvernance traditionnelle


NOTES

(1). Auteur en 2023 du Manifeste Techno-Optimiste dans lequel il considère que des valeurs comme la "durabilité," la "confiance et sécurité," l'"éthique technologique" ou la "responsabilité sociale" sont des obstacles à la croissance technologique et à la liberté industrielle, Marc Andreessen est un investisseur et entrepreneur influent de la Silicon Valley, cofondateur de la société de capital-risque Andreessen Horowitz. Il est l'une des figures centrales associées au concept du "Nerd Reich," terme popularisé par le journaliste Gil Duran pour décrire une idéologie libertarienne et techno-fasciste portée par certains milliardaires de la tech. Andreessen prône dans ce cadre une vision techno-optimiste où l'industrie technologique, non régulée par la démocratie, est perçue comme le moteur d'une société ultérieurement « ouverte » et innovante.


(2). Peter Thiel est une figure clé de la Silicon Valley, cofondateur de la société Palantir et associé influent dans l'univers des milliardaires technologiques liés au concept du "Nerd Reich", une idéologie techno-fasciste portée par certains milliardaires de la tech qui rejettent la démocratie au profit d'un pouvoir technocratique autoritaire. Thiel est connu pour son obsession avec des thèmes apocalyptiques et religieux, notamment son intérêt pour l'Antéchrist, qu'il a abordé lors d'une série de conférences privées à San Francisco. Cette fascination n'est pas seulement excentrique, mais aussi un outil stratégique, selon Gil Duran : Thiel utilise des récits apocalyptiques pour influencer et modeler la réalité, un phénomène appelé "hyperstition." Il promeut des idées radicales comme l'instauration d'un président de type dictatorial ou d'un "CEO" dirigeant le gouvernement, inspiré par l'influence d'un théoricien nazi Carl Schmitt, qui justifiait le pouvoir autoritaire. Peter Thiel a financé des projets concrets incarnant cette vision, tels que des villes privées ou des "city-states" comme Prospera au Honduras, cherchant à créer des enclaves technologiques autonomes hors du contrôle démocratique. Il est aussi lié à un réseau d'autres dirigeants technologiques et politiques proches de ce rêve autocratique qui mêle élitisme, technologie avancée, et messianisme chrétien dans une stratégie visant à remodeler la société américaine et au-delà.

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