En Guinée Bissau, une biennale d'art pour pas rester « les bras croisés à ne rien faire »
- Nadia Mevel
- il y a 22 minutes
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Miguel de Barros, directeur exécutif de MoAC Biss, une biennale d'art en Guinée-Bissau, lors de la présentation de l'événement, début mai. Photo Ricci Shryock / New York Times.
Quelques jours avant d’annoncer la thématique qu’elle avait imaginée pour la Biennale d’art de Venise 2026, la commissaire camerounaise Koyo Kouoh s’est éteinte brutalement le 10 mai, à 57 ans. Première Africaine invitée à diriger la prestigieuse manifestation, elle laisse une empreinte majeure sur la scène artistique mondiale. Dans le même temps, la Guinée-Bissau, petit pays sans infrastructures artistiques, accueille sa toute première biennale d'art, MoAC Biss, portée par une génération d’artistes et de commissaires décidés à faire émerger la création locale et à ouvrir de nouveaux horizons.
Dans quelques jours, le 20 mai, elle devait présenter la thématique qu'elle avait retenue pour la prochaine édition de la Biennale d’art de Venise, en mai 2026. Une mort brutale, le 10 mai, à 57 ans, ne lui en a pas laissé le temps. Née en en 1967 à Douala, au Cameroun, Koyo Kouoh s’était imposée comme l’une des plus importantes curatrices issues du continent noir. Elle était la première commissaire africaine à être invitée par la Biennale de Venise, qui a salué avec émotion « son extraordinaire engagement humain et intellectuel », mais n'a encore fait savoir si le projet conçu par Koyo Kouoh sera poursuivi.

Koyo Kouoh. Photo DR
Elle avait ouvert à Dakar, en 2011, Raw Material Company, un « centre pour l’art, le savoir et la société », aussi ancré dans la scène locale qu’animé d’une ambition globale. Le nom ne fut pas choisi par hasard : « Raw signifie brut en anglais, mais en wolof cela veut dire pionnier », précisait-elle. En 2019, elle avait pris la direction en Afrique du Sud du Zeitz Mocaa, au Cap, musée privé d’art contemporain d’Afrique fondé par le collectionneur Jochen Zeitz. Tout récemment, du 25 mai au 27 octobre 2024, au Kunstmuseum Basel | Gegenwart, on lui doit l'exposition When We See Us: A Century of Black Figuration in Painting, qui offrait une rétrospective majeure de la peinture figurative noire sur un siècle, avec plus de 150 œuvres de 120 artistes issus d'Afrique et de sa diaspora, à travers des thèmes tels que le quotidien, la joie, la spiritualité et l'émancipation.
Trop tôt disparue, Koyo Kouoh aura cependant eu le temps de susciter des vocations en Afrique même. Loin de la Biennale de Venise, la Guinée Bissau, petit pays d'un peu plus de deux millions d'habitants en Afrique de l'Ouest, où il n'y a pratiquement pas de galeries d'art, pas d'écoles d'art et peu de financement public pour les arts, vient d'organiser sa première biennale. A l'origine de ce projet un peu fou, il y a un groupe de cinq artistes décidés à ne plus rester « les bras croisés à ne rien faire » face à un grave déficit en matière d'infrastructures artistiques.

Les commissaires et fondateurs de la première biennale de Bissau, de gauche à droite : Antonio Spencer Embaló, Nu Barreto, Zaida Pereira, Welket Bungué, Karyna Gomes, Miguel de Barros, Mamadu Alimo Djaló. Photo Ricci Shryock / New York Times.
Baptisée MoAC Biss, cette première biennale, qui présente jusqu'au 31 mai quelque 150 artistes de 17 pays, a notamment pour objectif de créer davantage d'opportunités pour les artistes locaux, qui ont actuellement peu de moyens d'exposer leurs œuvres : un marché artisanal en plein air ou des lieux financés par des fonds internationaux tels que le Centro Cultural Franco-Bissau-Guineense.
L'événement a été conçu pour couvrir plus de disciplines que les arts visuels. « Nous connaissons les défis auxquels sont confrontés les écrivains, les peintres, les artistes, les théâtres et les danseurs, et c'est pourquoi nous avons décidé de commencer avec cinq disciplines », déclare Nu Barreto, l'un ces cinq co-organisateurs. La soirée d'ouverture animée de la biennale s'est terminée par un concert du groupe bissau-guinéen Furkuntunda, qui n'avait pas joué en public depuis 18 ans. Welket Bungué, conservateur des arts du spectacle et des images animées, a qualifié la performance de « cathartique ». Le simple fait que la biennale ait pu ouvrir ses portes était déjà un exploit, après avoir perdu plus de la moitié de son financement trois semaines auparavant, le Portugal et le Brésil, qui avaient promis leur soutien, s'étant désistés au dernier moment...

Big Kaombo de l'artiste angolais Evan Claver.
Dans l'espace principal dédié aux arts visuels de la biennale, deux tableaux semi-expressionnistes de l'artiste guadeloupéen Jean-Marc Hunt sont parmi les premières œuvres qui accueillent les visiteurs. Ils font partie de la série Jardin Créole de Hunt, qui célèbre les jardins où se transmettent les traditions, où l'on répond aux besoins quotidiens et où la surconsommation est découragée ; ils contrastent fortement avec l'ancienne utilisation de l'espace, qui était une scierie. À côté de l'œuvre de Jean-Marc Hunt se trouve Big Kaombo, de l'artiste angolais Evan Claver : une installation créée à partir de jerrycans en plastique jaune vif et peinte avec de la peinture à l'huile noire brillante. Un côté représente un groupe de jeunes attendant leur visa à l'ambassade, l'autre côté montre la statue de la Liberté. « En Angola, les jeunes essaient beaucoup d'émigrer. Et dans la capitale, les ambassades sont remplies de jeunes qui tentent d'obtenir des visas pour quitter le pays et chercher de nouvelles opportunités », explique Egan Claver, ajoutant que son œuvre ludique vise à tourner en dérision des problèmes graves et à encourager les jeunes à réfléchir à leurs choix : « Je pense que l'émigration n'est pas la solution. L'Amérique a aussi beaucoup de problèmes. »
« Les biennales sont aujourd'hui des lieux de rencontre importants », confie César Schofield Cardoso, un artiste capverdien qui expose Blue Womb, une collection de cyanotypes, de photographies, de sons et de vidéos. « Elles jouent un rôle majeur dans les échanges culturels, et la Guinée-Bissau est un pays très riche en termes de culture et de créativité, mais il est peu connu. »
Bien que sa population soit peu nombreuse, la Guinée-Bissau compte au moins 33 groupes ethniques, chacun avec ses propres danses, ses propres chants, ses propres rites funéraires. C'est également l'un des pays les moins développés au monde, avec une espérance de vie de seulement 64 ans selon la Banque mondiale, et les commissaires estiment que l'art peut être un outil de développement. La culture et l'art « nourrissent notre âme », dit Antonio Spencer Embaló, l'un des organisateurs. « Il est vrai que les gens doivent travailler très dur pour obtenir ce qui nourrit leur corps, mais ce qui nourrit notre âme est fondamental pour que nous puissions tous nous tenir debout. » Il souhaite que la biennale reste une présence vivante et dynamique dans la ville même après la fin de l'événement. Des travaux sont en cours dans l'enceinte de l'ancienne scierie pour aménager des espaces qui serviront d'ateliers aux artistes en résidence.

La designer et peintre bissau-guinéenne Thyra Correia. Photo Ricci Shryock / New York Times.
Ces espaces seront également mis à la disposition de designers locaux, comme Thyra Correia, qui présente à la biennale ses créations de mobilier et de luminaires. Les pièces proviennent de sa collection Tchon, un mot créole de Guinée-Bissau qui signifie « terre », mais qui signifie également « maison » dans le contexte bissau-guinéen. Thyra Correia travaille avec des matériaux locaux et des artisans locaux. Les artisans « sont partout » en Guinée-Bissau, dit-elle. « Il est possible de fabriquer des objets de la manière la plus humble et la plus pure qui soit. Je pense que ce travail a pour responsabilité de montrer aux gens que nous pouvons produire ici des objets beaux et contemporains. »
Les organisateurs ont délibérément programmé le MoAC Biss pendant une année où la Biennale de Dakar, au Sénégal, n'avait pas lieu. Ousseynou Wade, directeur de longue date de la Biennale de Dakar, a assisté à la biennale de Bissau et a déclaré que les deux événements confrontaient deux réalités différentes : « La Biennale de Dakar est une initiative du gouvernement. Celle de Bissau est une initiative indépendante. » Les biennales, souligne-t-il, peuvent contribuer à briser les barrières linguistiques et culturelles : « Nous devons abattre ces frontières afin que l'Afrique, dans toute sa diversité, puisse se réunir régulièrement dans ces espaces ».
Le MoAC Biss sur internet : https://bienalmoacbiss.org/
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