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Marc’O, 19 ans et sans illusions : le Paris brut de "Délire de fuite"

Marc'O en 2016. Photo Nicolas Villodre


Bien avant d'être cinéaste, metteur en scène et figure de l’avant-garde, Marc’O traversait Paris avec la faim au ventre et le jazz en point de fuite. Dans Délire de fuite, l’auteur livre un récit sans fard de ses premières années d’errance dans la capitale d’après-guerre. Un texte oral, cru, poignant — où les caves de Saint-Germain-des-Prés offrent un abri autant qu’un espoir.


« Ici, la matière descriptive est matière de démonstration. C’est de l’évolution du quotidien qu’il s’agit dans ce livre ; évolution permettant d’assurer un cheminement vers un but absolu – opposé au quotidien.

J’essaie d’arracher un terrain pour construire une ligne transcendante.

Je règle l’affaire de l’approximatif en démontrant l’égalité de tout devant l’infini. Ce qui importe ne compte plus.


Chaque jour, j’espère un lendemain.»


Marc'O, préface à Délire de fuite.


Marc-Gilbert Guillaumin, dit Marc’O, a été une figure de premier plan du renouveau intellectuel et artistique d’après-guerre. Rejoignant les frères Vian, il a programmé des artistes, des musiciens, des poètes et des performers dans les caves de Saint-Germain-des -Prés. Il a produit le long métrage Traité de bave et d’éternité (1951) d’Isidore Isou qui fut présenté par Cocteau au festival de Cannes. Il a édité le numéro unique de la revue Ur consacrée au cinéma lettriste, avec des scénarios de Debord, Wolman, Dufrêne. Puis il a réalisé son propre film expérimental Closed Vision (1954), représentation de la vie intérieure d’un homme qui déambule dans Cannes.


Traité de bave et d’éternité, d’Isidore Isou (1951)


Délire de fuite est le récit des deux premières années de Marc’O à Paris. Nous sommes en 1946. Il vient de Clermont-Ferrand. Il n’a pas encore vingt ans. Il raconte sans aucune prosopopée sa vie quotidienne comme celle des jeunes de sa génération dans la capitale. Le premier de ses soucis : trouver du travail. Il n’y en a pas. Le second : trouver à se nourrir. Même chose. Pendant des jours, il doit se contenter de pain. Le troisième : les filles, qu’il cherche partout, dans les cafés, dans la rue, dans les cinémas.

 

Aucune effervescence de liberté. Il n’y a pas d’allusion à l’Occupation si récente ni à son activité dans la Résistance dès l’âge de quatorze ans. Il n’y a que cette errance dans les rues d’un Paris assez morne. Seul aimant pour la jeunesse, même quand elle vient de province : les caves de jazz de Saint-Germain-des-Prés, particulièrement le Tabou qui a tout d’une formule magique. Qui signifie jazz, danse, beuveries, rhum et Coca Cola, liberté sexuelle. Pour les garçons comme pour les filles, cette boîte est un refuge : « Un copain m’a emmené au Quartier. J’ai entendu du jazz, et j’ai compris tout de suite que je voulais être là. La musique de jazz, je la sentais, je la vivais. Je fréquentais les caves ».

 

Dès les premières pages du texte, il en est fait mention. Mais sans fascination excessive :  « Un soir, nous sommes allés au Tabou. J’avais connu le Tabou par un hebdomadaire qui retraçait avec des dessins dits humoristiques "la journée d’une jeune fille très parisienne" : onze heures, un cabaret à la mode, le dessin de la fille en pantalon retroussé et chemise écossaise avec la légende "moi, Tabou". On m’avait dit que le Tabou était une cave où se réunissaient des existentialistes, dont le but était de d’écouter de la musique jazz et de danser. Le Tabou est une véritable cave voutée (…) limitée à une extrémité par une estrade sur laquelle s’agite un orchestre. "Un véritable orchestre de jazz", m’a dit Max. À l’autre bout, le bar où sont les visiteurs pauvres qui se content d’un tabouret, ayant droit de ce fait à un tarif réduit. Les clients riches occupent les tables (à champagne), les jeunes sont entassés devant l’estrade. Ce qui reste de libre est une piste de danse « de vrais danseurs de be-bop ! », m’a encore dit Max ».

 

Marc’ O connaissait-il la littérature moderne à ce moment là ? Pas vraiment. André Breton n’était qu’un nom. Il aimait alors Prévert qu’il devait abandonner plus tard pour Rimbaud, Mallarmé, Jarry, Lautréamont, Apollinaire, Tzara, Breton, Isou...

 

Ce sont les années d’apprentissage de Marc ‘O qui n’est pas encore un créateur. Délire de fuite ne délire pas autour du mythe de Saint-Germain-des-Prés. L’ouvrage montre plutôt des enfants perdus, déboussolés, désarçonnés, s’abritant dans les sous-sols censés les protéger des bombardements.  


Nicole Gabriel


  • Marc'O, Délire de fuite, éditions Allia, 192 pages, 12 € (ICI). Délire de fuite est à l’origine un texte enregistré sur bande magnétique par l’auteur. Il a été édité par Gérard Berréby et Safa Hammad qui en ont restitué l’oralité et le caractère répétitif propre à la poésie.


BIOGRAPHIE. Marc’O est né le 10 avril 1927 à Clermont-Ferrand. Jeune résistant et maquisard en Auvergne pendant la Seconde Guerre mondiale, il est blessé à 15 ans avant de monter à Paris où il débute sa carrière artistique. Il réalise son premier long métrage, Closed Vision, présenté à Cannes en 1954 par Jean Cocteau et Luis Buñuel, puis se tourne vers le théâtre. Dans les années 1960, il révolutionne la scène française avec une réflexion novatrice sur le rôle de l’acteur, cherchant à le transformer en véritable créateur au sein du spectacle, et non plus simple exécutant. Il fonde et dirige l’école de théâtre de l’American Center à Paris, formant de nombreux artistes devenus célèbres comme Bulle Ogier, Jean-Pierre Kalfon, Pierre Clémenti, Jacques Higelin, et d’autres. Marc’O est l’un des pionniers du théâtre musical en France, intégrant la musique comme composante essentielle de la mise en scène. Sa pièce Les Idoles (1966) devient un spectacle culte et il en tire un film en 1968, aujourd’hui considéré comme une référence du cinéma expérimental.


Il a en outre joué un rôle central dans la création de la revue et collectif Les Périphériques vous parlent, un espace de réflexion, de création et d’expérimentation à la croisée des pratiques artistiques, sociales et citoyennes, fondé en 1993 à Paris avec Cristina Bertelli, dans le prolongement du Laboratoire d’Études Pratiques sur le Changement, Les Périphériques vous parlent se veut alors un « croisement de pratiques, de réflexions, de projets très divers qui mettent en jeu une culture faite par tous et pour tous ». Le nom du collectif exprime une volonté de se situer en dehors du « centre » institutionnel, pour privilégier la contextualité, la marge, la périphérie, à la fois géographique et symbolique. Pour Marc’O, « la centralité n’explique pas les choses [...] si on se situe au centre, on s’enterre ». http://www.lesperipheriques.org/

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