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Dominique Vernis

Fernando Pessoa, et merde !


Contre une "époque de laquais", Alvaro de Campos, alias Fernando Pessoa, publiait en 1917 un pamphlet en forme de coup de tonnerre. Ultimatum est réédité, dans une nouvelle traduction, par les éditions Unes.


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Dans un style dynamiteur et irrévérencieux, c’est un brûlot, qui garde toute sa sève en dépit de ses 106 ans au compteur.

Écrit en 1917 par Alvaro de Campos, l’un des hétéronymes de Fernando Pessoa, Ultimatum est un texte d’abord dirigé contre l’impérialisme anglais : le titre fait référence à un ultimatum diplomatique que l'Angleterre a adressé au Portugal en 1890, exigeant la révocation d'un accord commercial que le Portugal avait conclu avec la France. Dans ce texte, qui a contribué à façonner l'identité nationale portugaise, et qui est considéré comme un texte fondateur de l'anti-impérialisme portugais et de la prise de conscience nationale et politique, Pessoa critique l'attitude impérialiste de l'Angleterre à l'égard des autres nations et appelle à la solidarité entre les nations opprimées pour lutter contre cette domination.


Contre une époque plongée dans la dégénérescence de la politique, de la religion et de l’art -« époque de laquais », dit Pessoa-, ravagée par la guerre qui déchire l’Europe, sur laquelle règne la médiocrité et la bassesse dans un « maëlstrom de thé tiède », Pessoa brocarde aussi bien d’Annunzio que Bergson, Maeterlinck, Kipling, Yeats, Rostand, Shaw, Wells… mais aussi les révolutionnaires prolétaires, les eugénistes, les végétariens et plus généralement tout l’occident à qui est adressé cet Ultimatum sonore et salvateur contre une Europe en mal de vision, de poésie et de grandeur.


« L’Europe en a assez de n’être que le faubourg d’elle-même », écrit Alvaro de Campos / Fernando Pessoa, qui réclame un Homère pour cette ère des machines qui le fascine, lui l’ingénieur mécanique et naval et qui en appelle à une ambition de civilisation nouvelle, certes « imparfaite » mais magnifique, une aspiration à la « taille exacte du possible ». Que l’homme soit à la hauteur de son époque qui ouvre sur des possibles infinis. C’est que l’humain n’a pas su adapter sa sensibilité à cette nouvelle ère de progrès et d’invention, et l’avatar de Pessoa d’en appeler à une adaptation artificielle, par un acte de « chirurgie sociologique », visant à éliminer les acquis du christianisme : dogme de l’individualité et de l’objectivisme personnel. Dans un mouvement surprenant, Pessoa semble faire ici en creux l’éloge des hétéronymes – exhortant les poètes à passer de « je suis moi » à « je suis tous les autres. (…) Aucun artiste ne devra avoir une seule personnalité. Il devra en avoir plusieurs, chacune consistant en la réunion concrétisée d'états d'âme qui se ressemblent, détruisant ainsi la fiction grossière qu'il est un et indivisible. »

« Renverser les démocraties épuisées, désavouer la vérité philosophique, les convictions intimes, la liberté d’expression, au profit de l’expression d’une moyenne entre tous les hommes, prônant l’avènement fiévreux d’une « monarchie scientifique », et d’une « humanité mathématique et parfaite »… Alvaro de Campos / Fernando Pessoa proclame : « Les théories politiques et esthétiques, entièrement originales et nouvelles, que je propose dans cette proclamation sont, pour une raison logique, entièrement irrationnelles, exactement comme la vie. »


Dominique Vernis


Fernando Pessoa, Ultimatum, édition bilingue, traduction nouvelle par Jean-Louis Giovannoni, Isabelle Hourcade, Rémy Hourcade et Fabienne Vallin, préface de Pierre Hourcade, 56 p.,14 €, éditions Unes.


(Ultimatum sera clamé lors du festival des humanités, du 31 août au 3 septembrte 2023 à Cenne-Monestiés, Aude / Occitanie)


Né à Lisbonne en 1888, Fernando Pessoa passe sa jeunesse à Durban, en Afrique du sud. Il retourne dans sa ville natale en 1905 où il demeurera jusqu’à sa mort en 1935. Il participe à de nombreux mouvements littéraires portugais, principalement dans des revues (Orpheu, Exilio, Athena, Presença…). Il y publie des textes signés par divers hétéronymes de son invention, notamment Alvaro de Campos (Bureau de Tabac, Ode maritime, Ultimatum), Alberto Caeiro (Le gardeur de troupeau, Poèmes jamais assemblés) ou encore Bernardo Soares (Le Livre de l’intranquillité). Son œuvre, en grande partie posthume, multiple et insaisissable, se compose de poèmes, de textes en prose, d’articles, de pamphlets, d’essais esthétiques et philosophiques qui ont laissé une trace majeure dans la littérature du XXème siècle.


EXTRAITS DE ULTIMATUM


AVIS d’expulsion à tous les mandarins de l’Europe ! Dehors ! Dehors ! Hors de ma vue que tout cela ! Dehors tout cela ! Du balai ! Vous tous, les chefs d’État, incompétents en vadrouille, baquet d’ordure renversé devant la porte de l’Indigence de notre Époque ! Hors de ma vue que tout cela. Tout le monde dehors ! Ultimatum à tous, et à tous ceux qui leur ressemblent ! Faillite générale de tout à cause de tous ! Faillite générale de tous à cause de tout ! Faillite des peuples et de leurs destins — faillite absolue ! À présent c’est la guerre, le jeu où l’on pousse d’un côté, où l’on tient la porte de l’autre ! J’étouffe de n’être entouré que de cela ! Laissez-moi respirer ! Ouvrez toutes les fenêtres ! Ouvrez plus de fenêtres que toutes les fenêtres qu’il y a dans le monde. Laquais ! vous êtes incapables d’avoir une Aspiration, bourgeois du Désir, paumés du comptoir instinctif ! Oui, vous tous qui représentez l’Europe, vous tous les politiciens à l’affiche dans le monde entier, vous les littérateurs, les chefs de file des courants européens, vous qui êtes censés représenter quelque chose pour quelque chose dans ce maelström de thé fade !

Grands-Hommes de Lilliput-Europe, passez sous les fourches caudines de mon Mépris ! Passez donc, vous les ambitieux du luxe quotidien, convoitises des couturières des deux sexes… Passez, vous les plumitifs des courants sociaux, des courants littéraires, des courants artistiques, revers de la médaille de l’impuissance à créer !


(…)


Hommes, nations, desseins, tout est nul ! Faillite de tout à cause de tous ! Faillite de tous à cause de tout ! D’une manière complète, totale, intégrale :

Merde ! Merde ! merde ! merde ! Merde ! merde ! merde ! Merde ! merde ! merde !


L’Europe a faim de Création et soif d’Avenir ! L’Europe réclame de grands Poètes, réclame de grands Hommes d’État, réclame de grands Généraux ! Elle réclame le politicien qui construise consciemment les destinées inconscientes du Peuple ! Elle réclame le Poète qui recherche ardemment l’immortalité sans se préoccuper de la renommée qui n’est bonne que pour les actrices et les élixirs de la pharmacopée ! Elle réclame le Général qui combatte pour le Triomphe Constructif et non pour la victoire qui n’est que la défaite des autres ! De tels Politiciens, de tels Poètes, de tels Généraux, l’Europe en réclame à foison ! L’Europe réclame la Grande Idée dont seraient investis ces Homme Forts — l’Idée qui porterait le nom de sa richesse anonyme ! L’Europe réclame l’Intelligence Nouvelle qui serait la forme de sa Matière chaotique ! Elle réclame la Volonté Nouvelle qui dresserait un Édifice avec les pierres-de-hasard de ce qui est aujourd’hui la Vie ! L’Europe réclame des Seigneurs ! Le Monde réclame l’Europe ! »


(1917)


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