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Irène Tassembedo : « On a vraiment besoin de se réveiller »

Dernière mise à jour : 23 sept. 2021



Au festival C’est comme ça !, à Château-Thierry, ce 18 septembre 2021, la chorégraphe burkinabée présente une nouvelle création, Yiiki. Quand la force d’un conte ancestral nourrit la sève nécessaire d’une dignité toute contemporaine.


Enfin ! Initialement prévue en décembre 2020, reportée pour cause de report (COVID, on aura compris), Yiiki, création de la chorégraphe burkinabée Irène Tassembedo est présentée ce samedi 18 septembre à Château-Thierry, dans l’Aisne, dans le cadre de « C’est comme ça ! », le réjouissant festival de L’Échangeur, Centre de développement chorégraphique national.

Yiiki. Jeunesse, lève-toi ! Tel est le cri (du cœur, autant que de l’esprit) que scande cette création pour 12 danseurs d’Irène Tassembedo, figure majeure de la danse en Afrique, dont la dernière invitation en France remonte à… 2014. Un manque d’intérêt fort peu compréhensible de la part des scènes hexagonales.

La création de Yiiki se veut « hymne au rassemblement, à la cohésion, au partage et à la liberté, pour construire ce rempart invisible et invincible que constitue l’éveil des consciences face aux monstruosités du monde contemporain. » Un message universel, qui est loin de ne concerner que le seul continent africain, porté par la fougue espérante d’une danse ciselée à même la générosité, soudée à une musique qui mêle compositeurs-interprètes burkinabés et Boléro de Ravel.

« Si tu ne sais pas d’où tu viens, tu ne peux pas avancer », dit Irène Tassembedo. Tout en plaçant « l’espoir et la construction de l’avenir » au cœur de Yiiki, elle s’appuie sur un conte ancestral, celle du trône royal Ashanti, mystérieusement descendu des cieux, qui symbolisait l'autorité du chef de tribu, mais était aussi supposé contenir l'esprit (des vivants, des morts et des êtres à venir) du peuple Ashanti. Avec le don d’alchimiste qui est le sien, Irène Tassemebdo parvient à cultiver la racine mythique de cette légende fondatrice pour y puiser la sève nécessaire d’une dignité toute contemporaine. Et la chorégraphe burkinabée sait cultiver l’intensité des présences chez ses interprètes, formés pour la plupart au sein de l’école EDIT qu’elle a fondée à Ouagadougou, qui est autant une école de la conscience qu’une école de danse.



Entretien avec Irène Tassembedo (juillet 2020)


Le titre de cette création, Yiiki, sonne comme un appel. Quelle est sa signification ?


Irène Tassembedo – En mooré, qui est ma langue (1), cela veut dire « Lève-toi ». C’est un appel à la jeunesse africaine. On a vraiment besoin de se réveiller, de ne plus se considérer comme assistés, de se donner confiance, de se dire que tout est possible, et qu’il y a beaucoup de choses à faire chez nous. La jeunesse africaine, en particulier, a besoin de rêver à nouveau, de quelque chose qui fasse entrevoir la vie d’une autre manière.

Nos petits enfants grandissent avec Pokemon, avec Blanche Neige, etc. Même Shaka Zulu (2) ou Kirikou (3), ce sont des histoires inventées par d’autres, alors que nous avons nos propres récits, nos propres contes, qui ne se transmettent même plus dans les écoles. Nous avons pourtant des mythes magnifiques, comme celui de la Princesse Yennenga, qui était une Amazone, mais personne ne transforme cela en histoires que nous pourrions exporter.

Pour Yiiki, je saisis le prétexte du fauteuil du roi Ashanti. C’est une histoire que j’adore. La légende raconte que le fauteuil en or massif du premier roi Ashanti, Osei Tutu, est tombé du ciel et que c’est Dieu lui-même qui l’a fabriqué. Je ne sais pas quelle tête a Dieu, et je n’ai jamais vu le fauteuil du roi Ashanti, mais ça m’est égal. Qui a vu Blanche Neige, qui a vu Pinocchio avec son nez qui pousse ? On s’en fiche. Ce sont des histoires formidables, avec plusieurs niveaux de lecture.


Tu dis que la jeunesse africaine a besoin de rêver « à nouveau ». Pourquoi ce rêve s’est-il interrompu ?

I.T. : Si mes parents n’avaient pas eu les moyens de me mettre à l’école, il n’est pas sûr que je serais devenue celle que je suis aujourd’hui. Avant, on pouvait réfléchir à des projets à dix ans, voire plus. Mais il est difficile de demander à quelqu’un qui a faim de réfléchir, de rêver, de pouvoir se projeter. La quête du gain immédiat s’est imposée. Beaucoup de jeunes rêvent de partir, ils imaginent que c’est mieux ailleurs, sans même savoir précisément ce qu’il y a ailleurs. C’est un faux rêve que vend la télévision, les films, la presse…. Et tous ces jeunes qui rêvent de partir ne voient même plus la beauté qui existe autour de nous.

Certains qui s’inscrivent dans mon école de danse, chez « la vieille mère », comme ils disent, pensent a priori qu’ils pourront ainsi voyager, aller en Europe. Je ne cherche pas d’emblée à les démentir : je peux apparaître comme privilégiée ; comment pourrais-je sermonner ces jeunes ? Mais la formation dans mon école dure trois ans, et j’espère pouvoir, pendant ce laps de temps, faire grandir d’autres rêves. Je dois trouver le moyen de changer leur horizon, sans imposer un discours moralisateur.

Parallèlement à la création de Yiiki, je travaille à un film, La Traversée, qui raconte l’histoire d’un jeune qui s’est exilé, et qui a réussi à traverser la Méditerranée, mais qui, une fois arrivé en Europe, a tout raté. Douze ans plus tard, il revient au pays et se donne pour mission de tenter de stopper l’hémorragie des départs. Pour y arriver, il dit d’abord à des jeunes qu’il va les aider à partir, et se propose de les former pour cela : ils doivent entretenir une excellente condition physique, apprendre l’italien, qui sera sans doute la première langue qu’ils vont rencontrer au terme de leur traversée, et aussi apprendre tous les sales boulots qui les attendent en Europe. Tous ces jeunes sont mus par un espoir, qui les fait accepter sans broncher cet entrainement quasi militaire. Mais à la fin, ils ont gagné de l’argent en travaillant, ils se sont réalisés, et ne pensent plus à partir.

[La Traversée est aujourd’hui terminé. Un grand film, qui sera présenté au FESPACO, Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou, qui se tient cette année du 16 au 23 octobre – NDLR]


« L’espoir et la construction de l’avenir sont au cœur de cette pièce », écris-tu dans la note d’intention de Yiiki. Et tu ajoutes : « cela nécessite de questionner nos croyances, nos rites et nos histoires ». Pour construire l’avenir, il faut s’appuyer sur le passé. N’est-ce pas paradoxal ?


I.T. : Si tu ne sais pas d’où tu viens, tu ne peux pas avancer. C’est un bagage extraordinaire et positif. Je suis une femme Mossi, j’ai été simultanément éduquée dans la tradition et dans la modernité. Mon père était à la fois médecin et chef coutumier, il faisait partie des cinq ministres de l’Empereur. Il a eu onze enfants, trois garçons et huit filles. Il nous a toujours dit : « faites ce que vous voulez, du moment que vous soyez heureux ». Il était syndicaliste, il s’occupait de la Croix-Rouge locale, d’une association de lutte contre l’excision. Et ma mère a fait partie des premières femmes à voter au Burkina Faso…


Le titre complet de cette création est : Yikki, un Boléro africain. Pourquoi le Boléro ?


I.T. : J’adore le Boléro de Ravel. Chaque fois que je l’écoute, j’ai l’impression que je vais partir dans une autre dimension que je ne pourrai pas contrôler. Cela ressemble à une transe… J’ai écrit plusieurs pièces en écoutant, à fond, le Requiem de Mozart : bien que ce soit un requiem, en l’écoutant, je me sens tellement forte et puissante : je pourrais soulever une maison et déraciner un baobab ! Je fais écouter à mes danseurs de la musique classique. Pour ma part, j’ai découvert la musique classique grâce au film Amadeus de Miloš Forman. Lorsque j’étais à Mudra Afrique et que notre prof de danse classique donnait les cours avec une pianiste russe, c’était déprimant : cela nous faisait penser aux musiques que l’on jouait quand on accompagnait les cadavres à l’église… Après avoir vu Amadeus, je n’écoutais plus cela de la même manière : cela veut dire que nous sommes tous sensibles et perméables à de belles choses.

J’aime, dans le Boléro de Ravel, cette répétition qui va crescendo. C’est sur cette musique-là que va descendre le fauteuil du roi Ashanti. Mais cela ne dure qu’un quart d’heure ; toute la première partie du spectacle va être composée par des musiciens burkinabés qui vivent en Europe.


Comment travailles-tu avec les danseurs ? Est-ce que tu écris toute la chorégraphie ? Est-ce que tu leur demandes d’improviser ?


I.T. : C’est une collaboration entre les danseurs et moi. Cela passe d’abord par des discussions entre nous ; ils viennent manger à la maison, et on parle : on essaie de voir ce que chacun peut apporter dans cette pièce. Ensuite vient le travail de studio. Et ce que l’on va improviser sera nourri par tout ce que l’on aura échangé auparavant. Il faut d’abord que l’on soit humainement dans l’histoire à laquelle on donne forme.


C’est une façon de souder un groupe, qui fait merveille dans tes spectacles, en plus de la qualité de la danse. Avec les danseurs, tu n’es pas une mère possessive ?


I.T. : Si, je le suis. Ou plus exactement, je suis hyper exigeante, parce que je pense que lorsqu’on est jeune et qu’on a la force, on doit donner le meilleur de soi. Si on travaille, on travaille. Quand on s’arrête et qu’on rigole, on rigole, et je suis la première à rigoler. .Mais je ne m’amuse pas avec le travail. Quand je crée, je suis en transe. Et la danse, telle que je la conçois, n’est pas juste un divertissement, c’est un engagement.

Au sein de mon école, EDIT, je n’apprends pas aux danseurs à danser avec leurs pieds, je leur apprends à danser avec la tête : danser avec les pieds, n’importe quel crétin sait le faire. Et aussi, il faut participer à la vie du pays. En étant au Burkina Faso, je me sens utile aux femmes, aux enfants, aux danseurs. Et ce sentiment n’a pas de prix. Etre utile, c’est le sens même de la vie.


Propos recueillis par Jean-Marc Adolphe,

Juillet 2020.


(1) - Le mooré est une langue du Burkina Faso, parlée par les Moosé. C'est la langue la plus parlée du pays, par plus de 16 millions de personnes, soit près de 80% de la population.

(2) - Shaka Zulu est le titre d’une série télévisée fondée sur l'histoire de Shaka, roi de la nation zoulou de 1816 à 1828.

(3) - Personnage de fiction créé par l'animateur français Michel Ocelot dans le long métrage d'animation Kirikou et la Sorcière (1998), Kirikou est un enfant vivant dans un village africain imaginaire.

(4) - La Princesse Yennenga, dont l’histoire commence dans l’actuel Ghana, vers le XIème ou le XVème siècle (les historiens ne savent pas toujours la situer avec exactitude) est une figure mythologique attachée à la création du Royaume Moogo et à la naissance du peuple Mossi, aujourd’hui majoritaire au Burkina Faso. Selon la légende, Yenenga, fille du roi Nedega, était une guerrière et une cavalière hors pair (à une époque où le cheval était réservé aux hommes). Bravant une interdiction paternelle, elle s’enfuit à dos de cheval pour conquérir sa liberté, et arrive dans la région des Boussanés, où elle rencontre un jeune prince, Rialé, qui a pareillement quitté sa famille pour fuir les exigences royales. De leur union naitra Ouedraogo (« cheval mâle »), un patronyme devenu très fréquent au Burkina Faso.


Yiiki, chorégraphie Irène Tassembedo. Danseurs, Danseuses : Tatiana Gueria Nade, Florence Gnarigo; Bienvenue Zampeleogo, France Nancy Goulian, Evariste Tassembédo, Clément Nikiéma, Ahmed Ouedraogo. Performeur : Sahab Koanda. Musiciens, compositeurs : Dramane Dembélé, Ardiaouma Diabaté, Seydou Diabate dit Kanazoé. Création le 18 septembre 2021 à 19 h, au Palais des Rencontres de Château-Thierry, dans le cadre du festival C’est comme ça !.


A voir également, à 22 h : Kokondo Zaz, un concert d’étincelles !

Kokondo Zaz est un orchestre qui surgit des décombres des décharges de Ouagadougou au Burkina Faso. Un spectacle de percussions-métal où ferrailles, vieilles marmites, réservoirs de moto sont maniés par les instrumentalistes et Sahab Koanda pour donner des rythmes de musique mandingue, mooré ou tirant vers l'afrobeat. Pour le festival C'est comme ça !, Sahab Koanda a récupéré plusieurs vieilleries et objets métalliques dans les déchetteries de la région de Château-Thierry. Accompagné par le virtuose Seydou "Kanazoé" Diabate et ses percussionnistes, Sahab Koanda assure le show en ponctuant le rythme avec sa meuleuse et ses jets d'étincelles.


Site internet de L’Échangeur : http://echangeur.org/


Le festival C’est comme ça ! se poursuit jusqu’au 9 octobre. Programme complet ICI.


Bande annonce du festival : https://vimeo.com/568334264


Compléments


A VOIR : Pour le Festival des Humanités, en juillet 2020, Irène Tassembedo offrait un film de 9 minutes, Insoumission. A voir ou revoir ici : https://www.leshumanites.org/post/ir%C3%A8ne-tassembedo-pour-le-festival-des-humanit%C3%A9s


A VOIR : La Danseuse d’Ébène, film de Seydou Boro (2002).

« Faire connaissance avec Irène Tassembédo conduit à un sujet essentiel, la question du corps, ses valeurs comme son imaginaire, et la conception particulière qu'il revêt chez les danseurs africains confrontés à l'apprentissage de la danse contemporaine occidentale. En accompagnant son parcours de nombreux entretiens, séances de travail et voyages, ce film évoque une démarche fondée sur de véritables convictions : Irène Tassembédo pense que la danse africaine doit s'inscrire dans un monde en mutation, sans renier sa propre gestuelle, sans la figer dans un schéma traditionnel souvent synonyme de folklore. Son expérience couvre deux générations d'artistes et leurs interrogations autour de la création contemporaine et du métissage culturel. » (Irène Filiberti)


EDIT (Ecole de Danse Irène Tassembedo)

EDIT, l'école de danse qu'Irène Tassembedo a ouverte à Ouagadougou, est le prolongement naturel de plusieurs décennies d’engagement pour la danse et la défense de la diversité culturelle, notamment la culture africaine. EDIT est la seule école de danse de l'Afrique subsaharienne qui délivre un diplôme reconnu par le Ministère de la culture de son pays, après trois années de formation. EDIT, c'est la promesse d'un projet de vie pour une jeunesse riche de ses talents mais issue de la précarité. Actuellement l'école supporte la majeure partie des coûts de la formation des stagiaires qui ne peuvent s'autofinancer.

Mais plus que tout cela, EDIT est un véritable projet de transformation sociale.



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