Jacques Schiffrin, visionnaire de l'édition
- Nicole Gabriel

- 16 sept.
- 10 min de lecture

Fondateur des Éditions de la Pléiade et proche d’André Gide, Jacques Schiffrin a révolutionné l’édition avant d’être contraint à l’exil. Resté dans l’ombre pendant des décennies, son œuvre visionnaire commence aujourd'hui à retrouver la place qu’elle mérite.
Jacques Schiffrin, figure marquante du Paris des années 1920 et 1930, est longtemps resté dans l’oubli. Il n’était plus connu que de quelques spécialistes, de slavisants ou de familiers du Journal d’André Gide. La piété familiale a mis fin à ce silence lorsque André Schiffrin, fils du premier, éditeur à New York, fait paraître, en 2005 , André Gide/Jacques Schiffrin, Correspondance (1922-1950), avec un avant-propos d'André Schiffrin aux Éditions Gallimard. Ces quelque deux cent cinquante lettres sont suivies de Allers/ Retours aux éditions Liana Lévi en 2007 où Schiffrin fils, revient sur l’aventure éditoriale de son père et sur l’odyssée familiale. Enfin sort, d’abord en anglais en 2019, puis en français en 2021, un ouvrage d’Amos Reichman issu d’un mémoire à l’Université Columbia : Jacques Schiffrin. Un éditeur en exil. La vie du fondateur de la « Pléiade ».
De Bakou à Paris, une vie de cosmopolite et d’ami des arts
Qui était Jacques Schiffrin ? Né à Bakou, qui fait alors partie de l’empire russe, il est originaire d’une famille de Juifs laïcs, propriétaire d’une entreprise de pétrochimie. Peu avant le début de la première Guerre mondiale, il part pour Genève y faire des études de droit. Il y fréquente des Russes. Il rencontre Rabinranath Tagore, premier écrivain non européen à recevoir le prix Nobel, dont Gide traduira – de l’anglais – L’Offrande lyrique. Il fait la connaissance de Peggy Guggenheim. Il se fiance avec celle qui sera sa première épouse, Youra Guller, une pianiste virtuose. La Révolution russe, qui nationalise l’usine de ses parents, lui interdit le retour au pays. Sa fratrie – dont fait partie Simon Schiffrin, futur directeur de la production du Quai des brumes (1938), et de L’Auberge rouge (1951), prend également le chemin de l’exil. Jacques se rend d’abord à Florence, où il est secrétaire de l’historien d’art Bernard Berenson. Puis à Monte Carlo, où il mise deux fois sur la même carte et gagne assez d’argent pour vivre durant deux ans. Il s’installe alors à Paris. Il y travaille avec l’éditeur d’art d’origine italienne Henri Piazza. C’est auprès de lui qu’il apprend le métier.
On ne sait si ce premier exil laisse des traces douloureuses chez Schiffrin. Il mène une vie de cosmopolite et d’ami des arts. De son pays de naissance, il garde la passion de la langue et de la littérature. Bientôt, il fonde sa propre maison d’édition : Les Éditions de la Pléiade. Ceci non seulement en référence aux poètes français du XVIe siècle, mais aussi à un groupe de poètes disciples de Pouchkine. Il commence sa collection par La Dame de pique d’Alexandre Pouchkine qu’il traduit, - ou plutôt retraduit – avec un autre émigré russe, Boris de Schoelzer. C’est sans doute à l’occasion des six conférences que Gide donne au Vieux-Colombier pour le centenaire de la naissance de Fiodor Dostoïevski que Schiffrin lui propose de revoir son texte. Or, Gide ne connait pas le russe. Il hésite en un premier temps : « les lettrés français connaissent La Dame de pique dans la traduction qu’en donna Prosper Mérimée (dans La Revue des Deux mondes en 1849). Il me paraissait impertinent de chercher à refaire ce qui avait été déjà si bien été fait ». Malgré quelques dissensions – Gide souhaitant un texte fluide qui « ne sente pas la traduction » et Schiffrin le respect de l’original –, la collaboration se poursuivra avec Le Coup de pistolet, La Tempête de neige, Le Maître des postes, jusqu’en 1935 avec Le Fabricant de cercueils qui divertit beaucoup Gide. Une grande amitié, qui se reflète dans leur correspondance, naît entre les deux hommes.
Dans sa collection « Auteurs russes », Schiffrin continue à traduire les classiques russes qui ont enchanté sa jeunesse : Avec C. Monnin, Premier amour de Tourguenieff (1924), avec Boris de Schoelzer, L’Éternel mari et Contes fantastiques de Dostoïevski et, de Nikolaï Gogol Le Portrait et Journal d’un fou (1929). Passeur d’une langue à l’autre Schiffrin fait illustrer les livres par des artistes russes exilés comme Alexandre Alexeïeff, Alexandre Benois, Alexei Brodovitch, Vassili Choukhaeff. Schiffrin reste un éditeur d’art. L’esthétique est à ses yeux aussi importante que le contenu d’un livre. En 1927, il rend hommage à Bernard Berenson en publiant en quatre volumes in-16°, Les Peintres italiens de la Renaissance. Schiffrin avait d’ailleurs une petite galerie d’art où le peintre et photographe Wols fait sa première exposition à Paris.
À partir de 1926, Schiffrin travaille avec Charles Du Bos. Ami de Gide critique, remarquable linguiste, c’est Du Bos qui est à l’origine de la collection « Écrits intimes ». Les traductions y dominent et chaque œuvre est précédée d’un avant-propos signé d’un écrivain. On trouve Salvator Rosa d’E.T.A. Hoffmann (traduit par Albert Béguin 1926), Les dieux en exil de Heinrich Heine (traduit par André Cœuroy 1926 ; Écrits en prose de Hugo von Hofmannsthal (présentés par Charles du Bos 27) ; Les Sonnets de Shakespeare, présentés par Valery Larbaud (1927) ); les Nouvelles exemplaires de Cervantès, traduites par Jean Cassou, 1928 ; L’Enfer de Dante, traduit par Louis et Simone Martin-Chauffier 1930) et, parmi les contemporains, Gide (Essai sur Montaigne, 1929, Œdipe,1931) et Julien Green (Les Clés de la mort , 1930).
En 1931, la première Bibliothèque de la Pléiade
Fort de ces succès, Schiffrin fonde en 1931 la Bibliothèque de la Pléiade. Le résultat est encore une fois éclatant. Entre 1931 et 1933, douze volumes sont publiés, dont des œuvres de Racine, Voltaire, E.A. Poe, Musset, Stendhal. L’idée fondatrice de Schiffrin est de nature technique. S’inspirant du concept des pocket books des éditions Penguin et des Taschenbücher de Kurt Enoch, il a l’idée de réduire le format du livre. « J’ai beaucoup voyagé : ce sont les Anglais et les Allemands qui m’ont fait penser à réaliser en France ce qui leur réussissait si bien. Mais, comme toujours lorsqu’il s’agit d’une nouveauté, j’ai dû vaincre bien des résistances. » Le livre n’était plus un objet qui trône sur une étagère mais que l’on peut glisser dans sa poche. Le format choisi par Schiffrin est de 11 cm sur 17,5. Le support utilisé est du papier « bible » permettant de faire entrer un maximum de texte dans un minimum de pages. La couverture est en cuir souple, la tranche dorée à l’or fin. Ainsi, à l’époque de la démocratisation du savoir et de l’avènement d’une culture de masse, la première Bibliothèque de la Pléiade de Jacques Schiffrin sacralise à nouveau le livre par le soin apporté à sa présentation : une édition de luxe à prix modique.

André Gide et Jacques Schiffrin
Les effets de la crise de 1929 se font rapidement sentir. André Schiffrin rappelle en ces termes les difficultés de l’entreprise : « Mon père a vite épuisé le petit capital qu’il avait réuni grâce à des investisseurs (pour l’essentiel la famille et les amis) et il ne disposait pas de capitaux nécessaires ». C’est alors que Gide intervient en suggérant à Gallimard, avec l’aide de Jean Schlumberger, de racheter à Schiffrin sa maison d’édition « par amitié et par goût pour les beaux livres », tout en lui garantissant le poste de directeur de publication. Il faut dire que Gide et Schlumberger étaient à l’origine de la Nouvelle Revue Française (NRF) en 1909, d’où devaient naître les éditions Gallimard. Malgré cela, Gide note dans son Journal qu’il fallut bien deux ans pour convaincre Gaston Gallimard. Le premier volume publié est un Baudelaire, auteur jusque-là jugé trop scandaleux. Suivent Racine, la même année et, en 1932, les Romans et Contes de Voltaire, Le Rouge et le Noir et Armance de Stendhal, et les Histoires de Poe, traduites par Baudelaire. Puis Les Essais de Montaigne (1934) et les deux volumes de l’Histoire de la Révolution française de Michelet. À partir de 1938, Schiffrin travaille à l’édition du Journal d’André Gide, premier écrivain qui devait entrer dans la collection de son vivant. Entre temps Schiffrin est du fameux voyage de Gide à Moscou en 1936, où celui-ci prononce l’oraison funèbre de Maxime Gorki sur la Place Rouge. Après une idéalisation de ce pays (« de l’utopie concrète »), non exempte d’une certaine naïveté politique, son livre Retour de l’URSS apporte une condamnation sans appel du stalinisme. « Je doute qu'en aucun autre pays aujourd'hui, fut-ce dans l'Allemagne d'Hitler, l'esprit soit moins libre, plus courbé, plus craintif, plus vassalisé ». Schiffrin dit partager le sentiment de Gide et ses réactions à la suite du voyage. Il lui fait cependant l’objection suivante : « N’est-il pas grave, à l’heure qu’il est, de faire pencher la balance d’un poids terrible qu’est votre témoignage ? » Il tente de le mettre en garde devant une radicalisation de l’opinion : « Vous savez que les hommes sont enfermés entre deux pôles. Personne ne nuance. C’est soit le fascisme, soit le communisme ».

Naturalisé français en 1927, Schiffrin est, malgré son âge, mobilisé pour la « drôle de guerre », puis réformé en tant qu’il souffre d’un emphysème grave. Au moment de l’entrée de l’armée allemande dans Paris, les Schiffrin se réfugient en Normandie, non loin de la maison de campagne des Gallimard. C’est là que l’éditeur reçoit de Gallimard qui a cédé aux exigences posées par l’occupant, la lettre suivante datée du 5 novembre 1940 : « Réorganisant sur des bases nouvelles notre maison d’édition, je dois renoncer à votre collaboration à la fabrication de la collection “Bibliothèque de la Pléiade” » [fac-similé ci-contre]
Le seul qui paraît s’en étonner est un médiéviste, Albert Pauphilet qui, lors du vote de l’assemblée des professeurs de la Sorbonne en 1940, s’était opposé à l’application des mesures prévues par le statut des juifs. Comme il s’inquiétait de l’absence de Jacques Schiffrin, qui avait publié les Chroniqueurs du Moyen Âge, une anthologie réunie par ses soins, il lui fut répondu par le secrétaire de Gaston Gallimard : « Jacques Schiffrin s'est absenté de Paris pour quelque temps : mais en son absence Jean Paulhan s'occupera de sa collection et je vais lui demander de se mettre en rapport avec vous pour recevoir votre manuscrit. En tout cas, j'espère que vous n'avez pas arrêté trop longtemps votre travail car il n'y a aucune raison pour que nous n'essayons pas de poursuivre l'exécution de notre programme. »
Pour satisfaire l’ambassadeur d’Allemagne Otto Abetz, chargé de l’« aryanisation » de l’édition française, tous les collaborateurs juifs ou communistes de Gallimard sont priés de quitter la maison. Drieu La Rochelle, écrivain aux sympathies notoires pour l’occupant, est mis à la tête de la NRF. Pour Schiffrin, l’aventure de la Bibliothèque de la Pléiade était terminée. Après-guerre, il ne devait pas retrouver sa place laissant aux éditions Gallimard leur plus beau fleuron.
En exil à New York, Schiffrin s’inscrit dans la modernité
André Gide est d’une très grade aide. Il facilite les questions d’argent avec Gallimard et s’adresse à Varian Fry de l’Emergency Rescue Committee pour que les Schiffrin puissent embarquer à Marseille. Malgré cela, les incertitudes sur le départ sont source d’angoisse, redoublée par l’immobilisation de leur navire à Casablanca. La traversée de l’Atlantique se fait dans des conditions d'une très grande précarité. Au bout de trois mois, les voyageurs arrivent à New York.
L’état d’esprit de Schiffrin est celui décrit par Hannah Arendt dans son texte "Nous les réfugiés". Il tombe dans une profonde dépression. D’ordinaire d’une retenue extrême, il écrit à Gide : « moi, triste, triste à en crever ». Sa femme, Simone, subvient aux besoins de la famille en fabriquant des accessoires de mode. Gide lui conseille de prendre exemple sur l’énergie de son épouse et de ne pas « se cramponner au malheur ». Les lettres de Gide comportent, comme à l’accoutumée, surtout des propos sur ses propres projets, en l’occurrence la publication de son Journal 1939-1942. Gide parle affaires. Peut-être encouragé par cet optimisme, Schiffrin lui écrit qu’il vient de fonder une maison d’édition à son nom Jacques Schiffrin & Co, qui publiera des œuvres en langue française. Il lui expose son programme : au premier chef, Les Interviews imaginaires de Gide, des textes écrits à partir de 1941 et parus dans le Figaro littéraire (en zone libre), Gide se refusant à publier dans une NRF dirigée par Drieu la Rochelle. Gide y prend modèle sur Montesquieu. Il propose un texte politique codé, qui, sous couvert de propos sur la langue et la littérature, permet d’envoyer des messages tacites et invite le lecteur à lire « entre les lignes ». « Combien je vous en remercie », écrit Schiffrin, ému de commencer une collection par une collaboration avec Gide, comme jadis en 1923, avec La Dame de Pique. Parmi ses projets, il cite la traduction gidienne d’Antoine et Cléopâtre en bilingue, ainsi que celle de Hamlet. Dans sa réponse, Gide suggère la réimpression de son Journal « devenu introuvable » et l’Anthologie de la poésie française, « prête à livrer ».

Jacques Schiffrin et Kurt Wolff, exilé lui aussi à New York et fondateur des éditions Pantheon Books (vers 1946) © D.R.
Jusqu’alors, Schiffrin n’est guère tenté par la publication d’œuvres politiques. À New York, la situation change et ses choix également. Il soutient la Résistance par la littérature. En 1944, il publie le Silence de la mer de Vercors (deuxième édition), des poèmes d’Aragon, des textes de Saint-Exupéry, L’Armée des Ombres de Joseph Kessel. Il est associé depuis juillet 1944, au sein de Pantheon Books, à un autre émigré, l’éditeur Kurt Wolf, qui fut le premier à publier les expressionnistes allemands et autrichiens et découvrit Kafka dont il fit paraître La Métamorphose (1913) et la Colonie pénitentiaire (1919). Sous l’influence de Kurt Wolf, l’avant-gardiste, Schiffrin s’inscrit dans la modernité. Dans une lettre à Gide, il écrit : « Savez-vous que nous avons acquis les droits de Darkness at noon (Le Zéro et l’infini) d’Arthur Koestler ? » Et d’ajouter : « il faut que vous le lisiez ».
Épuisé, mais non brisé, Jacques Schiffrin s’éteint à 58 ans. Jacques Schiffrin. Un éditeur en exil, le livre que lui a consacre Amos Reichman en 2021, est une biographie bien documentée certes, mais dont le basso continuo a une tonalité victimaire. Il est regrettable qu’il manque à cet ouvrage une liste complète des textes traduits et publiés par Jacques Schiffrin, mettant en lumière tout ce qu’il a accompli. Schiffrin était un homme aux multiples talents, au grand panache comme le souligne son fils, un mondain qui a tenu sa place dans la vie culturelle parisienne, un éditeur qui sut se remettre en question dans son exil new-yorkais. Un visionnaire de l’édition dont on commence seulement à mesurer la dimension.
Nicole Gabriel
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