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Jane Goodall, le "Discours pour l'Histoire"

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La primatologue, éthologue et anthropologue britannique Jane Goodall pose pour un portrait à New York,

le 7 avril 2017. Photo Victoria Will/Invision/AP


Mondialement connue pour ses travaux sur et avec les chimpanzés, Jane Goodall est décédée cette semaine, à 91 ans. Pour lui rendre hommage : transcription inédite de l'une de ses dernières grandes interventions publiques, en octobre 2024 à Paris, au siège de l'UNESCO. "A Speech for History". Un précieux document où elle parle de son enfance et de ses premières missions, où elle raconte comment la scientifique est devenue "militante", et où elle exprime sa conviction que nous devons penser de façon "plus holistique" face aux grands enjeux écologiques et climatiques. Un engagement qu'elle a tenu jusqu'au dernier souffle, avec sa Fondation, le Jane Goodall Institute, et le programme "Roots & Shoots", créé en 1981, qui relie aujourd'hui des jeunes du monde entier. Pas question de baisser les bras ou de céder au pessimisme : pour Jane Goodall, « chaque individu fait la différence chaque jour ».


Jane Goodall : Bonjour à tous et merci pour cet accueil extraordinaire. Merci également à Mme la Secrétaire générale Azoulay de m’avoir invitée à cette cérémonie exceptionnelle. Je suis très fière des relations que le Jane Goodall Institute entretient avec l’UNESCO, qui se sont progressivement renforcées au fil des ans pour aboutir à une coopération plus étroite.


Aujourd’hui, le monde est dans un état tel qu’aucune organisation ne peut agir seule. Nous devons collaborer, nous devons nous rassembler, nous avons besoin que les pays et les individus travaillent ensemble pour rendre ce monde meilleur, afin que nous puissions être un peu fiers de ce que nous laissons à nos enfants, mais avant tout, parce que je suis absolument convaincue que jamais auparavant dans cet espace il n’y a eu de reconnaissance appropriée du fait que nous, les humains, ne sommes pas les seuls êtres vivants sur la planète. Je souhaite donc faire entendre dans cet espace la voix du chimpanzé, l’animal que j’étudie depuis tant d’années avec mon équipe dévouée. Et ce que je vais dire signifie simplement « c’est moi, c’est Jane », car les chimpanzés ont différentes façons d’annoncer leur présence.


Une scientifique dans l’œuf


Je pense que nous ne pouvons pas choisir. Nous ne pouvons pas choisir où nous naissons. Nous ne pouvons pas choisir qui sont nos parents. Mais j’ai eu de la chance. J’ai eu la chance d’avoir une mère extraordinaire. Je suis née en aimant les animaux, tous les animaux, et elle m’a toujours soutenue.

 

Pour vous donner un exemple, quand j’avais quatre ans et demi, elle m’a emmenée en vacances dans une ferme à la campagne, une vraie ferme, pas ces horribles fermes industrielles que nous avons aujourd’hui. J’ai donc rencontré pour la première fois des vaches et des cochons dans les champs, et on m’a confié la tâche de ramasser les œufs des poules. Les poules picoraient dans la cour de la ferme, mais la nuit, elles dormaient dans de petits poulaillers en bois pour les protéger des renards.

 

Mon travail consistait donc à aller ramasser les œufs. Je faisais le tour de ces petits poulaillers et, s’il y avait un œuf, je le mettais dans mon panier. Mais je n’arrêtais pas de demander aux gens : « Mais d’où sort l’œuf de la poule ? Parce que je ne vois pas de trou assez grand. »

 

Et personne ne me répondait. Un jour, je m’en souviens très bien, j’ai vu une poule, elle était brune, et elle entrait dans un de ces poulaillers, et j’ai dû penser : « Ah, elle va pondre un œuf. » Alors je me suis mis à ramper derrière elle. Grosse erreur : elle a poussé un cri de peur et s’est envolée. Mais maintenant, je suis sur la voie de la découverte. Je vais bien trouver comment cet œuf sort.

 

J’ai donc attendu dans un poulailler vide, et j’ai attendu pendant quatre heures. Pour un enfant de quatre ans - certains d’entre vous sont parents - c’est beaucoup de patience. Et ma mère était sur le point d’appeler la police. Personne ne savait où j’étais. Et puis elle a vu cette petite fille excitée se précipiter vers la maison parce que j’avais vu comment une poule pondait un œuf et d’où l’œuf sortait. Et je ne sais pas qui était le plus excité, moi ou la poule.


[Ma mère] s’est assise pour écouter cette merveilleuse histoire sur la façon dont une poule pond un œuf. Et je raconte cette histoire parce que n’est-ce pas ainsi que naît un petit scientifique ? La curiosité, poser des questions, ne pas obtenir la bonne réponse, décider de trouver la réponse par soi-même, faire des erreurs, ne pas abandonner et apprendre la patience.

 

Tout était là, et une autre mère aurait peut-être étouffé cette curiosité scientifique précoce, et je n’aurais peut-être pas fait ce que j’ai fait. Elle a donc continué à me soutenir tout au long de mon enfance.


La guerre, Tarzan et les rêves dans le jardin


À partir de l’âge de 5 ans, la Seconde Guerre mondiale faisait rage.

 

La télévision n’avait pas encore été inventée à l’époque. J’apprenais donc en étant dehors, dans le jardin. C’était le jardin de ma grand-mère.

 

Nous y sommes allées lorsque la guerre a éclaté. […] Ma mère, ma sœur et moi sommes allées vivre chez ma grand-mère maternelle à Bournemouth, en Angleterre. […] Dans ce grand jardin, j’observais les écureuils, les oiseaux et les insectes. Et comme il n’y avait pas de télévision, je lisais des livres, et j’adorais ça.

 

Les livres venaient de la bibliothèque. Nous avions très peu d’argent. Mais j’économisais mes centimes, mon argent de poche, et je passais mes samedis après-midi à fouiner dans cette petite librairie d’occasion. Et cette fois-là, j’avais juste assez d’argent pour acheter un tout petit livre d’occasion intitulé Tarzan of the Apes. Vous connaissez Tarzan grâce à la télévision et au cinéma. Mais moi, j’ai découvert Tarzan dans ce livre.

 

Et bien sûr, je suis tombée passionnément amoureuse de ce glorieux seigneur de la jungle. Et qu’a-t-il fait ? Il a épousé la mauvaise Jane. Bien sûr, je savais qu’il n’y avait pas de Tarzan, mais c’est là que mon rêve a commencé. Je grandirais, j’irais en Afrique, je vivrais avec les animaux sauvages et j’écrirais des livres à leur sujet. Je ne pensais pas devenir scientifique. Les filles ne faisaient pas ce genre de choses. Tout le monde se moquait de moi. Comment vas-tu faire ça ? Tu n’as pas d’argent. À l’époque, nous considérions l’Afrique comme le continent noir, un endroit très dangereux. Et de toute façon, je n’étais qu’une fille... Mais pas ma mère. C’était tellement important dans ma vie qu’elle m’a dit : « Si tu veux vraiment faire ça, tu vas devoir travailler très dur et saisir toutes les occasions qui se présenteront. Et si tu n’abandonnes pas, tu trouveras un moyen, j’espère. » […]


Et puis, un jour, le Kenya


Me voilà donc en train de grandir, sans argent pour aller à l’université, obligée de trouver un emploi parce que nous avions peu d’argent. J’ai trouvé un emploi, enfin, j’ai d’abord suivi une formation de secrétaire, ce que je ne voulais pas faire. Mais là encore, ma mère m’a dit avec sagesse : « Si tu dois le faire, donne tout ce que tu as. Tu ne veux peut-être pas être secrétaire, mais sois la meilleure secrétaire possible. » J’ai donc travaillé dur et j’ai trouvé un merveilleux emploi à Londres, mais une opportunité s’est présentée : une lettre d’une amie de l’école m’invitant à passer des vacances au Kenya, où ses parents avaient acheté une ferme. Je ne pouvais pas économiser d’argent à Londres. Je suis rentrée chez moi. J’ai travaillé comme serveuse dans un hôtel du coin.

 

C’était un travail très dur. Et c’était ma première expérience d’apprentissage d’une nouvelle culture, car tous les autres serveurs et serveuses étaient des professionnels et venaient d’Irlande. C’étaient des catholiques irlandais. J’ai donc découvert une culture totalement nouvelle, très différente.

 

Quoi qu’il en soit, j’ai finalement réussi à économiser suffisamment d’argent, cela m’a pris environ cinq mois, et j’avais assez d’argent pour un billet aller-retour pour le Kenya. À l’époque, il y avait bien sûr des avions, mais ils étaient très chers. Je suis donc partie en bateau.

 

Le voyage a duré près d’un mois, car le canal de Suez était fermé en raison d’une guerre entre la Grande-Bretagne et l’Égypte. Le bateau a dû contourner le cap de Bonne-Espérance. C’était très excitant.

 

Nous avons quitté l’Angleterre par temps gris et froid, puis la mer est devenue plus bleue. J’ai commencé à voir des poissons volants, puis, plus près du Cap, des dauphins. Le premier endroit où j’ai posé le pied sur le sol africain était Le Cap. […]


Ma mère avait deux amies là-bas qui lui avaient dit : « Ne t’inquiète pas pour Jane. Quand le bateau s’arrêtera pour se réapprovisionner, nous nous occuperons d’elle. » Pendant deux jours, elles m’ont donc fait visiter les environs.

 

Au début, c’était très excitant. Mais ensuite, j’ai commencé à remarquer des panneaux en afrikaans sur le dossier des sièges et les portes des hôtels et des restaurants. Et j’ai demandé : « Que signifient ces mots “Réservé aux Blancs” ? » Je n’ai pas été élevée comme ça. Mon grand-père était pasteur. Nous jugions les gens en fonction de leur personnalité, pas par autre chose. Je me suis donc sentie très mal à l’aise. C’était l’apogée de l’apartheid en Afrique du Sud.

 

J’étais très heureuse de partir. En arrivant au Kenya, c’était différent. Le Kenya était sur le point de devenir indépendant de la domination coloniale britannique.

 

Je suis restée chez un ami. Quelqu’un m’a dit : « Si tu t’intéresses aux animaux, tu devrais rencontrer le Dr Louis Leakey, un paléontologue célèbre qui recherche les premiers humains dans différentes régions d’Afrique. » Je suis allée le voir.


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Jane Goodall avec le paléo-anthropologue Louis Leakey. Photo  Joan Travis / Jane Goodall Institute


Sur les traces des Hommes dans les pas des chimpanzés


[Le doctor Laekey] était directeur du Musée d’histoire naturelle de Nairobi. Il m’a fait visiter les lieux. Il m’a posé beaucoup de questions. Et comme j’avais passé tout le temps possible au Musée d’histoire naturelle de Londres et que j’avais lu tous les livres que je pouvais trouver sur les animaux d’Afrique de l’Est, j’ai pu répondre à beaucoup de ses questions. Je lui ai alors parlé de ce travail de secrétaire ennuyeux, de ma formation. Devinez quoi ? Deux jours avant que je rencontre Leakey, sa secrétaire était partie soudainement.

 

Il avait besoin d’une secrétaire, et j’étais là. Et je me retrouvais entourée de gens qui peuvent répondre à toutes mes questions sur les animaux et les plantes d’Afrique de l’Est. Ce n’était pas comme être une secrétaire normale. J’étais dans la même pièce que lui, et il y avait toujours des gens intéressants qui entraient. Et j’avais le droit d’amener mon petit galago [petit primate nocturne, NdT], qui dormait dans une calebasse au-dessus du bureau de Louis Leakey. Et quand un visiteur arrivait, le petit visage du galago apparaissait, puis il sortait et sautait soudainement sur la tête de ce pauvre homme. C’était assez drôle de voir sa réaction. Leakey ne s’en souciait pas du tout. J’étais donc là, et Leakey m’a permis de l’accompagner, avec sa femme et une autre jeune anglaise, pour ce qui était à l’époque une visite de trois mois chaque année sur un site fossilifère très célèbre, la gorge d’Olduvai.

 

À l’époque, personne n’en avait entendu parler. Ce sont les Leakey qui ont estimé que les galets d’Olduvai étaient en fait des outils de l’âge de pierre. Personne ne les croyait.

 

Certains d’entre vous sont peut-être allés dans le Serengeti et ont été émerveillés par les animaux qui y vivent. À l’époque, il n’y avait pas de route […] entre Arusha et Serenera. Il n’y avait qu’une piste très accidentée. Il n’y avait même pas de piste menant à la gorge d’Olduvai. Comment les Leakey ont-ils trouvé leur chemin jusqu’à cet endroit ? Difficile à dire...

 

Tous les animaux étaient là. Il y avait tellement d’animaux... Nous avons campé pendant trois mois.

 

Les seuls êtres humains que nous avons vus étaient quatre guerriers Maasai. Julian et moi avions le droit de sortir le soir après une dure journée de travail à la recherche de fossiles. Et à cette occasion, quelque chose m’a poussé à regarder derrière moi. Et là, à peu près à la distance qui sépare les deux côtés de cet auditorium, se trouvait un jeune lion mâle. Il était adulte. Sa crinière commençait à pousser.

 

Il se tenait debout, observant, la queue légèrement agitée. Je pense qu’il était simplement curieux. Julian voulait se cacher dans la végétation au fond de la gorge. Je lui ai dit : « Julian, le lion saura où nous sommes. Nous, nous ne saurons pas où est le lion. Nous devons monter sur la plaine ». Ce que nous avons fait.

 

Et je pense que c’est ce soir-là, autour du feu de camp, que Leakey a décidé que j’étais la personne qu’il cherchait pour aller étudier le comportement des chimpanzés dans la nature. Personne ne l’avait jamais fait. Et, bien sûr, j’étais vraiment très enthousiaste.


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Jane Goodall et sa mère, lors de sa première mission de terrain. Photo Hugo van Lawick / Jane Goodall Institute


La première recherche de terrain


Pourquoi Leakey voulait-il que j’aille faire cela ? Il recherchait les restes fossilisés des premiers humains. Et à partir d’un os fossilisé, on peut en apprendre beaucoup sur l’emplacement des muscles, savoir si la créature se tenait debout, à partir de l’emplacement des dents, le type de nourriture qu’elle mangeait. Mais le comportement ne se fossilise pas.

 

Leakey croyait, comme nous le savons maintenant, que les chimpanzés et nous-mêmes provenions d’un ancêtre commun qui s’est séparé il y a environ 6 millions d’années, peut-être un peu plus. Il a donc avancé que si on pouvait observer un comportement similaire ou identique chez les chimpanzés d’aujourd’hui et les humains d’aujourd’hui, ce comportement était peut-être également présent chez l’ancêtre commun et qu’ils l’avaient conservé tout au long de leur longue évolution séparée. Cela, selon lui, permettrait de mieux comprendre comment les premiers humains pouvaient se comporter.

 

Bien sûr, cela est aujourd’hui généralement accepté. Nous pouvons donc imaginer les premiers humains marchant debout, utilisant des outils avant les outils en pierre et d’autres objets similaires. Mais rien de tout cela n’était connu à l’époque.

 

Il y avait deux problèmes. Tout d’abord, l’argent. Je n’étais pas allée à l’université, rappelez-vous. Mais finalement, un riche Américain a dit : « D’accord, voici de quoi payer six mois d'études, nous verrons comment elle s’en sort. »

 

Deuxièmement, la Tanzanie s’appelait alors le Tanganyika. Elle faisait partie de l’Empire britannique en déclin. Et les autorités ont dit : « Une jeune fille seule dans la forêt ? Absolument pas. » Mais Leakey n’a jamais abandonné. Finalement, ils ont dit : « D’accord, [mais] elle ne peut pas venir seule. »

 

Qui s’est porté volontaire pour l’accompagner ? Cette même mère remarquable. Elle est venue pendant quatre mois sur les six que j’ai passés là-bas. Après cela, les autorités ont probablement pensé que j’étais folle, mais cela semblait aller.

 

Mais ce qu’elle a fait de formidable pendant ces quatre mois où elle était là, c’est tout d’abord de m’avoir remonté le moral. Je commençais à déprimer sérieusement, car dès que les chimpanzés me voyaient, ils disparaissaient dans les sous-bois. Ils sont très timides.

 

Et je n’avais d’argent que pour six mois. Au bout de quatre mois, il n’y avait toujours qu’un seul chimpanzé qui commençait à ne plus avoir peur de moi. Mais ma mère me disait : « Jane, tu apprends beaucoup plus que tu ne le penses. Tu as trouvé ce sommet. Et avec tes jumelles, tu vois que les chimpanzés voyagent parfois seuls, parfois une mère avec ses enfants, parfois un groupe de mères, parfois un groupe de mâles qui traînent ensemble. » Et elle disait : « Tu apprends comment ils font leurs nids dans les arbres la nuit. Tu apprends le type de nourriture qu’ils mangent et le type de cris qu’ils poussent. »

 

C’était donc vraiment triste qu’elle soit partie deux semaines avant la découverte révolutionnaire que tout le monde connaît aujourd’hui, à savoir que les chimpanzés peuvent utiliser et fabriquer des outils. Et c’est ce premier chimpanzé qui a commencé à ne pas avoir peur de moi, que j’ai appelé David Greybeard parce qu’il avait de beaux poils blancs sur le menton.

 

Je l’ai vu cueillir des brins d’herbe et les utiliser pour pêcher des termites dans leurs terriers, puis arracher l’herbe et manger les insectes avec ses lèvres. Il a également cueilli des brindilles feuillues et les a utilisées comme outils, après avoir soigneusement retiré les feuilles et les branches latérales. À l’époque, la science pensait que seuls les humains pouvaient utiliser et fabriquer des outils. Cette observation était donc très excitante.

 

C’est cette observation qui a permis à Leakey d’obtenir des fonds pour que je puisse continuer à la fin des quatre mois. Il a obtenu des fonds de la National Geographic Society. J’ai donc pu me détendre.

 

J’avais donc plus de temps. J’avais toujours su que si j’avais le temps, je pourrais gagner la confiance des chimpanzés. Et cela grâce à David, à son calme : il était un leader-né.


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Jane Goodall joue avec un chimpanzé dans le parc national de Gombe, en Tanzanie.

Photo Hugo Van Lawick/National Geographic Creative


Entre David et Goliath


[David] n’était pas le mâle dominant, mais il était doux. Et lorsque les jeunes avaient peur, ils couraient vers lui pour se rassurer. Mais lorsque je m’approchais d’un groupe prêt à s’enfuir, si David était là, il restait simplement assis calmement. Je suppose qu’ils se sont dit : « Après tout, elle ne doit pas être si effrayante que ça. » Et petit à petit, j’ai pu m’approcher. Petit à petit, j’ai pu identifier chacun d’entre eux individuellement.

 

J’ai ainsi fait la connaissance du meilleur ami de David, Goliath, le mâle dominant, et de certains autres mâles comme William et M. Wurzel. J’ai fait la connaissance de la femelle dominante, Old Flo, et de sa famille, ainsi que de Passion, Melissa et tous les autres. Ce qui m’a le plus frappée, c’est à quel point ils nous ressemblent.

 

Dans leurs gestes et leurs postures de communication, ils s’embrassent, s’étreignent, se tiennent la main, se tapotent, mendient de la nourriture. Et les mères, la relation avec leur famille, des liens forts qui peuvent durer toute la vie, comme nous le savons aujourd’hui, car les recherches se poursuivent. Elles en sont à leur 64e année.

 

À l’époque, bien sûr, je ne le savais pas, mais les liens entre la mère et sa progéniture étaient très évidents. Les amitiés entre deux mâles en particulier peuvent être très fortes et ils se soutiennent mutuellement en cas de conflit. Et puis, il y a deux mâles qui se disputent la domination. […] Ils se tiennent debout, hérissent leurs poils, se pavanent et peuvent lever le poing. Cela vous rappelle-t-il certains hommes politiques ? Je pense que oui. Je ne cite aucun nom... Quoi qu’il en soit, cela a été un choc de découvrir que, comme nous, les chimpanzés ont leur côté sombre. Ils peuvent être violents, brutaux, ils peuvent tuer.

 

Il existe des conflits entre communautés voisines. Une communauté compte environ 50 individus. Et lors de ces interactions intercommunautaires, les mâles semblent chasser les individus du groupe voisin, et s’ils en rencontrent un, mâle ou femelle, ils l’attaquent si brutalement qu’il meurt de ses blessures.

 

Cela m’a choquée, car je pensais que les chimpanzés étaient comme nous, mais en plus gentils. Il est encore plus choquant de réaliser que cette agressivité les rend encore plus semblables à nous. Mais en même temps, tout comme nous avons un côté compatissant, aimant et altruiste, eux aussi. Et j’en apprenais de plus en plus à ce sujet également.


Perruques anglaises


Au bout de deux ans environ, Leakey m’a dit que je devais aller obtenir un diplôme, qu’il n’y avait pas le temps pour faire des études de premier cycle, qu’il m’avait trouvé une place à l’université de Cambridge en Angleterre pour faire un doctorat sur le comportement animal. J’étais donc très nerveuse.

 

Imaginez ce que j’ai ressenti lorsque ces professeurs érudits m’ont dit que j’avais tout fait de travers. « Jane, vous auriez dû numéroter les chimpanzés de votre étude, et non leur donner des noms. » « Vous ne devriez pas parler de la personnalité des chimpanzés. » « Tu ne devrais pas dire qu’ils ont un esprit capable de résoudre des problèmes. Et tu ne peux absolument pas dire qu’ils ont des émotions comme le bonheur, la tristesse, la peur, le désespoir, etc. Pourquoi ? Parce que ces émotions sont propres à l’être humain. »

 

Et ils m’ont dit que je ne pouvais pas éprouver d’empathie pour mes sujets. Les scientifiques doivent être froidement objectifs. Heureusement, j’ai eu un merveilleux professeur quand j’étais enfant qui m’a appris que ces professeurs racontaient n’importe quoi, que ce n’était pas vrai.

 

Je parie que beaucoup d’entre vous ont eu un animal, un chien, un chat, un lapin, un oiseau, peu importe. Vous savez parfaitement que nous ne sommes pas les seuls êtres sur la planète à avoir une personnalité, un esprit et des émotions. Et il est tout à fait possible d’être objectif tout en ayant des sentiments pour l’être que l’on étudie.

 

Quoi qu’il en soit, je ne les ai pas pris de front. J’ai continué à décrire leur comportement. Et le cinéaste du Geographic Center et son film corroboraient tout ce que j’avais dit (1). Peu à peu, l’attitude scientifique a commencé à changer. On appelle maintenant cela, m’a-t-on dit, « la méthode Jane Goodall d’étude des animaux. » Quoi qu’il en soit, j’ai obtenu mon doctorat et je suis retournée à Gombe.


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Jane Goodall avec l'un des ses sujets d'étude, dans le parc national de Gombe, en Tanzanie. Photo Bettmann Archive/Getty Images


La révolution Goodall


Je suis retournée aux meilleurs jours de ma vie. J’ai construit une petite station de recherche. Gombe est un tout petit parc national, donc il y a très peu d’étudiants. Et je pouvais passer des heures, non seulement à étudier les chimpanzés dans la forêt, mais aussi à étudier l’écosystème forestier ; ce mélange étonnant d’espèces animales et végétales, toutes interdépendantes et formant l’écosystème forestier. Quand je suis dans ces forêts, je ressens un lien spirituel très fort avec le monde naturel.

 

Alors, pourquoi suis-je partie ? Pourquoi ai-je commencé à voyager à travers le monde, à donner des conférences pour sensibiliser les gens et, bien sûr, pour collecter des fonds ? Mais pourquoi ai-je quitté Gombe ? J’aurais pu rester. Je pourrais encore y être. Mais je suis allée à une conférence.

 

J’ai contribué à sa création. C’était en 1986. À cette époque, six autres scientifiques étudiaient les chimpanzés dans différentes régions d’Afrique. Nous voulions donc savoir dans quelle mesure le comportement des chimpanzés changeait ou ne changeait pas en fonction de leur environnement. S’il existait différentes cultures.

 

Si l’on définit la culture comme un comportement transmis d’une génération à l’autre par l’apprentissage par observation... J’avais déjà dit que je pensais que ce serait le cas. Et voilà, c’est vrai.

 

Il existe différentes façons d’utiliser les outils. Certains aliments sont consommés dans certaines régions et pas dans d’autres. Et cela s’explique par le fait que les jeunes apprennent en observant et en imitant. Et comme les jeunes ont beaucoup à apprendre, leur enfance est très longue. Quatre ans séparent les naissances. Et pendant ces quatre années, le jeune apprend les cultures de sa communauté.

 

Lors de cette conférence, nous avons également eu une session sur la conservation. Et cela a été choquant. J’ai appris que partout en Afrique, là où les chimpanzés étaient étudiés, les forêts étaient détruites. Ils perdaient leur habitat et leur nombre diminuait. Je suis donc allée à cette conférence en tant que scientifique. Je suis repartie en tant que militante.

 

Les gens disent que cela a dû être une décision difficile. Ce n’était pas une décision. C’est simplement quelque chose qui m’est arrivé.


La méthode Takari : sauver les chimpanzés pour sauver les hommes


Les chimpanzés m’avaient tant apporté. Je devais maintenant faire tout mon possible pour les aider. Mais je ne savais pas quoi faire.

 

Cependant, j’ai de nouveau obtenu des fonds du National Geographic et j’ai visité les sites d’étude à travers l’Afrique pour en savoir plus sur le sort des chimpanzés. Et, bien sûr, il y avait le commerce croissant de la viande de brousse : il s’agit de la chasse commerciale d’animaux sauvages pour l’alimentation.

 

Les chasseurs posaient des pièges pour attraper des antilopes, des potamochères, etc. Et un chimpanzé peut se faire prendre une main ou un pied dans un piège sauvage. Et même s’ils peuvent casser le fil de fer, ils ne peuvent pas se libérer du piège.

 

Ils perdent donc une main ou une patte, ou meurent de gangrène. Et puis, en plus de la perte de leur habitat, les mères sont abattues afin que leurs bébés puissent être volés et vendus dans le monde entier comme animaux de compagnie ou pour divers divertissements, cirques, etc. De plus, à mesure que les populations s’enfonçaient dans la forêt, elles y apportaient des maladies humaines.

 

Les chimpanzés nous ressemblent tellement, partageant 98,7 % de notre ADN, qu’ils peuvent attraper nos maladies, ce qui peut avoir un effet dévastateur sur une communauté de chimpanzés. Mais en même temps que j’apprenais tout cela sur les chimpanzés, je découvrais la situation difficile de certains Africains vivant dans et autour de l’habitat des chimpanzés, la pauvreté extrême, le manque d’infrastructures sanitaires et éducatives, ainsi que la dégradation des terres agricoles à mesure que leur population augmentait. Et cela a atteint son paroxysme lorsque j’ai survolé le petit parc national de Gombe.

 

En 1960, lorsque j’ai commencé, il faisait partie de la ceinture forestière équatoriale qui s’étendait de l’ouest de l’Afrique de l’Est jusqu’à la côte ouest-africaine. Mais lorsque j’ai survolé la région au milieu des années 1980, j’ai été horrifiée de voir une petite île de forêt qui constituait le parc national, entourée d’arbres disparus et de collines dénudées. Il y avait plus de personnes vivant là-bas que la terre ne pouvait en supporter.

 

Trop pauvres pour acheter de la nourriture ailleurs. Leurs propres terres agricoles sont désormais infertiles et surexploitées. Pourquoi abattaient-ils les arbres ? Parce qu’ils luttaient pour survivre et qu’ils devaient essayer de gagner un peu d’argent grâce au charbon de bois ou au bois d’œuvre, ou encore défricher des terres pour cultiver davantage de nourriture afin de nourrir leurs familles.

 

En survolant Gombe, cela m’a frappée de voir que si nous ne trouvions pas le moyen d’aider ces gens à gagner leur vie sans détruire leur environnement, nous ne pourrions pas sauver les chimpanzés, les forêts ou quoi que ce soit d’autre. C’est ainsi qu’en 1990, nous avons commencé avec un homme formidable, George Strundon, qui travaillait déjà dans cette région de Tanzanie depuis 15 ans. Il m’a aidée à lancer un programme qui est aujourd’hui connu sous le nom de méthode Takari, un programme très holistique.

 

Mais lorsque nous avons commencé, c’était un petit groupe de sept Tanzaniens locaux qui avaient été choisis pour aider à lancer ce programme. Ce n’était pas une bande de Blancs arrogants qui débarquaient dans un village africain très pauvre pour leur dire ce que nous allions faire pour améliorer leur vie. Non.

 

Ces sept personnes se sont rendues dans les 12 villages autour de Gombe, se sont assises et ont demandé aux habitants ce qu'on pouvait faire [Le Jane Goodall Institure - NdT] pour les aider. C’est là que nous avons commencé. Bien sûr, ils voulaient plus de nourriture, ce qui signifiait restaurer la fertilité des terres surexploitées sans produits chimiques agricoles.

 

Ils voulaient également de meilleures infrastructures, notamment en matière de santé et d’éducation pour leurs enfants. Nous avons donc travaillé avec les autorités locales tanzaniennes pour améliorer ces aspects. À mesure qu’ils nous faisaient confiance, nous avons mis en place d’autres programmes, tels que des programmes de gestion de l’eau ou la recherche d’un maximum de bourses afin de donner aux filles la possibilité de suivre des études secondaires.

 

À l’époque, seuls les garçons pouvaient en bénéficier. Nous avons ensuite introduit la microfinance, grâce à mon grand ami Muhammad Yunus, dont je suis très heureuse qu’il ait enfin été libéré de toutes ces accusations de malhonnêteté, dont certains d’entre vous ont certainement entendu parler (2). Quoi qu’il en soit, il m’a emmenée au Bangladesh, où il a créé la Grameen Bank.

 

J’y ai rencontré des femmes qui, avant qu’il ne lance ce programme d’octroi de très petits prêts que les banques normales ne leur accordaient pas, m’ont raconté ce qu’elles avaient ressenti lorsqu’elles avaient eu de l’argent entre les mains pour la première fois. Nous avons donc introduit cette microfinance dans les villages autour de Gombe. En particulier pour les femmes, car malheureusement, même si les hommes peuvent obtenir des prêts, ils ont tendance à boire les bénéfices et ne peuvent donc pas les rembourser. Mais les femmes, bien sûr, sont beaucoup plus désireuses de les économiser pour nourrir leur famille, etc. Cela a donc fait une très grande différence dans les conditions de vie des habitants des environs de Gombe.

 

Lorsque j’ai discuté avec certaines personnes et que nous avons filmé certaines d’entre elles, elles m’ont confié qu’elles étaient fières de contracter un prêt pour créer une petite entreprise respectueuse de l’environnement et de le rembourser. C’est leur projet. Elles l’ont réalisé elles-mêmes.

 

Cela leur donne une fierté qui est si importante lorsque l’on veut aller de l’avant dans la vie. Et ensuite, s’ils le souhaitent, ils peuvent contracter un prêt plus important. Mais quand elles me parlent de la différence que cela a fait, cela me réchauffe vraiment le cœur.


Graines dans un sol fertile


Nous avons également planté des arbres lorsque nous nous sommes installés dans les villages au-delà de Gombe. Ce qui a commencé avec ces 12 villages s’est ensuite étendu à 104 villages couvrant la majeure partie de l’aire de répartition des chimpanzés en Tanzanie. Et alors que ce programme commençait à donner de très bons résultats et que l’ait l’attitude des gens envers la vie et envers nous, nous avons pu mettre en place notre programme de conservation scientifique grâce au Dr Lillian Pintea et à certains habitants de Gombe qui ont introduit des technologies plus modernes, comme le SIG, le GPS et l’imagerie satellite.

 

Cela a permis aux populations locales d’élaborer les plans de gestion de l’utilisation des terres exigés par le gouvernement. Cela nous a également permis de mieux suivre les déplacements des chimpanzés et, progressivement, d’autres technologies ont été introduites. Nous avons utilisé des drones, des pièges photographiques et d’autres dispositifs de ce type.

 

Ce programme s’est donc avéré très fructueux et la méthode Takari est désormais utilisée dans six autres pays africains où divers programmes du Jane Goodall Institute étudient les chimpanzés. À cette époque, j’ai commencé à voyager à travers le monde pour sensibiliser les gens aux problèmes rencontrés par les chimpanzés et les populations africaines et, bien sûr, pour collecter des fonds, car le programme Takari et la poursuite des recherches à Gombe ont évidemment un coût.


Au cours de mes voyages, dans les années 1990, j’ai rencontré des jeunes qui avaient déjà perdu tout espoir... Quel choc de voir des jeunes perdre espoir au lycée et à l’université ! Douze lycéens sont venus me voir à Dar es Salaam. Ils avaient des préoccupations différentes. Ils s’inquiétaient de ce qui se passait dans leur monde. Certains s’inquiétaient du braconnage dans les parcs nationaux. Pourquoi le gouvernement ne faisait-il pas plus pour lutter contre ce fléau ? Ils s’inquiétaient de la pêche illégale à la dynamite. Certains s’inquiétaient des enfants des rues qui sniffaient de la colle et n’avaient pas de domicile.

 

D’autres s’inquiétaient du traitement cruel réservé aux chiens errants et voulaient donc que je règle ces problèmes. Je leur ai répondu que j’aimais la Tanzanie, mais que je n’étais pas Tanzanienne. Ils sont repartis dans leurs huit écoles différentes. Ils ont rassemblé d’autres amis qui partageaient leur sentiment. Nous avons organisé une réunion avec une trentaine de jeunes en 1991, puis le programme jeunesse du Jane Goodall Institute a vu le jour. Nous l’avons appelé Roots and Shoots (Racines et pousses), en référence à un grand arbre.


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Jane Goodall et des membres du programme Roots & Shoots plantent des arbres à Singapour. Photo Chris Dickinson


Des Racines et des Pousses

 

J’adore les arbres. Imaginez un très grand arbre. Il a probablement commencé par une petite graine et, lorsqu’il a commencé à pousser, vous pouviez le prendre dans vos mains et voir ses petites racines et ses petites pousses, qui semblaient si faibles et insignifiantes, mais c’est ce que j’appelle de la magie.

 

Il y a une magie, une force vitale si puissante que ces petites racines, pour atteindre l’eau, peuvent traverser les rochers et finir par les repousser. Et cette petite pousse, pour atteindre la lumière du soleil, peut traverser un mur de briques et finir par le renverser. Vous avez tous vu des choses comme ça.

 

Nous voyons donc les jeunes, les Roots & Shoots, s’attaquer aux problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui et les repousser comme des rochers et les abattre comme des murs. Et nous avons décidé lors de cette première réunion que le message principal de Roots & Shoots serait que chaque individu compte. Chaque individu fait la différence chaque jour.

 

N’oubliez pas que vous êtes important parce que vous faites la différence et que lorsque des millions de personnes prennent les bonnes décisions, cela a un impact énorme dans le monde entier. Beaucoup de gens viennent me voir alors qu’ils sont déprimés, ils pensent aux problèmes du monde et se sentent déprimés. C’est le cas de nous tous lorsque nous pensons aux problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui.

 

Mais je leur dis : « Vous ne pouvez pas résoudre ces problèmes, mais qu’en est-il de l’endroit où vous vivez ? Y a-t-il quelque chose qui vous tient à cœur ? Peut-être vous souciez-vous des déchets plastiques, peut-être vous souciez-vous de la pollution provenant de l’agriculture ou des déchets ménagers. Il y a forcément quelque chose. Eh bien, rassemblez quelques amis et essayez de faire quelque chose à ce sujet. »

 

Ils le font et ils constatent que cela fait une différence. Ils se sentent mieux et veulent en faire davantage. Avec Roots & Shoots, comme tout est interconnecté, nous avons décidé que chaque groupe choisirait trois projets. Un pour aider les gens, un pour aider les animaux et un pour aider l’environnement. Ils ne sont pas obligés de réaliser tous ces projets, mais ils doivent les partager afin de comprendre l’interconnexion entre les différents projets. Ce qui a commencé avec 12 lycéens est aujourd’hui présent dans 74 pays à travers le monde.

 

Nous avons des membres de la maternelle à l’université. Et je peux vous dire qu’ils font bouger les choses. Le groupe Roots & Shoots se développe en France. Je viens de m’entretenir avec plusieurs d’entre eux. Les jeunes font preuve d’un enthousiasme débordant et ont tellement d’idées géniales lorsqu’ils comprennent les problèmes et que nous leur donnons les moyens d’agir et les aidons à faire bouger les choses. Et c’est tellement important quand on pense à ce que nous laissons à nos enfants aujourd’hui. Nous leur léguons un monde imparfait.


« Sapiens », vous dites ?

 

Et c’est là que j’en arrive à la plus grande différence entre les humains et les autres animaux. Nous savons aujourd’hui que les animaux sont bien plus intelligents que nous le pensions auparavant. Pas seulement les grands singes, les chimpanzés, les gorilles, les orangs-outans, les singes, les baleines, les éléphants, mais nous savons maintenant que les cochons sont très intelligents.

 

Certains d’entre eux sont plus intelligents que certains chiens. Et si vous ne me croyez pas, cherchez sur Google, non pas Picasso l’artiste, mais Pigcasso. Vous comprendrez alors ce que je veux dire (3).

 

Les peintures de Pigcasso se vendent environ 5.000 dollars et sa plus grande peinture s’est vendue 25.000 dollars. Et elle adore ça. La personne qui l’a sauvée d’un élevage industriel est une artiste et elle a remarqué que ce cochon l’observait, alors elle a installé un chevalet, lui a donné un pinceau avec de la peinture et le cochon s’est mis à peindre. Vous allez adorer regarder ça.


Nous savons maintenant que les oiseaux sont très intelligents, en particulier les corbeaux et bien sûr les perroquets. Je connais un perroquet qui connaît 1.500 mots, et un mot n’est compté dans son vocabulaire que s’il l’a prononcé deux fois spontanément dans le bon contexte. Et puis, vous serez certainement surpris d’apprendre qu’on peut apprendre à des poissons rouges à jouer au football. Il y a un Chinois qui a trois poissons rouges de ce côté de l’aquarium et trois de l’autre côté, et il leur a appris à jouer au football. Sérieusement. Ceux-ci essaient de mettre le ballon dans le but de là-bas, et ceux-là essaient de le leur prendre et de le mettre dans le but de là-bas. Des poissons rouges !


On peut apprendre aux bourdons à laisser tomber une petite bille dans un trou, puis ils obtiennent une récompense. C’est incroyable. D’autres bourdons qui n’ont pas été dressés peuvent faire la même chose simplement en observant les bourdons dressés. Et puis, certains d’entre vous ont sûrement vu mon professeur pieuvre, et nous connaissons l’incroyable intelligence des pieuvres. Oui, elles sont très intelligentes, mais pensez à ce que nous avons accompli.

 

Nous avons envoyé une petite caméra sur Mars à bord d’une fusée. Nous savons maintenant à quoi ressemble la surface de Mars. Nous avons Internet, et ce sont là des exploits qu’aucun animal, aussi intelligent soit-il, ne pourrait accomplir. Mais nous ne sommes pas intelligents, n’est-ce pas ? Nous avons cet intellect incroyable, mais si nous étions intelligents, nous serions des Homo sapiens, des créatures sages. Mais nous ne sommes pas intelligents, car une créature intelligente ne détruirait pas sa planète.

 

C’est notre seule maison, et qu’en avons-nous fait ? Si vous pensez aux problèmes que nous avons créés, nous avons le réchauffement climatique, nous avons la disparition d’espèces, la perte de biodiversité dans le monde entier. Nous avons la pollution de l’air, de l’eau et de la terre. Nous avons l’agriculture industrielle qui empoisonne les sols avec des pesticides, des herbicides et des fongicides chimiques. Nous polluons l’eau des océans avec les eaux de ruissellement provenant de l’agriculture, de l’industrie et des déchets ménagers.

 

Nous nous sommes confrontés au terrible problème du plastique : nous avons tous du plastique dans notre corps, le plastique est partout. Nous sommes également confrontés au problème de la pauvreté, car les personnes qui vivent dans la pauvreté peuvent détruire l’environnement pour survivre, comme c’était le cas autour de Gombe. Si vous vivez en zone urbaine, vous allez acheter la malbouffe la moins chère, qui est probablement très nocive pour l’environnement, simplement parce que vous n’avez pas les moyens d’acheter autre chose. D’un autre côté, nous devons faire quelque chose pour mettre fin aux modes de vie non durables. Certaines personnes ont beaucoup plus que ce dont elles ont besoin, et je le ressens particulièrement fort, ayant grandi pendant la Seconde Guerre mondiale, quand tout était rationné, quand on ne tenait aucune bouchée pour acquise. Cela m’a beaucoup aidée, car je ne vis pas de manière non durable, du moins j’essaie de ne pas le faire. […]


« Mes raisons d’espérer »


Je connais les problèmes auxquels le monde est confronté, mais j’ai de l’espoir, vous savez. Je vois les êtres humains comme s’ils se trouvaient à l’entrée d’un tunnel très long et très sombre, et tout au bout, il y a une petite étoile, et c’est l’espoir, mais il ne sert à rien de rester assis à l’entrée du tunnel et d’attendre que cette étoile apparaisse. Non, nous devons retrousser nos manches, nous devons grimper, ramper, ramper sous tous les problèmes que j’ai mentionnés et qui se dressent entre nous et l’étoile.

 

La bonne nouvelle, c’est qu’il existe des groupes de personnes qui s’attaquent à chacun de ces problèmes que j’ai mentionnés, et à d'autres que je n’ai pas mentionnés, mais le plus triste, c’est qu’ils travaillent souvent dans leur propre petit tunnel étroit, dans leur propre silo, et qu’ils peuvent résoudre un problème, mais ils ne pensent pas de manière holistique et la résolution d’un problème peut en entraîner un autre. Pour donner un exemple très simple, vous avez réussi, votre groupe a réussi à fermer une mine de charbon, youpi, tout ce CO2 ne se retrouve plus dans l’environnement, mais qu’en est-il des personnes qui ont perdu leur emploi, qui tombent dans la pauvreté, qui achètent de la nourriture bon marché et de mauvaise qualité, ou qui luttent encore plus pour survivre ? […]

 

Si nous avions pensé de manière holistique dès le début, nous aurions travaillé ensemble, c’est la réponse pour l’avenir, aucune organisation ne peut y arriver seule. Nous avons besoin de plus de collaboration, de plus de partenariats, nous devons penser de manière plus holistique Nous devons collaborer pour rendre le monde meilleur.

 

Mes raisons d’espérer : Tout d’abord, les jeunes. J’en ai déjà parlé, et il est vrai qu’ils font une énorme différence partout dans le monde, et cela ne cesse de croître. Deuxièmement, il y a la résilience de la nature. Si nous lui donnons une chance, elle reviendra et recréera les lieux magnifiques que nous avons totalement détruits. Si vous survolez Gombe aujourd’hui, vous ne verrez plus de collines dénudées. Les arbres sont revenus ou sont en train de revenir, et avec eux, divers animaux, oiseaux, insectes, etc. Les animaux au bord de l’extinction peuvent avoir une seconde chance. J’ai écrit tout un livre à ce sujet, et cela se produit encore aujourd’hui. (4) Et puis, il y a l’intelligence humaine.

 

Nous commençons à reprendre nos esprits et à essayer de trouver des moyens de vivre en plus grande harmonie avec la nature. La science propose des énergies renouvelables, etc., et nous commençons à réfléchir chaque jour à notre empreinte environnementale : qu’achetons-nous, cela a-t-il nui à l’environnement, était-ce cruel pour les animaux, est-ce bon marché à cause de salaires injustes ? Alors essayons d’acheter quelque chose de plus éthique. Cela coûtera-t-il un peu plus cher ? Presque certainement. Mais si cela coûte un peu plus cher, on l’apprécie davantage et on gaspille moins. J’ai grandi pendant la guerre, nous ne gaspillions jamais rien et il existe des communautés dans le monde qui ne gaspillent jamais rien. Ce n’est que dans les communautés riches du monde entier que l’on constate ce terrible gaspillage et ces modes de vie vraiment non durables.

 

Nous commençons donc à réfléchir à cela, et puis il y a ce que j’appelle l’esprit humain indomptable, les personnes qui s’attaquent à ce qui semble impossible, qui n’abandonnent pas et qui réussissent souvent. […] C’est ce genre d’esprit indomptable qui nous permettra sûrement de surmonter les problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui.

 

La dernière raison d’espérer, je ne sais pas si c’est une raison d’espérer, vous pouvez y réfléchir, mais l’une des pires choses auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui, c’est la guerre, pas seulement les deux grandes guerres, en Ukraine et en Russie, à Gaza et en Israël, mais aussi les conflits en Afrique, les troubles croissants dans le monde entier, et c’est ce côté sombre des chimpanzés que nous partageons également avec eux. Il y a de l’espoir parce que nos jeunes, Roots & Shoots, nous essayons de les rassembler de différentes parties du monde et, lorsqu’ils se réunissent en tant que jeunes, ces différences entre les nations s’estompent et nous constatons que, venant de pays en guerre, les jeunes deviennent amis et se rendent compte qu’il y a des choses bien plus importantes que la couleur de leur peau, leur langue, leur culture ou même leur religion, à savoir le fait que nous sommes tous des êtres humains, que nous rions tous, nous pleurons tous, nous aimons tous.


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Jane Goodall joue avec Bahati, une chimpanzé femelle âgée de 3 ans, au Sweetwaters Chimpanzee Sanctuary

près de Nanyuki, au nord de Nairobi, le 6 décembre 1997. Photo Jean-Marc Bouju/AP


Être humains


Je voudrais terminer par une histoire qui montre à quel point nous avons besoin de paix et d’harmonie, non seulement entre nous, mais aussi avec la nature et les animaux. L’histoire parle d’un grand chimpanzé mâle qui a grandi seul et ne savait rien des autres chimpanzés. Il a été présenté à un groupe et a été attaqué. Il était tellement terrifié qu’il a réussi à franchir la barrière qui le protégeait de la chute dans les eaux profondes du fossé et a commencé à se noyer, car les chimpanzés ne savent pas nager. L’un des hommes, l’un des visiteurs, a sauté dans l’eau et a réussi à attraper ce grand chimpanzé mâle. Il l’a poussé sur la berge de l’enclos, puis s’est retourné pour rejoindre sa famille très inquiète, mais le chimpanzé a recommencé à glisser dans l’eau. À ce moment-là, trois autres grands mâles s’approchaient, les poils hérissés. Les chimpanzés mâles sont beaucoup plus forts que nous, et cet homme est resté immobile, il a regardé sa famille, puis il a regardé ce chimpanzé qui était en train de retomber dans l’eau, et il est retourné le pousser jusqu’à ce qu’il puisse s’agripper à l’herbe en toute sécurité. Ce soir-là, on lui a demandé ce qui l’avait poussé à faire un acte aussi courageux. Il a répondu : « Eh bien, je l’ai regardé dans les yeux, et c’était comme regarder dans les yeux d’un homme, et le message était : personne ne va m’aider ? »

 

C’est ce que le monde nous dit aujourd’hui, alors réunissons-nous, faisons chacun notre part, de toutes les manières possibles, pour rendre le monde meilleur pour les enfants qui viendront après nous et aidons-les à rendre le monde meilleur pour eux-mêmes.

A la fin de son intervention, Jane Goodall dialogue avec l'écrivain et réalisateur Cyril Dion puis répond à quelques questions posées dans la salle...


Cyril Dion : Je sais que ce n’est pas votre endroit préféré et je sais que vous auriez peut-être préféré être à la campagne avec votre chien et faire une longue promenade, je suis désolé pour ça. Comme nous l’avons fait, toi et moi avons marché ensemble dans la forêt. Exactement, comme nous l’avons fait. Je t’ai dit une fois que lorsque j’étais assis à côté de toi, j’avais l’impression d’avoir médité pendant trois heures au sommet d’une montagne, et c’est l’effet que tu as sur les gens. Je suppose donc que changer le monde, c’est essayer d’être un être humain merveilleux et authentique, et puissant. Alors merci d’être un être humain vrai et puissant. Merci. Remercie ma mère. Je t’ai souvent entendu dire que ta mission sur terre était de donner de l’espoir aux gens, et je suppose que chacun d’entre nous essaie de trouver un sens à sa vie et un but. Penses-tu que nous, les êtres humains, avons un but, que notre espèce a un but ?


Jane Goodall : Je pense que chaque individu a un but, mais je ne sais pas quel but pourrait avoir l’humanité dans son ensemble. Mais elle a commencé comme une partie du monde naturel, juste une créature parmi d’autres, et regarde ce qui nous est arrivé. Nous avons tout envahi, et quand quelqu’un est blessé par un loup, par exemple, c’est parce que nous avons tué toutes les proies du loup, et ils prennent une de nos vaches, et nous les blâmons et pensons qu’ils sont horribles, mais pense à ce que nous leur avons fait...

 

Cyril Dion : Mais penses-tu que même si nous n’avons pas de raison d’être en tant qu’espèce, parce que nous sommes une espèce parmi tant d’autres, quelle raison d’être devrions-nous donner à chaque personne, quelle raison d’être l’humanité devrait-elle rechercher en ce moment ?

 

Jane Goodall : Eh bien, la raison d’être en ce moment devrait être de rendre le monde meilleur de toutes les manières possibles, notre raison d’être devrait être de réfléchir à notre comportement, de réfléchir, comme je le dis, à ce que nous achetons et à la façon dont cela a été fabriqué, de réfléchir au fait que les animaux sont des êtres pensants, sentimentaux comme nous et comment nous les traitons, de réfléchir à notre propre petite empreinte chaque jour afin que, lorsque nous nous couchons, nous puissions nous dire : « Eh bien, j’ai rendu le monde un peu meilleur ou, au moins, je ne lui ai pas nui ».

 

Cyril Dion : Mais tant de gens, s’ils y réfléchissaient lorsqu’ils se couchent, seraient horrifiés, mais ils ne semblent pas y penser. Je ne veux pas paraître pessimiste, mais le fait est que cela ne fonctionne pas vraiment jusqu’à présent. Je veux dire, je suis militant depuis 20 ans, vous êtes militant depuis 50 ou 60 ans, et nous avons en quelque sorte le sentiment que nous sommes en train de perdre la bataille. Je veux dire, le changement climatique empire, les scientifiques craignent une sixième extinction de masse qui pourrait avoir lieu au cours du siècle prochain. Alors, quelle est la prochaine étape ? Je veux dire, pourquoi ne gagnons-nous pas, nous, les militants, tous ceux qui essaient de changer le monde en ce moment ?

 

Jane Goodall : Eh bien, je pense qu’une des raisons pour lesquelles nous ne gagnons pas, c’est qu’il y a des gens assez méchants à des postes élevés au sein du gouvernement, cela ne fait aucun doute. Et quand on prend un pays qui regorge de gens comme nous, des gens qui veulent une vie décente, des gens qui veulent vivre en paix, je veux dire, pensez aux femmes en Afghanistan, par exemple, pensez aux gens dans les petites communautés qui sont persécutés dans les pays où ils vivent, il y a tellement de choses, je dirais presque que le mal est au pouvoir dans certains pays. Mais si vous prenez une personne ordinaire, donnez à l’enfant un bon départ, donnez à l’enfant un départ où il n’apprend pas à haïr les autres […] Je sais qu’à une époque, on apprenait aux Israéliens à parler des Palestiniens comme de cafards et qu’on disait aux Palestiniens de parler des Israéliens, je ne me souviens plus de quoi, mais c’était quelque chose de méchant, donc vous êtes sûr d’avoir un enfant qui [ne] grandit pas comme on le voudrait. Si tous les enfants avaient une éducation décente comme vous et moi, nous n’aurions pas les problèmes qui existent aujourd’hui dans le monde. Mais l’essentiel est de ne pas abandonner. Nous avons encore le temps de ralentir le changement climatique et de restaurer une partie de la biodiversité. Nous plantons des milliers et des milliers, des millions d’arbres partout, nous commençons à créer des corridors reliant des parcelles d’environnement préservé, et ces corridors sont très importants. Il existe des programmes transfrontaliers dans différents pays. Si les médias parlaient des bonnes choses qui se passent, cela encouragerait les gens et leur donnerait de l’espoir. Ils pourraient se dire : « Ils l’ont fait, je peux le faire aussi », mais tout est sombre et pessimiste et ils ne partagent pas ces merveilleuses histoires de personnes extraordinaires, mais d’une certaine manière, vous dites que nous devrions peut-être nous débarrasser de ces hommes politiques dont vous parliez tout à l’heure ou de ces personnes désagréables qui sont parfois à la tête de grandes entreprises et qui veulent faire des profits, mais nous ne pouvons pas, n’est-ce pas ? Je veux dire, le seul espoir, c’est que nous avons lancé Roots & Shoots en 1991, donc nous avons déjà des membres qui ont traversé cette période et qui restent fidèles à leurs valeurs, au respect et à la compassion, et ils vont donc remplacer... Je ne sais pas si nous avons le temps, mais ils remplaceront les dirigeants, qui deviendront meilleurs. C’est pourquoi, depuis quelques années, je me bats pour développer Roots & Shoots de plus en plus, car ils sont l’avenir.


Question dans la salle : Je m’appelle Jochen Wermuth, je viens de Berlin. Merci beaucoup pour ce discours merveilleux et inspirant. Mon plus grand espoir est une idée lancée par Al Gore en 1993. Elle s’appelle la taxe carbone et le dividende climatique. Elle consiste à facturer 200 euros par tonne de CO2 pour les externalités qu’elle engendre et à répartir cette somme de manière égale entre tous les citoyens, de sorte que chacun reçoive 200 euros par mois. C’est socialement juste, basée sur le marché, et il s’avère que les Émirats arabes unis envisagent de l’introduire, car cela permettrait d’éliminer le charbon et le pétrole et le gaz coûteux. Peut-être que l’UE pourrait l’introduire, peut-être que les États-Unis pourraient l’introduire, et cela pourrait être un moyen rapide de trouver des solutions à notre problème basées sur le marché. L’idée de base est que nous devons payer pour les dommages que nous causons, et cela doit être socialement juste. Que pensez-vous que nous pourrions faire pour que cette taxe carbone et ce dividende voient le jour ? Merci.

 

Jane Goodall : Eh bien, les crédits carbone, la taxe carbone, comme l’a fait le Costa Rica, ils ont persuadé la ville de payer un peu plus pour avoir de l’eau propre, de l’air pur, qui pourrait ensuite être versé aux agriculteurs pour qu’ils préservent les arbres de la forêt plutôt que de les abattre pour gagner de l’argent. Donc, pour les personnes vivant dans la pauvreté, vous savez, c’est vraiment important qu’elles reçoivent de l’argent pour protéger l’environnement. C’est pourquoi un tourisme soigneusement contrôlé est une bonne chose, car il apporte des revenus et les gens n’ont pas à abattre tous les animaux, ils peuvent les sauver pour rapporter de l’argent au gouvernement et aux populations locales. Mais les crédits carbone, pour l’instant, je pense qu’ils sont très utiles pour lancer le mouvement, mais à long terme, cela encourage simplement ceux qui utilisent des combustibles fossiles à continuer, ils peuvent les utiliser mais ils paieront quelque chose, c’est une sorte de greenwashing, nous l’avons utilisé à Gombe, nous avons utilisé le programme Red Plus, mais nous nous en éloignons grâce au micro.

 

Cyril Dion : Avant de passer à une autre question, il y a en fait une question énorme qui se pose en matière d’environnement : le fait que nous ne parlons pas beaucoup de l’attention à porter au monde vivant. Nous parlons beaucoup de la décarbonisation de la société, du changement climatique, mais nous pouvons décarboniser, nous débarrasser des combustibles fossiles et continuer à détruire le monde naturel en creusant de grandes mines. Essayez-vous d’alerter les politiciens à ce sujet ?


Jane Goodall  : Nous ne pouvons pas nous concentrer uniquement sur le changement climatique, nous devons également examiner les conséquences que la lutte contre le changement climatique pourrait avoir sur le monde naturel. Je ne pense pas qu’il soit utile de lutter contre le changement climatique si c’est tout ce que nous faisons, car tout est lié. Il faut considérer que le changement climatique est étroitement lié à la perte de biodiversité. Le seul avantage : le nombre d’habitants sur la planète. Nous avons suffisamment de personnes, de plus en plus éduquées, pour s’attaquer à tous ces différents problèmes grâce à leurs compétences variées. On ne peut pas en choisir un seul et le résoudre, mais comme je le dis dans mon tunnel, il y a suffisamment de personnes pour s’attaquer à tous ces problèmes, mais elles doivent se parler et travailler ensemble.


Question dans la salle : Je suis venue avec mes étudiants d’Audiencia [Audencia Business School, école de commerce située à Nantes - NdT] qui viennent d’entrer dans le programme Roots & Shoots et qui sont sur le point d’entrer dans le monde professionnel, dans des entreprises. Quelles recommandations pouvez-vous leur donner pour qu’ils soient exemplaires et fassent du bien aux entreprises et au monde ?

 

Jane Goodall  : C’est une question assez vaste, car cela dépend de l’entreprise, et je pense que progressivement, certaines grandes entreprises commencent à changer. Il y a énormément de greenwashing, mais elles commencent à agir de manière plus durable, ou du moins elles essaient. Je vais vous raconter une petite anecdote : j’ai rencontré le PDG d’une grande entreprise internationale qui m’a dit : « Jane, depuis 8 ans, j’essaie vraiment de rendre mon entreprise plus durable dans un pays où nous nous approvisionnons autant que possible dans la chaîne d’approvisionnement dans nos bureaux à travers le monde, dans la manière dont nous interagissons et aussi dans la manière dont nous traitons nos clients. Il y a trois raisons à cela : premièrement, nous voyons les signes avant-coureurs, nous voyons que les gens se rendent compte que les ressources naturelles s’épuisent trop rapidement et que nous ferions donc mieux de commencer à agir différemment. Nous ne pouvons pas continuer à prendre, prendre et prendre encore. Deuxièmement, la pression des consommateurs : les gens commencent à dire : « Je ne vais pas acheter ça parce que cela nuit à l’environnement, c’est cruel pour les animaux, les salaires sont injustes ». Mais il a ajouté : « Ce qui a fait pencher la balance pour moi, c’est ma petite fille. Un jour, elle est revenue de l’école et m’a dit : “Papa, ils me disent que ce que tu fais nuit à la planète. Ce n’est pas vrai, n’est-ce pas papa, parce que c’est ma planète ?” »


[…]


Question dans la salle : Je m’appelle Paula, je viens du Panama. Vous avez parlé d’espoir et vous avez eu la chance d’avoir la patience, dès votre plus jeune âge, de vous cacher pendant des heures pour observer les poulets. Mais comment pouvez-vous dire aux gens d’avoir plus de persévérance, car il est parfois facile d’être optimiste à un moment donné, mais c’est en maintenant cet optimisme et en continuant à agir que les gens perdent généralement leurs forces. Que suggérez-vous ? Merci.


Jane Goodall : J’ai 90 ans. J’essaie de dire que je continue à avoir de l’espoir, car si nous perdons espoir, nous devenons apathiques, nous ne faisons plus rien et l’apathie sera notre perte. Si vous n’avez pas d’espoir, vous devenez déprimé et vous ne faites plus rien. Il faut donc encourager les gens à garder espoir. Oui, il y aura des hauts et des bas, et parfois, il est très difficile d’être optimiste. Le pire pour moi, comme je l’ai dit, ce sont ces guerres, mais nous avons tous ces enfants que nous mettons au monde et même si disons simplement que ce n’est pas bon que le monde soit en train d’être détruit, ne préférez-vous pas vivre en croyant que ce que vous faites au moins améliore la vie de tout le monde autour de vous et la vôtre plutôt que d’abandonner et de sombrer dans l’apathie et de ne rien faire ? Alors je garde espoir parce que je suis une personne obstinée, je suis têtue et je ne vais pas abandonner, je vais croire qu’il y aura peut-être un miracle, on ne peut pas le savoir, n’est-ce pas ? Et avec tous ces jeunes qui grandissent pour devenir des citoyens actifs et passionnés, c’est une énorme raison d’espérer. Il y a tellement de bonnes choses qui se passent, rassemblez-les, laissez les médias raconter des histoires pessimistes, oui, mais laissez-les aussi parler davantage des choses incroyables qui se produisent, car plus il y aura de gens qui ont de l’espoir et qui se battent pour cet espoir parce qu’ils croient qu’ils peuvent changer les choses, plus le monde sera meilleur.

 

Question dans la salle : Je fais partie du conseil municipal des jeunes du Vésinet. Comment avez-vous réussi à connaître les émotions des gorilles et des chimpanzés ?

 

Jane Goodall : Eh bien, pouvez-vous dire quand quelqu’un est heureux ? Il sourit, il a l’air heureux. Un petit bébé chimpanzé, un jeune chimpanzé, quand il est heureux, il fait des culbutes, il tourne en rond, il joue avec les autres et il rit, tout comme nous. Il n’y a vraiment aucune différence quand ils sont déprimés, ils restent assis et n’interagissent pas avec les autres. Nous avons eu un jeune qui est mort de chagrin : sa mère était morte et il refusait de manger, il se recroquevillait, avait l’air recroquevillé et se balançait comme ça, il était clairement déprimé. On peut aussi voir quand ils sont en colère : ils hérissent leurs poils et font une grimace furieuse. On voit aussi quand ils ont peur. Facile.


Question dans la salle : D’après ce que j’ai compris, devons-nous enseigner l’environnement aux enfants à l’école ?


Jane Goodall  : L’un des objectifs de notre programme Roots & Shoots est d’encourager les jeunes à sortir dans la nature. L’un des grands problèmes est que les jeunes d’aujourd’hui sont sur leurs téléphones portables, leurs tablettes. J’ai vu un enfant de 3 ans poussé dans une poussette dans un endroit magnifique, avec des arbres et des fleurs au-dessus de nos têtes, c’était d’une beauté à couper le souffle, et cet enfant était juste sur sa tablette en train de faire quelque chose, et sa mère était sur son téléphone portable. Le fait est qu’il est désormais scientifiquement prouvé que pour un jeune enfant, passer du temps dans la nature est bénéfique pour son développement psychologique. Au Canada et au Japon, les adultes peuvent se voir prescrire, par un médecin, du temps dans la nature, un certain nombre d’heures par semaine, car c’est bénéfique pour la santé psychologique et physique. C’est donc l’un des grands problèmes, cette déconnexion du monde naturel, le fait de ne pas comprendre que nous faisons partie du monde naturel et que nous en dépendons, mais ce dont nous dépendons, ce sont des écosystèmes sains, et un écosystème est ce mélange complexe et interdépendant d’animaux et de plantes, chacun ayant un rôle à jouer. Je le vois comme une belle tapisserie, et lorsqu’un animal ou une plante disparaît de cet écosystème particulier, imaginez qu’un fil est tiré de la tapisserie. Si suffisamment de fils sont tirés, la tapisserie se déchirera et l’écosystème s’effondrera, et c’est ce qui se passe. Il est donc important de passer du temps dans la nature, nous devons protéger la nature pour l’avenir, et c’est là que réside le problème. Nous devons améliorer la vie des gens tout en protégeant la nature dont nous dépendons, et ce n’est pas facile. Je suis désolé pour les personnes qui doivent s’y attaquer, mais c’est vraiment un problème, car si nous ne sauvons pas le monde naturel, toutes ces personnes que nous sortons de la pauvreté n’auront pas d’avenir, car nous avons besoin du monde naturel. Vous savez, nous sommes 8 milliards sur la planète aujourd’hui, et on estime que nous serons 10 milliards en 2050. Nous épuisons déjà les ressources naturelles trop rapidement, nous en demandons trop, alors que va-t-il se passer ? Je dois dire que notre programme Takari propose des services de planning familial dispensés par la population locale, et il est extrêmement bien accueilli. Les femmes sont très reconnaissantes, et nous avons même eu des hommes qui sont venus demander une vasectomie, car ils disent qu’ils ne peuvent pas se permettre d’avoir plus d’enfants. Vous m’avez dit un jour que nous protégeons ce que nous aimons et que nous aimons ce que nous connaissons. Si les gens et les enfants ne connaissent plus le monde naturel, ils ne veulent pas le protéger. Une étude américaine montre que les enfants américains âgés de 4 à 10 ans savent reconnaître un millier de marques et de logos en une seconde, mais connaissent moins de 10 plantes qui poussent autour de leur maison. C’est donc un problème si, à l’école, nous ne permettons pas aux enfants d’aller dans la nature. Il existe pourtant de merveilleuses expériences qui montrent les avantages de cette approche, comme les écoles forestières au Royaume-Uni, au Danemark, en Allemagne et en France. Dans certaines régions de France, ils n’auront jamais le sentiment d’urgence qu’il faut protéger cette beauté, ils ne la connaissent pas. Une bonne chose cependant, c’est que nous commençons à écouter les voix des peuples autochtones, ceux qui sont les gardiens du monde naturel depuis parfois des milliers d’années, et ils commencent à apparaître dans de grandes réunions internationales et des films sont réalisés à leur sujet, et c’est tellement important.


Question dans la salle : Pensez-vous que nous devrions mettre plus d’animaux et de nature dans l’art, les films, la musique, les livres pour changer l’état d’esprit ?

 

Jane Goodall  : Je pense que Roots & Shoots ne concerne pas seulement les racines et les pousses, il concerne beaucoup l’art, la danse, la musique, le chant. S’amuser est extrêmement important, nous avons donc besoin que les enfants comprennent les animaux dans les quartiers défavorisés, parfois il faut amener la nature aux enfants et il existe des programmes où des animaux sont sauvés et où les enfants peuvent aller les voir, ils ne peuvent pas être relâchés dans la nature. Avoir un chien ou, pour certaines personnes, un chat peut changer leur vie complètement. Des centaines de personnes m’ont dit que leur chien avait tout changé, qu’ils étaient déprimés et qu’ils voulaient se suicider. Nous avons donc besoin des animaux, nous avons besoin d’apprendre à connaître les animaux, nous avons besoin que la nature vienne à nous si nous ne pouvons pas aller vers elle.


Question dans la salle : Je suis conseiller municipal dans une petite ville du Jura. Je voulais vous demander ce qui vous a poussé à passer de votre passion pour les animaux à un combat politique.


Jane Goodall  : Je ne suis pas passée de ma passion pour les animaux à la politique. Si je veux sauver les animaux, je dois interagir avec les politiciens et les grandes entreprises, sinon on ne peut pas sauver la planète.


Question dans la salle : Bonjour, je m’appelle Max. Merci beaucoup pour ce discours inspirant. Nous sommes à Paris, la capitale de la France. L’année prochaine, cela fera 10 ans que le monde a adopté le traité de l’accord de Paris. Dans quelle mesure pensez-vous qu’il soit réaliste pour l’humanité de rester dans les limites du réchauffement climatique de 1,5 degrés Celsius ?


Jane Goodall  : Je ne suis pas en mesure de dire si nous pouvons atteindre cet objectif ou non, mais tout ce que je peux faire, c’est dire ce que nous devons faire, à savoir cesser d’utiliser le pétrole et le gaz, cesser de dépendre de la consommation de viande bovine, car les bovins produisent beaucoup de méthane, et refuser d’acheter des aliments issus de l’agriculture industrielle. Il faut parfois acheter des aliments industriels, mais il faut aujourd’hui revenir à de petites exploitations familiales, comme cela se fait partout dans le monde. C’est ce que nous devons encourager. Il y a des choses qui échappent à notre contrôle, comme la fonte du pergélisol, qui libère du méthane dans l’environnement. Je ne sais pas si nous pouvons faire grand-chose à ce sujet.


Question dans la salle : Pouvez-vous penser à d’autres choses que nous devrions faire ?

 

Jane Goodall  : Penser à ne pas gaspiller l’électricité et essayer de passer aux énergies renouvelables, mais vos batteries utilisent du lithium et des pays sont exploités pour obtenir ce lithium. J’ai rencontré quelqu’un l’autre jour qui m’a dit qu’ils travaillaient sur une alternative au lithium. D’une manière générale, nous devons réduire notre consommation de matières et d’énergie dans tous les domaines, mais nous devons également nous organiser, comme nous en parlions tout à l’heure, pour changer les personnes qui sont au pouvoir, car c’est aussi l’un des principaux problèmes auxquels nous sommes confrontés. Nous avons des gens qui ne veulent pas que le changement se produise. Nous savons par exemple que de nombreuses entreprises de combustibles fossiles ont dépensé des milliards de dollars au cours des dernières décennies pour semer le doute sur la réalité du changement climatique et empêcher les États de prendre des mesures. Nous devons donc également nous organiser et être des millions à remplacer ces personnes, à les remplacer dans les entreprises et dans les gouvernements, afin de prendre des décisions importantes pour donner une nouvelle direction aux gens, car la plupart des choses que nous faisons dans notre vie quotidienne sont influencées par les lois, par ce que nous trouvons dans les supermarchés, par la façon dont les villes sont organisées. Nous avons donc également besoin que ces choses changent. L’une des choses que j’ai déjà mentionnées, je crois, c’est que nos groupes Roots & Shoots plantent des millions d’arbres et qu’il existe le projet Trillion Tree, auquel de grandes entreprises ont décidé de participer. Le problème, c’est que dans de nombreux cas, on plante les mauvaises espèces d’arbres. Il ne suffit pas de les planter et de les laisser là, car ils risquent de mourir. Il faut en prendre soin, les planter au bon moment et s’assurer de choisir les bonnes espèces. Mais n’oubliez pas que nous savons désormais que les arbres peuvent communiquer. Ils communiquent grâce à cette merveilleuse couche de micro sous la terre ou en libérant des phéromones dans l’air. Ainsi, lorsqu’une espèce de chenilles nuisibles arrive, ils émettent des signaux et les autres arbres de la même espèce libèrent alors du poison dans leurs feuilles pour se protéger contre cette invasion de chenilles. Nous avons tant à apprendre sur le monde naturel et les enfants ont d’excellentes idées pour vivre de manière plus durable....


Jane Goodall, "A Speech for History", à l'UNESCO, à Paris, le 19 octobre 2024

(vidéo de l'intervention de Jane Goodall sur YouTube, ICI)

Transcription et traduction pour les humanités : Anna Never


NOTES

(1). Référence est au documentaire de Brett Morgen, intitulé Jane, sorti en 2017.

(2). Muhammad Yunus, économiste et entrepreneur bangladais, prix Nobel pour la paix en 2006, est le créateur du système du microcrédit, devenu aujourd’hui l’un des piliers de la lutte contre la pauvreté.

(3). Pigcasso est un cochon artiste peintre originaire d'Afrique du Sud, sauvé d'un abattoir par l'artiste Joanne Lefson en 2016. Il a développé un talent artistique unique en tenant un pinceau dans sa bouche et en agitant sa tête pour peindre des œuvres abstraites. Depuis, Pigcasso a réalisé plus de 400 tableaux, principalement des paysages et même un portrait de Donald Trump, et est devenu le cochon peintre le mieux coté de l'histoire animale avec une toile vendue à 23 500 euros. Tous les bénéfices de ses ventes sont reversés pour la cause animale et l'entretien du refuge Farm Sanctuary SA où il vit. Sa carrière artistique est à la fois une démonstration de l'intelligence animale et une initiative pour sensibiliser à leur bien-être.

(4). Jane Goodall, Hope, paru sous les titre Le livre de l’espoir en 2021 aux éditions Flammarion.

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