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José Froment, redresseur de morts

Dernière mise à jour : 9 juin 2022



"J'expose que très rarement", écrit José Froment. Pas étonnant, dans une époque qui se plait à confondre vessies et lanternes. Accessoirement maire de Cenne-Monestiés, village de l'Aude, l'artiste agence, assemble, recolle les morceaux du temps qui passe et s'évanouit. Au fond, c'est un sculpteur de mémoires.


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- Monsieur le Maire, pourriez-vous nous faire parvenir votre curriculum-vitae ?

- Vous voulez m’engager ?

- Non, non, ce n’est pas pour un recrutement, c’est pour un article.

- Un article ???


A vrai dire « Monsieur le Maire », on s’en fiche un peu. Enfin non, ce n’est pas vrai. Aux dernières élections municipales, José Froment a été élu maire d’une commune rurale de l’Aude de 407 habitants, Cenne-Monestiés (Lire ICI), qui est pleine de charmes. Outre qu’y coule le Lampy, au lit duquel s’alimentaient jadis des moulins fariniers ensuite transformés en moulins foulons pour le travail de la laine, à leur tour fermés, Cenne-Monestiés abrite un centre culturel de niveau rural-international, L’Usine, et organise tous les deux ans un festival de grande truculence, les Fantaisies populaires. Il y a aussi un bar associatif autogéré. Cenne-Monestiés n’a pas encore atteint l’orgasme de la 4-G. Pour avoir accès à Internet, un opérateur, dont nous tairons charitablement le nom, a installé une antenne-relais alimentée par un générateur… qui fonctionne au fuel ! José Froment doit régulièrement l’approvisionner et les pannes (de fuel, donc de réseau) sont fréquentes. Pas banal. Mais laissons-là Monsieur le Maire et ses soucis de réseau.

José Froment est un déraciné des corons du Nord, venu s’installer dans l’Aude avec sa compagne, Marie Letellier, danseuse et chorégraphe. Dans le bulletin municipal, pour justifier de son coup de foudre pour le village qui l’a adopté, il a publié un poème :


"Avant, il y avait les usines,

Avant, les maisons étaient pleines de monde.

Avant, le travail c’était ici qu’on venait le chercher.

Avant, on allait chez son médecin, le médecin ; chez son pharmacien, le pharmacien.

Avant, ça sentait bon l’odeur des épiceries, le forgeron aimait nos chevaux,

le cordonnier s’affairait sur nos godillots.

Avant, on allait au café pour se rencontrer, se raconter, faire une belote, jouer au loto.

Avant, on allait au café regarder le cinéma, y entrevoir sa bien-aimée.

Et puis un jour, ils sont partis. Les chercheurs d’or !

Il n’y avait plus rien à espérer ici.

Alors, cet Avant s’est bel et bien fissuré.

Les usines se sont détériorées.

Même les maisons de maître ont fermé leurs volets.

Cette mémoire, on n’a qu’à s’en débrouiller.

On fait un peu comme tout orphelin…

Ce n’est pas par le petit train que je suis arrivé.

Mais bien plus tard.

L’autoroute m’a guidé, GPS et pied au plancher.

Ici je me suis posé.

Une voiture de plus dans les rues cabossées.

Et je me suis garé, envoûté par cet Avant,

Cet Avant qui me propulse.

Aujourd’hui, c’est Demain qui me motive.

Avec calme et dignité.

Rouvrons les cinémas,

Ouvrons des cafés,

Faisons des spectacles,

Orchestres.

Place à la vie.

Rêvons.

Ensemble.

Donnons à nos enfants le goût du beau, de la poésie et de l’action.

Soyons des porteurs de message

Transporteurs de mémoire pour le bien de tous."


Un maire qui écrit des poèmes dans le bulletin municipal ? Pas banal, on vous dit. Poète à ses heures, sous le galurin de feutre qui ne le quitte jamais (histoire que les idées n’aient idée de s’envoler, pour les tenir au chaud, donc), José Froment est avant tout artiste. Artiste de bric et de broc, sculpteur si l’on veut.

Répondant à l’injonction des humanités, il nous a transmis son curriculum-vitae, et là non plus ce n’est pas banal. Pas sûr que Pôle Emploi apprécierait. De toute façon, José Froment n’a pas la tête de l’emploi, il a la tête de l’art. Qu’on en juge : écrit à l’encre bleue, sur quatre feuillets, José Froment livre ainsi son parcours sinueux, depuis l’école des Beaux-Arts de Tourcoing, en 1970, ses rares expositions, ses scénographies pour le théâtre et le cinéma… Un « curriculum vitae » qui est aussi manifeste artistique : « Je réinvente j’ordonne range / et chamboule par moments / les multitudes d’un passé magique / et émaillé de souvenirs / tantôt réels tantôt dérobés au passage du temps. »




« Parcours sans combattant »

« J’expose que très rarement », écrit José Froment. En avril 1992, il y eut « Parcours sans combattant », dans l’espace encore en jachère du Fresnoy, futur Studio national des arts contemporains (il n’a ouvert qu’en 1997). Au sol, un amoncellement de godasses de troufions, et dans des armoires vitrées, des vareuses militaires pliées et entassées. Comme à la parade. Une installation boltanskienne, pourrait-on dire.

"Parcours sans combattant", Le Fresnoy, avril 1992.


« Il y a des artistes qui sont artistes de leur œuvre mais qui vivent comme des bourgeois. Et puis il y a des artistes complets : non qu’ils sachent forcément tout faire mais parce qu’ils savent tout vivre, et que leur œuvre n’est qu’une partie de leur art, qui va au-delà », écrit alors Alain Fleischer.


« Gueules cassées »

Mémoires vives. Dans ce Nord sarclé, blessé à jamais par la Première Guerre mondiale, José Froment ravive le souvenir de tous ces anonymes qui furent envoyés à la boucherie. Ce qui reste : des restes. Crânes mis sous vitrines dans l’exposition « Gueules cassées », en 2018. Une installation en forme d’autel. Mais sans prière. Une forme de recueillement ? Sans doute.


"Gueules cassées", 2018.


Vues d’atelier


Aujourd’hui, son atelier de l’Aude, à quelques encâblures de la Montagne noire, est devenu hôtel d’autels. Autant dire un capharnaüm (de l’ancien français cafourniau, débarras). Il y en a en tous sens, suspendus aux murs, ou simplement posés à l’oblique, en attente d’un accrochage plus vertical ; ou encore, à l’horizontale, sur des tréteaux, en attente de finition. Une collection de retables. Comme à l’église, le bénitier et la dévotion paroissiale en moins. Et José Froment en curé ? Non, ça ne le fait pas trop.

« Comme on fouille / Je déploie mon énergie à créer / Archiviste sera mon métier / Petites boites chapelles tableaux ornements reliques installations parfois / Détruire pour reconstruire / Constamment épié par le temps qui passe », écrit-il dans un texte inédit.

Voilà, c’est ça : José Froment assemble, agence, recolle les morceaux du temps qui passe. Il redonne vie à la désuétude d’objets ayant cessé d’être utiles. Pourtant depuis la mort où ils gisent, ces objets continuent de nous parler, de nous regarder. Il y a chez José Froment un côté redresseur de morts : même s’il y a parfois du fantôme dans son œuvre, on ne parle pas tant des êtres (vivants, puis morts) que de tout le bastringue qui a peuplé leur imaginaire et leur réel, simultanément. Au fond, ce que sculpte-assemble José Froment, c’est la mémoire. Une tension qui, mine de rien, l’apparente au « théâtre de la Mort » du grand metteur en scène polonais Tadeusz Kantor : « Dans l’espace clos de sa Chambre de la mémoire et de l’imagination, la scène, dont l’artiste fait une machine à visionner le passé, jaillissent au rythme des « pulsation de la mémoire » l’enfance en lambeaux… Ce sont des « clichés », des « empreintes » qui se superposent les uns aux autres sur le mode de la répétition et de la variation et dessinent une réalité anamorphique et fugace, à l’image de l’espace mental de l’auteur. Car pour que cet éternel retour s’opère, il faut qu’une instance la désire. Sur le seuil du plateau, c’est Kantor qui se livre, fasciné, à sa pulsion scopique et plonge fantasmatiquement « de l’autre côté » de l’illusion, dans le passé qui, selon lui, seul est réel. » (Lire ICI).

Ce qui est dit là de Kantor pourrait s’appliquer mot pour mot au travail de José Froment, à ceci près que ses mises en scène à lui ne font pas théâtre (encore que) mais tableaux.


Jean-Marc Adolphe


Site internet José Froment : https://josefroment.net









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