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La spoliation culturelle, autre crime de guerre

Dernière mise à jour : il y a 2 jours

A Marioupol, une mosaïque murale d'Alla Gorska détruite en juillet 2022.


Depuis l’invasion de l’Ukraine, la Russie mène une guerre de destruction culturelle visant à effacer l'identité ukrainienne. Spoliations, transferts forcés d’œuvres, falsifications historiques, destructions de lieux de mémoire : une stratégie documentée et dénoncée dans une tribune récente. Alors que des centaines de sites patrimoniaux ont déjà été détruits, une nouvelle génération d’intellectuels et de journalistes, à l’instar de ceux de The Ukrainians Media, s’efforce de préserver la mémoire. Le combat pour l’Ukraine se joue aussi sur le terrain de la culture.


« La spoliation de la culture ukrainienne contribue à nourrir le crime de génocide », affirme Christian Castagna, responsable de plaidoyer au sein de l’association « Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre ! » où il pilote le groupe de travail dédié à la spoliation du patrimoine culturel ukrainien (Lire ICI son entretien dans la version française de l'hebdomadaire ukrainien The Ukrainian Week).


Une tribune parue dans Le Monde en date du 5 mai 2025, sous le titre "La Russie s’approprie le patrimoine artistique ukrainien en le “russifiant” dès que c’est possible", dénonce une campagne visant à effacer systématiquement l’identité culturelle séculaire de l’Ukraine. L’Unesco dénombrait ainsi, au 16 avril, 494 sites détruits ou endommagés depuis le 24 février 2022, incluant 149 édifices religieux, 257 immeubles historiques, 33 monuments (dont ceux commémorant la Shoah), 18 bibliothèques, 34 musées et 2 sites archéologiques.


« Dès l’occupation de la Crimée, en février 2014 », écrivent les signataires de cette tribune, « est mise en œuvre une politique systématique de redéfinition de l’identité culturelle. Des milliers d’œuvres d’art sont transférées des musées de Crimée vers des institutions russes. En 2016, la galerie Tretiakov accueille une grande exposition du peintre de marines du XIXe siècle Ivan Aïvazovski (1817-1900) : sur les 120 œuvres exposées, 38 proviennent de collections de Crimée. Or, malgré les protestations du ministère ukrainien de la culture, de grands musées européens ont continué à collaborer avec la galerie Tretiakov jusqu’à l’invasion à grande échelle de 2022. De même, le site archéologique de Chersonèse, pourtant inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco, a été méticuleusement démantelé, pillé et remanié pour y installer, en juillet 2024, un complexe muséal incluant un nouveau "musée de la Crimée et de la Novorossia [Nouvelle Russie]", justifiant les revendications russes de "reconquête" des régions orientales et méridionales de l’Ukraine.

Depuis février 2022, les pillages se sont intensifiés dans les territoires nouvellement occupés. Des centaines de milliers d’œuvres d’art et d’objets culturels ukrainiens ont été déplacés en Crimée ou en Russie. A Kherson, des conservateurs liés à des sociétés historiques pro-Kremlin, encadrés par des officiers du service fédéral de sécurité (FSB), le renseignement intérieur russe, ont guidé les forces russes dans le pillage du Musée Oleksiy Shovkunenko et du musée d’histoire locale. Plus de 13 000 objets ont été dérobés. A Marioupol, les militaires russes ont saisi des œuvres majeures d’Arkhip Kouïndji (1841-1910) et d’Ivan Aïvazovski. Quant à la collection d’« or des Scythes » conservée au musée d’histoire locale de Melitopol, elle a tout simplement disparu.»


Les signataires demandent que soit exclue du Conseil international des musées (ICOM) la Russie ainsi que le personnel des musées russes impliqué dans le pillage des collections ukrainiennes dans les territoires occupés : « Le maintien au sein de l’ICOM d’institutions et d’individus impliqués dans la destruction, le pillage et la falsification du patrimoine culturel constitue une violation flagrante [du code de déontologie de l'ICOM]. Expulser la Russie de l’ICOM est le moins que l’on puisse attendre d’une institution régie par le droit français et consacrée à la protection du patrimoine culturel et à l’application de normes éthiques dans la coopération muséale internationale. De nombreux comités nationaux ont déjà demandé cette sanction, sans succès jusqu’à présent. Sera-t-il nécessaire que la justice française contraigne l’ICOM à respecter ses propres règles ? »



Garder trace, toucher la mémoire


A la Bibliothèque nationale d'Ukraine, à Kyiv, l'équipe de The Ukrainians Media (1) vient de présenter le premier livre d'une nouvelle collection, "Contours de la mémoire" : un recueil d'essais sur les lieux, les personnes et les sens que la Russie a tenté de détruire ou a détruits. Les "héros" de ce livre sont les musées de Chasiv Yar, Kherson, Skovorodynivka dans la région de Kharkiv, la bibliothèque de Tchernihiv avec sa collection unique d'antiquités, l'école bicentenaire de Mykolaïv, le cimetière juif de Hlukhiv dans la région de Sumy, la maison de Liubov Panchenko à Bucha, ainsi que l'héritage artistique d'Alla Gorska à Marioupol et Donetsk (2).


Le recueil "Contours de mémoire", qui vient d'être publié à Kyiv. Un chapitre est consacré à la maison de Lyubov Panchenko, à Boutcha.


L'une des histoires du livre est consacrée à la maison de Lyubov Panchenko, une femme des années 60 dont la vie a commencé et s'est terminée à une époque de grandes tragédies. En raison de son appartenance à la dissidence, de son refus de travailler pour le système soviétique et du fait qu'elle ne parlait que l'ukrainien par principe, elle a vécu dans l'anonymat et l'indifférence, et ses œuvres n'ont jamais été exposées. Pendant l'occupation russe de la région de Kyiv en 2022, Lyubov Panchenko est restée à Boutcha, dans le froid et sans nourriture. En mars, les Russes ont tiré sur sa cour. L'artiste a été retrouvée inconsciente par ses voisins et, après la libération de la région de Kyiv, elle a été hospitalisée dans un état grave dans l'un des hôpitaux de la capitale, où elle est décédée le 30 avril 2022. Un an plus tard, une rue a été baptisée en l'honneur de Lyubov Panchenko à Boutcha.


L'idée initiale de ce livre revient à Victoria Amelina. Depuis l'été 2022, l'écrivaine a documenté les crimes de guerre de la Russie en collaboration avec l'organisation Truth Hounds. L'idée de ce recueil était de documenter les crimes russes contre le patrimoine ukrainien, mais aussi d'aller au-delà des murs pour toucher la mémoire, afin de mieux comprendre pourquoi la Russie bombarde une école ou un musée. Viktoria Amelina a été tuée par un missile russe à l'été 2023 (lire ICI et ICI sur les humanités).


NOTES

(1). The Ukrainians Media est un consortium médiatique indépendant basé en Ukraine, dédié à la production d'un journalisme de qualité. https://theukrainians.org/


(2). Née le 18 septembre 1929 à Ialta, Alla Gorska était une artiste peintre et militante ukrainienne emblématique du mouvement dissident soviétique. Elle est aujourd’hui considérée comme une figure majeure du renouveau artistique et civique ukrainien des années 1960. Elle faisait partie des "shistdesiatnyky" (la génération des années 1960), un mouvement intellectuel ukrainien prônant la liberté d'expression, la culture nationale, et la résistance pacifique au régime soviétique. En 1962-1963, elle participe à la découverte et à la dénonciation de fosses communes de victimes des purges staliniennes à Bykivnia, près de Kyiv — un acte extrêmement risqué. Le 28 novembre 1970, elle est retrouvée assassinée dans la maison de son beau-père à Vassylkiv, frappée à la tête à coups de hache. De nombreux intellectuels ukrainiens ont vu dans ce crime un assassinat politique maquillé, commandité par le KGB.

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