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Le K du Kerala. Michel Strulovici, Droit de suites / 05


Les logiques libérales, voire ultra-libérales, seraient-elles le seul horizon planétaire ? Une voie "communiste" et démocratique est-elle encore possible ? A l’écart du tumulte médiatique, l’État indien du Kerala offre le cadre surprenant d’une expérience contemporaine pleine d’enseignements.

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«Face à la montée de la barbarie, j’ai voulu, modestement, devenir un colporteur de l’humain», écrivait Michel Strulovici dans Évanouissements, paru l’an passé aux éditions du Croquant, autobiographie où il raconte en 630 pages particulièrement denses sa jeunesse, dans une famille de juifs résistants communistes, son activisme contre la guerre d’Algérie, son adhésion au Parti communiste, puis ses années de journalisme, à L’Humanité et enfin à la télévision publique, où il a été un ardent défenseur de la place de la culture (chronique parue sur les humanités, le 23 octobre 2021 (ICI).

Même une fois achevé le livre, il y en avait encore sous le capot, comme on dit. Plutôt que de chercher à nouveau un éditeur, Michel Strulovici a souhaité confier aux humanités ces "Droits de suite". Mais publier, même sur un média en ligne, c’est encore et toujours éditer. Cette chronique prend ici la forme d’un feuilleton hebdomadaire, chaque jeudi (premières séquences, "Les cavaliers de l’Apocalypse", ICI ; "Embrassons-nous Folleville", ICI ; "Juifs en soi, juifs pour soi", ICI ; "Marx, et le printemps revient", ICI / Jean-Marc Adolphe

« Chaque jour, l’auguste et vertueux Râma étudiait lui-même avec ses frères toutes les affaires de son vaste empire.

Pendant son règne plein de justice, toute la terre, couverte de peuples repus et joyeux, regorgea de froment et de richesses.

Il n’y avait pas de voleur dans le monde, le pauvre ne touchait à rien, et jamais on n’y vit des vieillards rendre les honneurs funèbres

à des enfants. Tout vivait dans la joie : la vue de Râma enchaîné au devoir maintenait le sujet dans son devoir,

et les hommes ne se nuisaient pas les uns aux autres. Tant que Râma tint les rênes de l’empire, on était sans maladie, on était sans chagrin, la vie était de cent années,

chaque père avait un millier de fils. Les arbres, invulnérables aux saisons et couverts sans cesse de fleurs,

donnaient sans relâche des fruits ; le Dieu du ciel versait la pluie au temps opportun et le vent soufflait d’une haleine toujours caressante. »

Le Râmâyana, poème épique (IIIème siècle avant JC- IIIème siècle après JC)

La tension vers un mythique paradis terrestre a électrisé et envahi, au galop, le rêve de tous les groupes humains dès l'apparition d'Homo sapiens (je le suppose, sans en être certain). Il en est ainsi du plus ancien conte connu, ce Gilgamesh, épopée écrite en sumérien dix siècles avant JC. Il en est ainsi du Râmâyana, écrit en sanskrit dans l'Inde antique et dont je cite la fin heureuse en ouverture. (1)

Nous savons que si les civilisations sont mortelles, ce désir de bonheur se perpétue, avec une acuité toujours renouvelée. (2)


« Décrétons le salut commun », chante l'Internationale. Toutes les civilisations se pensent présentes pour l'éternité. Et la société capitaliste mondialisée, plus que tout autre, s'imagine immortelle. « La fin de l'Histoire » proclamait, sans rire, Samuel Huntington. Le mantra célébrissime psalmodié avec délectation par ces amoureux fous du Veau d'or, le There is no alternative cher à Margaret Thatcher, est à la pensée ce que le fast food est à l'art culinaire de Marie-Antoine Carême. Si j'osais utiliser le Ramayana, si cher aux Keraliens, pour nous traduire ce monde, madame Thatcher serait indiscutablement le personnage si néfaste de Ravana. Roi des Rakshasas de Lankâ (l'actuel Sri Lanka ), capable de tous les coups tordu combat Râma,le héros bienfaiteur du poème. (3)

A la fin, le Bien terrasse le Mal. Retenons en l'augure. Les idéologues qui couvrent d'un linge épais les blessures mortelles portées au corps social par la capitalisme, développent tous la même argumentation pour vanter leur victoire sur le Titanic soviétique et ses satellites : toutes les expériences d'un État aux mains des communistes s'achèvent en désastre économique et social et en confiscation des libertés démocratiques.


Ce constat sans appel est brandi à tout bout de champ. A peine avez vous dit "Marx" et c'est le déferlement, la mise en accusation, le ricanement au mieux. Et ces échecs, qualifiés de communistes, masquent la poutre dans l’œil des autres systèmes d'exploitation de l'homme par l'homme, aussi appelés "libéraux ! J'écris "qualifiés de communistes" car ces sociétés qui se vantent de l'être sont dirigés par des PC où l'Internationale est toujours chantée avec passion. « Il n'est pas de Sauveur suprême, ni Dieu, ni Cesar, ni tribun... » entonnent en chœur, d'une même voix, les membres du Bureau Politique du PC chinois et les délégués des congrès où l'absence de femmes est quasi-totale. Tout ce chœur révolutionnaire pour élire à l'unanimité le Tribun déifié Xi Jinping ou, un peu plus loin, de la même manière, Kim Jong-Un ! Nul besoin de campagne de pub pour dénoncer ce système et son parti unique et, du même coup, vanter les merveilles démocratiques du capitalisme. Il suffit de montrer ces images qui paraissent sorties de Métropolis. Ce repoussoir parfait permet la disqualification de ce terme si beau, celui de la mise en commun. Comment ne pas voir la trahison orwellienne de Marx et de son « émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes » ? Comment ne pas voir que ces sociétés à la chinoise sont une autre forme de capitalisme d’État, certes, mais capitalistes tout de même.


Ce système-là pousse loin le bouchon de l'exploitation. Dans un triple mouvement, il utilise le contrôle absolu, algorithmique, des citoyens, puis le Lao Gai pour une mise en esclavage de dizaines de millions de Chinois et la mise en camp de certaines populations minoritaires (tibétaines et ouighoures) pour un lavage de cerveau accompli, et enfin la terreur généralisée comme mode de gouvernement. Une majorité de citoyens se trouvent interdits de parole, de syndicats, ce sont ceux tant chantés par notre Internationale. Les voici producteurs au service d'un État impérialiste et d'une bourgeoisie qui profite de la croissance, à condition de ne pas se mêler de ses affaires citoyennes. (4)


Alors, est- ce sans espoir ? Aragon, dans Le Fou d'Elsa, ne croyait pas si bien nous dire l'état du monde, y compris celui de « La Chine qui s'est mise en communes » :

« Quoi toujours ce serait la guerre la querelle Des manières de rois et des fronts prosternés Et l’enfant de la femme inutilement né Les blés déchiquetés toujours des sauterelles Quoi les bagnes toujours et la chair sous la roue Le massacre toujours justifié d’idoles Aux cadavres jeté ce manteau de paroles Le bâillon pour la bouche et pour la main le clou »

Pourtant un exemple, peu connu, sinon inconnu en Occident, pourrait démontrer qu'une hirondelle peut faire le printemps. et que tous ces systèmes pourraient être remisées dans la grande armoire des erreurs et des terreurs.


Cette exception, cette expérience contemporaine, est celle du Kerala, en Inde.

De cet État côtier du sud-ouest de l'immense Union indienne, bordant la mer d'Arabie, nous ne connaissons éventuellement, en Europe, que la ville de Cochin. Cette cité fut un comptoir accordé au XVéme siècle à Vasco de Gama par les Rajas, ces Princes indiens. Puis la ville passa aux mains des Hollandais avant de tomber au XVIIème siècle dans l'escarcelle britannique, avec l'arrivée de la très célèbre et invasive Compagnie anglaise des Indes orientales.


Kerala, en malayalam (cette branche de la famille dravidienne, du sud indien) signifie « pays des cocotiers ». « Ces arbres majestueux poussent comme au jardin d’Éden. Le long des côtes et des plages, ils composent une magnifique bordure verte à l’ombre de laquelle se nichent les villages, les plages, les stations balnéaires. » nous dit, émerveillé, le Guide du Routard. Pour compléter ce charmant tableau exotique, indiquons que cet État indien est couvert de denses forêts sur les contreforts de la chaîne de montagnes des Ghats et traversé d'un réseau de lagunes et canaux le long de la côte de la mer des Laquedives. Certains surnomment le Kerala « le pays de Dieu », et Cochin, la Venise indienne.


Visage du Kathakali. Photo Kerala Kathakali Centre


Pour ma part, j'avais découvert pour la première fois ce pays et sa culture, au Festival du Domaine d' O à Montpellier, à sa création en 1987. J'y assistai à une représentation de Kathakali, ce drame dansé, ce théâtre musical, éclatant de couleurs, de maquillages vifs et sophistiqués, de costumes chamarrés, tous définis, codés, selon le personnage représenté sur scène (prince vertueux, personnage démoniaque...). Cette danse classique, ritualisée, envoûtante, s'inspire d'un sport de combat le kalarippayat et les grandes épopées indiennes, le Mahabharata et le Ramayana, constituent le répertoire de choix de ces artistes du.Kathakali.


À l’origine, le kathakali se jouait toute la nuit, du crépuscule à l’aube, aux abords des temples, à la lueur des flambeaux. Mais, au-delà de ces étranges beautés, le Kerala nous intéresse fort car il démontre qu'aucune fatalité n'est inscrite ad vitam æternam dans l'Histoire.


Ni hasard, ni Vishnou


Depuis 1957, le Parti communiste indien dirige le Kerala, à intervalles réguliers, alternant au pouvoir avec le Parti du Congrès à la suite d'élections législatives démocratiques victorieuses... ou pas. Dans les années 1960, ce parti se scinda entre pro-soviétiques, qui gardèrent l’appellation, et tous leurs opposants (dont les pro-chinois) qui formèrent le PCI(M) (parti communiste indien marxiste). Celui-ci s'implanta dans l’État et le dirigea à de multiples reprises. Depuis 2021, à la tête d'une coalition de sept partis de gauche, après avoir réussi à battre la coalition menée par le parti du Congrès, il se succède à lui-même pour la première fois depuis l'indépendance.


Première évidence, mais oh combien surprenante pour tous les amoureux de la pensée fast food, le PCI(M) respecte pleinement le jeu de la démocratie parlementaire. Battu, il laisse la place. Vainqueur, il gère. Au pouvoir, ce parti a su faire de cet État de 35 millions d'habitants le premier de l'Union indienne, en ce qui concerne plusieurs éléments clés de la vie citoyenne. Cette réussite exceptionnelle n'est due ni au hasard ni à Vishnou. Depuis la fin des années 1950, le PCI, rejoint dix ans plus tard par son concurrent marxiste, va travailler au corps paysans, ouvriers et intellectuels. Il va mailler l’État d'organisations de masse. Gagnant les élections en 1957, il instaure une réforme agraire qui permettait de supprimer le système féodal en confisquant les terres des grands propriétaires et en les redistribuant aux paysans. Mais le parti du Congrès qui dirige le pouvoir central de la Fédération, à New Delhi, le lui interdit.

Junaina Muhammed, Green Kerala/ Le Kerala vert, 2021


Bis repetita, en 1983. Le PCI (M) -qui a supplanté le PCI- et le Front de gauche remportent les élections. Ils organisent dans la foulée une opération-prise de contrôle des terres par 200.000 travailleurs ruraux. Et cette fois, la coalition de gauche réussit à imposer cette réforme. Le rapport de forces a changé : New Delhi accepte ce qui, en 1957, était naraka (infernal).


Deux chiffres permettent d’illustrer la réussite de cette profonde transformation. En 1964-1965, seuls 67% des ménages ruraux possédaient des terres. Avec la réforme, 93% étaient devenus propriétaires. Cette réussite, rêve de si nombreuses générations de paysans, n'est pas pour rien dans la renommée et les succès électoraux communistes. Le PCI(M) va, du même pas, mener une politique d'investissements massifs dans la lutte contre la pauvreté, avec notamment la distribution de cartes d'approvisionnement permettant un accès presque gratuit aux aliments de base. Il instaure un salaire minimum deux fois supérieur à la moyenne nationale.


Le pari de l’alphabétisation


Dans ce qu'il est habituel d'appeler le Tiers-monde, souvent constitué de sociétés où la ruralité reste importante, l'analphabétisme de masse stoppe le développement. Au Kerala, la méthode pour annihiler cette tare sociale est particulièrement intéressante. Le gouvernement de gauche a mené un projet pilote d'alphabétisation, en décembre 1988. Avec l'aide de 50.000 bénévoles, 600.000 familles furent visitées afin de recenser besoins et ressources. Une fois tirées les leçons de cette expérience, une campagne générale d’alphabétisation (Total Literacy Campaign) mobilisa 350.000 instructeurs bénévoles, donnant des cours d’alphabétisation dans l’ensemble du Kerala. (5)


A gauche : campagne d’alphabétisation dans le Kerala. Photo literacymissionkerala.org

A droite : Arya Rajendran, élue à 21 ans maire communiste de la capitale du Kerala. Photo Vivek R Nair


Résultat majeur de ces campagnes, le taux d'alphabétisation est ici de 30% supérieur à la moyenne indienne. Y compris pour les femmes, les grandes exclues de la société civile dans toute l'Inde. Selon l’Indicateur de développement humain (IDH), le Kerala domine le classement des État indiens : il est premier pour le taux d’alphabétisation (avec 91 % au lieu de 62 % en moyenne). Notons également la plus forte proportion des jeunes obtenant une éducation primaire ou secondaire. Comme s'en émerveille un reportage du Monde du 30 décembre 2022 : « 100 % des enfants vont à l’école primaire, y compris les filles ». Le Kerala est « l’État socialement le plus avancé de la Fédération indienne » et « de nombreux experts, y compris aux Nations unies, n’ont pas hésité à parler de « Kerala model », remarque le journaliste. Démonstration de cette réussite égalitaire, c''est une jeune universitaire communiste de 21 ans, Arya Rajendran, qui a été élue dernièrement mairesse de la capitale, Thiruvananthapuram.


Une décentralisation vitaminée


Autre élément clé qui ne doit rien au hasard, c'est dans cet État qu'est observé le plus faible taux de mortalité infantile. Au Kerala, le système de santé couvre tout le territoire, et sa réussite se fonde sur la prévention et la vaccination. C'est ainsi que cet État a réussi à aplanir la courbe de l’épidémie de Covid-19 en appliquant un dépistage précoce, a contrario de ce qui se produit dans le reste de l'Inde. Comme le signalait The Guardian, le 28 mai 2020, la ministre de la Santé et de la protection sociale du Kerala, Madame Shailaja, y a gagné le surnom de « Coronavirus slayer » (Tueuse de coronavirus) et de « Rockstar Health Minister ».

KK Shailaja, surnommée « Coronavirus slayer ». Photo DR


Ainsi, « trois jours après avoir lu des informations sur le nouveau virus en Chine et avant que le Kerala n’ait son premier cas de Covid-19, Madame Shailaja a tenu la première réunion de son équipe d’intervention rapide. Le lendemain, 24 janvier, l’équipe a mis en place une salle de contrôle et a demandé aux médecins des 14 districts du Kerala de faire de même à leur niveau. Au moment de l’arrivée du premier cas, le 27 janvier, via un avion en provenance de Wuhan, l’État avait déjà adopté le protocole de l’Organisation mondiale de la santé sur les tests, la localisation, l’isolement et le soutien. »


Si nous comparons l'action de ces communistes démocrates (ou démocrates communistes, c'est selon) au pouvoir dans ce pays « pauvre » à celle de nos gouvernants dans des démocraties riches, il n'y a pas photo. Madame Shailaja était déjà une célébrité en Inde avant la Covid-19. Un film intitulé Virus, a été inspiré par sa gestion d’une épidémie virale encore plus mortelle, le Nipah. Cette maladie, en 2018, avait été combattue grâce à sa réponse express. Pour ce virus particulièrement agressif, issu des chauve-souris, il n'existait ni vaccin ni traitement. Or la contagion a été maîtrisée en moins d’un mois grâce à l’instauration du couvre-feu, du traçage systématique des personnes en contact avec les malades, et par la mise en quarantaine des porteurs potentiels. La ministre n'hésita pas à se rendre dans le village, épicentre de l'épidémie, pour convaincre. Tel un Bonaparte christique à la rencontre des pestiférés de Jaffa, magnifié par le tableau d'Antoine-Jean Gros. Mais ce qui est admirable dans ces événements, au-delà du courage et de la vista de cette communiste, c'est l'organisation sanitaire pour tous que le PCI(M) et le Front de gauche ont décidé d'installer dans ce pays pauvre.


Ici, le système de santé publique est décentralisé avec une présence dans chaque village. Ce maillage sanitaire a été tissé dans tout l’État. Dans chaque village une infirmerie et, dans chaque district, des hôpitaux. L’État a également crée 10 facultés de médecine. Le Kerala compte 30.000 soignants, un ratio nettement supérieur à la réalité indienne. Et ici l’État prend en charge 60% des dépenses de santé, contre 20% ailleurs ! Et ce système vital a les moyens de sa politique. Les comités de village et de ville, les Panchayats, un des éléments clés de cette démocratie, perçoivent entre 35 et 40% du budget total de l’État. Sont prises en compte la population de chacun des villages et sa pauvreté, afin de tenter d'égaliser les conditions de vie de tous le Keraliens.


La recommandation du gouvernement central est d'allouer, dans ces budgets, de 30 à 40% à l’éducation, la santé, l’eau ou l'habitation, de 10 à 15% aux infrastructures, de 45 à 50% aux investissements productifs et 10% aux action en faveur des femmes. L'avantage décisif de cette organisation reste la mobilisation des citoyens pour réaliser des projets décidés par eux-mêmes, cassant le ressort, habituel en ces pays (comme souvent ailleurs), de la bureaucratie. Dans ce cadre, les comités de village n'ont pas comme seule fonction la gestion des services publics mais leurs prérogatives sont socio-économiques, ils peuvent ainsi créer des coopératives de production. Il me semble que cela flirte avec l'autogestion….


Plusieurs facteurs expliquent la réussite de ces actions préventives et curatives. Une manière d'exercer le pouvoir, tout d'abord. Par exemple, au début de l'épidémie du coronavirus, « les lieux de culte ont été fermés en vertu des règles de verrouillage, ce qui a provoqué des manifestations dans certains États indiens, mais la résistance a été notablement absente au Kerala – peut-être en partie parce que le Premier ministre communiste, Pinarayi Vijayan, a consulté les chefs religieux locaux au sujet des fermetures », remarque The Guardian.


Deuxième facteur de ce soutien, souligné par Madame Shailaja, le niveau d’alphabétisation élevé du Kerala : « Les gens comprennent pourquoi ils doivent rester à la maison. Vous pouvez le leur expliquer. » Une telle accumulation de transformations systémiques, comme on dit, et les succès qui en découlent en étonnent plus d'un parmi la population des 29 États de la Fédération indienne.


De cette expérience lointaine et méconnue, pourrions-nous, peut-être, tirer leçon : la décentralisation et l'autonomie, alliées à des moyens financiers sont les conditions nécessaires à l'exercice de la démocratie locale. Elle ne devient suffisante qu' adossée à cette condition essentielle : la participation décisionnelle et décisive des citoyens. Dans les temps anciens, la Commune de Paris la tenta.


Autre particularité keralienne, les citoyens à la recherche d'un emploi sont moins nombreux que dans le reste de l'Inde. Même chose pour la pauvreté. En 1973, 60 % des habitants du Kerala vivaient sous le seuil indien de la pauvreté. Le taux de pauvreté de la Fédération y était un peu plus bas. En 2000, tout s'inverse : le taux indien était descendu à 26%, celui du Kerala à 13%. L'ensemble, noué, de tous ces facteurs explique une espérance de vie des Keraliens nettement supérieure à celle des citoyens de toute l'Inde, 74 ans en moyenne.


Triple saut : « hop, step, jump »


Le ministre de l'Economie et des finances, Thomas Isaac, illustre le discours de la méthode du parti communiste (marxiste) au pouvoir. Selon lui, l’orientation générale de la gauche locale à l’égard du développement du Kerala représente « une sorte de triple-saut : hop, step, jump » : « Le hop, la première étape, a été une politique de redistribution. Notre mouvement syndical a réussi à obtenir une redistribution significative des revenus. Notre mouvement paysan a pu redistribuer les biens fonciers grâce à un programme de réforme agraire très réussi » (interview accordée à Vijay Prashad pour le média de gauche britannique Peoples Dispatch).

Thomas Isaac, ministre de l’Économie et des finances du Kerala. Photo DR


Notons que ce mouvement pour une réforme agraire a "maillé" tout l’État et précédé l'arrivée au pouvoir de la Gauche aux affaires. Voici maintenant le step pour le ministre, qui connaît les points faibles de son économie et notamment la nécessaire amélioration des infrastructures. Sa réalisation, accomplie en partie, est estimée à l'équivalent de 11 milliards de dollars. Comment ce gouvernement d'un pays « pauvre », dirigé des communistes, a-t-il pu réunir les fonds nécessaires ? « Nous avons mis en place des instruments tels que le Kerala Infrastructure Investment Fund Board (KIIFB). Grâce à ce conseil, le gouvernement a pu dépenser l'équivalent de 1,85 milliard de dollars et cela a déjà produit une amélioration remarquable de nos infrastructures », se félicite Thomas Isaac.


Changer la nature économique du Kérala est considéré comme une priorité par les communistes au pouvoir. Jusqu'alors le commerce et l'industrie à fort taux d'emploi de main d'œuvre restent prédominants. Les usines chimiques très polluantes y font florès. Et nombre de Keralais (20%) ont émigré pour trouver ailleurs de meilleurs emplois. Aussi, annonce le ministre : « nous nous rendons compte que les industries qui sont au cœur de nos compétences sont les industries de la connaissance, les industries de services, les industries basées sur les compétences, etc. Comment faire ce changement de paradigme ? » Voici donc le saut (jump) proposé par Thomas Isaac. « Pour que les investisseurs viennent investir, nous aurons K-FON [Kerala-Fibre Optic Network], une super-autoroute d’Internet appartenant à l’État, disponible pour tout fournisseur de services. Il garantira l’égalité de traitement pour tous (...). Tous les pauvres bénéficieront gratuitement d’une connexion à large bande. Et cela aura un impact considérable sur l'emploi des femmes. »


Le projet économique, social et culturel de la gauche de transformation au pouvoir au Kerala est unique en Inde. Il a comme ambition une croissance élevée mais contrôlée et un bien-être social de haut niveau. Que demande le peuple ? Cela même. Ce premier de la classe (dans tous les sens du terme) mérite d'être étudié de près par tous ceux qui croient l'Histoire écrite et tous ceux qui ne le croient pas.


En explorant ce cas exemplaire, j'ai souvent eu l'impression de voir se réaliser les propositions du Défi Démocratique sur le respect absolu de la démocratie. Il ne s'agit pas pour moi de dire que j'ai (que nous avons) trouvé la Terre promise, même si le peuple de gauche pensa l'avoir entrevue il y a quarante ans, tels Moise et ses Hébreux l'apercevant au bout de l'errance dans le Sinaï. Notre pays « de miel et de lait », comme La Bible le définit, reste à découvrir, mais surtout à inventer.


Jusqu'alors, comme l'écrivit Aragon : « Nous sommes les gens de la nuit qui portons le soleil en nous / Il nous brûle au profond de l'être / Nous avons marché dans le noir à ne plus sentir nos genoux / Sans atteindre le monde à naître » (Élégie à Pablo Neruda).


Michel Strulovici


Photo en tête d'article : Des artistes indiens de kathakali lors d’un rassemblement des partisans du Parti communiste indien marxiste (CPI-M) à Pathanamthitta, dans l’Etat du Kerala, le 21 avril 2019. Photo Arun Sankar.


NOTES


1. Dans ses Anti-mémoires, André Malraux expliquait que le Ramayana :« emplit encore le rêve de l’Inde comme l’Olympe a empli jadis celui de la Grèce ». Ces quarante-huit mille vers répartis sur sept chants, furent composés au début de notre ère par le poète Valmiki.


2. « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. » ( Paul Valéry, La crise de l'esprit, 1919).


3. Les Rakshasas, à la morphologie multiforme, sont réputés pour leur capacité à perturber les rituels, les tombes, harceler lesprètres,posséder des êtres humains. Abrités dans leur citadelle de Lanka (actuel Sri Lanka), ils obéissent aux ordres de leur roi Leurs ongles sont venimeux et ils aiment consommer la chair humaine et les nourritures en putréfaction.


4. A voir sur Arte, un remarquable documentaire de Tania Rakhmanova, Les camps, secret du pouvoir chinois (2023).


5. Du même mouvement, une campagne de recensement des ressources locales (People’s Resource Mapping Program) doubla l'opération. Cette sorte de recensement aboutira à la constitution d’une base de données des ressources humaines et naturelles de chaque zone géographique (terre, eau, végétation, problèmes sanitaires et environnementaux, situation économique des foyers) permettant d’amorcer une réflexion sur le développement de chaque territoire.


A suivre (13 avril) : "Tous concurrents, tous morts"


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