Le méga greenwashing du Guggenheim à Bilbao
- Jean-Marc Adolphe

- il y a 17 heures
- 8 min de lecture

Giuseppe Pennone, Ongle et feuilles de laurier (Unghia e foglie di alloro), 1989.
Verre et feuilles de laurier © Giuseppe Penone, VEGAP, Bilbao 2025
À Bilbao, avec d'énormes moyens en "marketing", le musée Guggenheim ouvre une vaste exposition aux "Arts de la Terre", célébrant sols, matières organiques et imagination écologique. À quelques dizaines de kilomètres, la même fondation poursuit pourtant un projet d’extension au cœur de l’estuaire d’Urdaibai, réserve de biosphère de l’Unesco et zone humide protégée, dénoncé par les écologistes comme une menace majeure pour la biodiversité. En d'autres termes : l’art se drape des couleurs du vivant, tout en préparant les bulldozers.
Pour qui préfère écouter en podcast (généré avec l'IA)
Il y a des journalistes, comme ça, pas trop regardants, qui aiment bien être embedded. On leur offre le voyage et l'hôtel, les petits fours et un bon repas, ils rappliquent ventre à terre, et ne vont quand même pas aller chercher midi à 14 heures. La Fondation Guggenheim a évidemment les moyens de soudoyer ces plumitifs, qui, surcroît d'âme, pourront voyager la conscience tranquille s'il s'agit d'aller découvrir une exposition « pensée comme une "réinterprétation" des mutations des pratiques artistiques face aux crises environnementales » et qui « interroge la relation entre création artistique, sols, extraction et dérèglement écologique dans l’ère dite de l’Anthropocène post‑industriel ». Dieux du ciel, mais c'est du pain bénit, cette histoire ! Le vernissage vient d'avoir lieu, les premières critiques (euh, plutôt "réclames") devraient sortir en début de semaine. En fait, ça a déjà commencé : Valérie Duponchelle, critique d'art au Figaro, était naturellement du voyage, et s'enthousiasme sur Instagram : « Bouche rouge, ongles rouges, élégance stricte, Miren Arzalluz nommée directrice générale du Musée Guggenheim Bilbao, depuis le 1er avril, présente en basque ce jeudi 4 décembre au matin "Lurraren Arteak", " Artes de la Tierra", formidable exposition qui fera date au Guggenheim Bilbao 🌾🌿🍂. Les Parisiens la connaissent car elle a dirigé brillamment le Musée de la mode au Palais Galliera ».

Isa Melsheimer, Cas Wardian (Wardian Case), 2023. Verre, terreau, graines, plantes (vue de l'installation) © Isa Melsheimer, Bilbao 2025
la Terre en vitrine
Au musée Guggenheim de Bilbao, vient d'ouvrir ce 5 décembre l'exposition Les Arts de la Terre. Attention les yeux, c'est du lourd ! Dans les salles du musée, « Les Arts de la Terre » affiche ses bonnes intentions : artistes contemporains convoqués pour penser le sol comme milieu vivant (avec des œuvres deGiovanni Anselmo, Joseph Beuys, Jean Dubuffet, Hans Haacke, Richard Long, Ana Mendieta, Fina Miralles, Giuseppe Penone, Michelle Stuart, Tomás Saraceno, Meg Webster...), matériaux naturels exposés, vocabulaire de crise écologique et d’Anthropocène omniprésent. Le Guggennheim de Bilbao se présente ainsi comme un acteur culturel « conscient » des urgences environnementales, intégrant les mots d’ordre de la durabilité à son récit institutionnel. Les œuvres mobilisent argile, terre, végétaux, fragments minéraux ; elles évoquent érosion, extraction, pollutions, en insistant sur la fragilité des écosystèmes. Le parcours pose l’art comme un possible allié du vivant : il s’agirait de « réapprendre à habiter la Terre », de renouer avec les sols plutôt qu’avec les surfaces spectaculaires de l’architecture et des villes globalisées. L'exposition nous encourage à réfléchir à cette aspiration à travers des créations qui évoquent la modification de la planète par l’activité humaine et l’importance croissante de l’artificiel sur le naturel, et nous invitent à renouveler notre préoccupation pour la santé de notre planète, écrit dans le dossier de presse (ci-dessous en PDF) Ignacio S. Galán, P-D.G du groupe Iberdola, mécène stratégique du Guggenheim Bilbao depuis l’ouverture du musée en 1997 (voir plus loin).
Pendant ce temps, à Urdaibai…
À moins d’une heure de route du Guggenheim, l’estuaire d’Urdaibai raconte une toute autre histoire. Réserve de biosphère de l’Unesco depuis 1984, site Ramsar, zone Natura 2000 et halte essentielle pour les oiseaux migrateurs, ce territoire est reconnu comme l’un des écosystèmes les plus précieux d’Europe. C’est pourtant là que la Fondation Guggenheim projette, depuis le milieu des années 2000, une extension de son musée de Bilbao. Mais faudrait pas voir à fâcher "lart contemporain" : nous avons été quasiment les seuls, de toute la presse française, à en parler (en mai dernier, ICI). Le projet prévoit deux nouvelles entités muséales à Guernica et Murueta, reliées par un parcours de six kilomètres, avec espaces d’exposition, restaurant, résidence d’artistes, équipements d’accueil pour des dizaines de milliers de visiteurs supplémentaires. Autrement dit, une montée en puissance du tourisme culturel dans une zone fragile, au prix de transformations du littoral, de friches industrielles historiques et des équilibres écologiques de l’estuaire.

La réserve de biosphère d'Urdaibai. Photo issue du site especes-mencaees.fr
Biodiversité contre "rayonnement culturel"
Depuis le début, habitants et associations écologistes dénoncent le projet comme une menace directe pour la biodiversité d’Urdaibai : destruction ou artificialisation de zones humides, perturbation des oiseaux migrateurs, pression accrue sur un milieu déjà vulnérable. La plateforme « Guggenheim Urdaibai Stop », épaulée par de grandes ONG comme Greenpeace, SEO Birdlife ou WWF, insiste sur le paradoxe d’investir de l’argent public dans une extension muséale privée au cœur d’un écosystème protégé. Pour ces opposants, le discours du « rayonnement culturel » masque une logique de spéculation territoriale et de marketing. Depuis la publication de notre article, la pression des ONG et des réseaux de défense des zones humides s’est renforcée : des associations et plateformes environnementales continuent à interpeller les autorités espagnoles, les instances internationales et le musée sur les risques de destruction ou de dégradation de la réserve de biosphère d’Urdaibai (voir ICI).
Sourd à ces interpellations, le musée Guggenheim, devenu « marque » globale, se déploie comme une franchise culturelle, avec, pour chaque implantation, le même récit : l’art comme moteur de régénération urbaine, d’attractivité économique et de modernisation. À Urdaibai, ce récit se heurte frontalement à la réalité des zones humides, qui ont besoin d’espace, de silence, de continuité écologique plutôt que d’architectures iconiques.

Delcy Morelos, Sorcière (Sorgin), 2025. Terre et boue sur une structure en bois © Delcy Morelos & Marian Goodman Gallery
Quand l’écologie devient décor
Dans ce contexte, "Les Arts de la Terre" ne peut pas être lue comme une simple exposition thématique. Elle fonctionne aussi comme un grand dispositif de communication, destiné à verdir l’image d’une fondation engagée dans un projet qui fragilise l’un des rares estuaires européens encore relativement préservés. Les mêmes mots – biodiversité, sols, écosystèmes, vulnérabilité – circulent entre les salles du musée et les argumentaires des opposants, mais pour dire des choses diamétralement opposées. Le musée montre des sols fissurés, des paysages miniers ravagés, des terres épuisées par l’agro-industrie, mais ne dit presque rien du sol très concret sur lequel il projette de s’étendre à Urdaibai. L’écologie reste alors cantonnée au registre symbolique : dans les œuvres, dans les cartels, dans les communiqués, mais rarement dans les décisions de gouvernance, les choix d’implantation ou la maîtrise des flux touristiques.
Une machine à neutraliser la critique
L’une des forces du greenwashing culturel tient précisément à cette capacité à incorporer la critique pour mieux la neutraliser. Les œuvres montrent la violence extractiviste, les archives évoquent les dégâts du productivisme, les textes de salle parlent de « réparer les liens avec le vivant ». Mais le musée continue de se penser comme un moteur de croissance – économique, urbaine, touristique – dans un modèle qui suppose davantage de visiteurs, davantage de bâtiments, davantage de circulation. En mettant en scène l’Anthropocène et la crise écologique, l’institution se présente comme lucide et responsable, tout en poursuivant des stratégies qui participent à l’intensification de ces mêmes crises. Le risque est que l’art devienne le supplément d’âme d’un système qui ne change pas : quelques salles consacrées aux "Arts de la Terre" pour mieux éviter de remettre en question la place de l’architecture, de la ville, du tourisme et de la spéculation dans la destruction des milieux.

Le commissaire de l'exposition "Arts de la Terre", Manuel Cirauqui (photo ci-contre), directeur fondateur d'Eina/Idea, un groupe de réflexion associé au Centre universitaire de design et d'art de Barcelone, est en service commandé pour la Fondation Guggenheim depuis 2016, après avoir précédemment travaillé au Jeu de Paume à Paris ainsi qu’à l’Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou. Dans aucune dxes expositions à gros budget dont il a jusqu'ici assuré le "commissariat", il ne s'est intéressé au lien entre art et écologie. Ça vient de sortir, comme un champignon.
Cerise sur le gâteau : l'exposition "Arts de la Terre" est grandement financée par Iberdrola, qui met son logo partout, bien visible (seuls les "criques d'art" ne le voient pas, aveuglés par « la bouche rouge, les ongles rouges, l'élégance stricte » de la directrice du Guggenheim Bilbao... Iberdrola, c'est un grand groupe énergétique espagnol spécialisé dans la production, la distribution et la commercialisation d’électricité et de gaz, avec son siège social à Bilbao (et dont le principal actionnaire est l'État pétrolier du Qatar). L’entreprise fait partie des plus gros électriciens mondiaux, très présente dans les renouvelables (notamment l’éolien, notamment notamment à Caetité, au Brésil, à Oaxaca et Puebla, au Mexique où groupes communautaires et autorités locales se sont opposés en vain à des projets à impacts sociaux et écologiques néfastes : dépossession des terres, destruction ou détérioration des moyens de subsistance et des cultures, etc.) mais aussi dans l’hydroélectricité, le gaz et le nucléaire. Iberdrola est régulièrement au cœur de controverses écologiques : des travaux de recherche et d’ONG dressent un tableau d’« entreprise verte » présente dans de multiples conflits socio‑environnementaux, notamment autour de barrages hydroélectriques et de grands projets d’infrastructures (voir ICI). En Espagne, Iberdrola a été outre publiquement critiquée pour la gestion de certains réservoirs hydroélectriques, accusée d’avoir créé une « fausse sécheresse » vidé en vidant le réservoir de Valdecañas en Estrémadure, rendant nécessaire l'utilisation de camions-citernes pour approvisionner en eau la population environnante... À l’international, l’entreprise communique massivement sur son rôle de champion des renouvelables et de la biodiversité (objectifs de neutralité carbone, plans biodiversité, conventions onusiennes), tout en restant engagée dans des projets gaziers et des mégaprojets contestés. En 2021, Iberdrola avait même sponsorisé la COP26 à Glasgow : yune enquête a révélé qu'elle en était le plus grand polluant (voir ICI), alors que les sposnors devaient théoriquement répondre « à des critères de parrainage rigoureux », basés sur des objectifs de zéro émission nette (voir ICI).

Photo issue de la série "Mixtures" de l'artiste brésilienne Marina Guzo, au festival Arbola, en 2023,
en Une d'un article publié alors par les humanités.
D’autres manières de faire culture
Au pays basque espagnol, d’autres initiatives esquissent pourtant une autre relation entre art et nature. Le festival Árbola, en Navarre, par exemple, travaille à petite échelle, en dialogue étroit avec les paysages forestiers, les communautés locales et les savoirs scientifiques, sans chercher à drainer des foules massives ni à imposer une architecture signature. L’enjeu n’y est pas de « capitaliser » sur un territoire, mais de composer avec lui. Nous avons été les seuls à en parler en France, à deux reprises (ICI et ICI). C'est normal : l'association qui organise Arbola n'a pas les moyens de soudoyer lers journalistes, et sa directrice artistique, Isabel Ferreira, n'est pas assez "bouche rouge et ongles rouges" pour séduire la bourgeoisie "culturelle". Pourtant, de telles expériences montrent que l’« art de la terre » ne se résume pas à exposer des œuvres sur le sol dans un musée iconique, mais peut consister à inventer des formes de culture qui respectent la capacité de régénération des milieux, limitent les flux et reconnaissent la valeur intrinsèque des zones humides, des forêts et autres deltas.
Art contemporain ou paravent ?
Que reste‑t‑il alors de l'exposition "Les Arts de la Terre" une fois replacée dans le paysage réel où elle s’inscrit ? Une exposition ambitieuse, parfois informée, mais prisonnière d’un dispositif institutionnel qui instrumentalise l’écologie comme langage plus que comme pratique. Tant que la Fondation Guggenheim maintient son projet d’extension à Urdaibai, l’hommage rendu aux sols dans les salles du musée ressemble à un paravent : une manière de se déclarer du côté du vivant sans renoncer à un modèle de développement qui continue à l’entamer.
À Bilbao, l’art contemporain parle de biodiversité ; à Urdaibai, ce sont les oiseaux migrateurs, les marais, les zones humides qui attendent encore des gestes à la hauteur de ce discours. Mais "Arts de la Terre" n'est pas tant une "exposition" qu'une opération de marketing politique, grâce à laquelle la Fondation Guggenheiml espère amadouer les autorités basques et le gouvernement espagnol n'ont pas encore le feu vert définif à son projet d'expansion colonisatrice. Ce que ne sauraient voir les "critiques d'art" embedded qui participent joyeusement, contre quelques cacahouètes, à ce simulacre-enfumage.
Jean-Marc Adolphe et Nadia Mével
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Encore une idée mercantile qui va tuer une magnifique région que j'ai eu l'occasion de parcourir de la pointe des pieds!