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Marie Chouinard, magnifique Magnificat

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Clémentine Schindler dans Magnificat, photographie de Sylvie-Ann Paré, 2025


Marie Chouinard fait entrer Bach en danse avec Magnificat, œuvre de maturité, éclatante de couleurs, où la musique sacrée devient espace intérieur en mouvement. Portée par une maîtrise totale de la scène et par l’excellence de ses interprètes, la chorégraphe affirme plus que jamais son art. En seconde partie, Mouvements, inspiré d’Henri Michaux, prolonge la soirée dans un dialogue fascinant – parfois éprouvant – entre dessin et geste, avant un final lumineux qui réveille les corps comme les regards.


Magnificat, le nouveau chef d’œuvre de Marie Chouinad, tombe au bon moment. À l'approche de Noël. Dans la feuille de salle, la chorégraphe dit humblement : « J'ai simplement senti que le moment était venu d'entrer dans cette musique et de la laisser guider la chorégraphie ». En 2005, à l'époque de bODY_rEMIX / les_vARIATIONS_gOLDBERG, elle ne se sentait « pas prête à affronter » la musique de Bach et avait recouru au subterfuge du remix de son collaborateur habituel, Louis Dufort. Dans le cas présent, les notes non seulement « font surgir des couleurs » qui remplacent le décor et/ou le cadre de l'action en contribuant à la cadencer, plus d'une demi-heure durant, mais elles lui suggèrent ce qu'elle nomme des « espaces intérieurs en mouvement ». Ces mouvements "intérieurs" annonçant la pièce qui suit, mais c'est une autre affaire.


Dans Magnificat, le mouvement est perpétuel. S'enchaînent avec fluidité les moments musicaux retenus par la chorégraphe de l'opus BWV 243, Cantate BWV 80, écrit par Bach tout d'abord en mi bémol majeur puis en ré majeur. Une vingtaine de minutes de la cantate a été sucrée pour les besoins de la danse. Chœurs, arias, duos, trios trouvent donc leur équivalence dans les compositions d'ensemble, les solos, pas de deux, de trois et de plus ayant stimulé la chorégraphe qui, le hasard objectif faisant bien les choses, a l'aptonyme de sainte vierge. Peu nous chaut, soit dit en passant, si la version musicale de la Chapelle du Collège royal de Gand, sous la direction de Philippe Herreweghe est moins convaincante pour les spécialistes du baroque que celle de John Eliot Gardiner avec le Monteverdi Choir.


Marie Chouinard a la maîtrise totale du ballet. Non seulement elle signe, comme d'habitude, les lumières colorées faisant aussi office de scénographie, les costumes, les coiffures, les accessoires et le maquillage, mais elle est à l'apogée de son art. Les danseurs de sa compagnie ont atteint le plus haut niveau technique et méritent d'être nommés : Michael Baboolal, Adrian W.S. Batt, Justin Calvadores, Rose Gagnol, Valeria Galluccio, Béatrice Larouche, Luigi Luna, Scott McCabe, Carol Prieur, Sophie Qin, Clémentine Schindler, Ana Van Tendeloo et Jérôme Zerges. Parmi les belles choses nous ayant esbroufé, il y a ce solo virtuose au sol de la danseuse-contorsionniste Rose Gagnol. Tout est exécuté à la perfection. Certaines danseuses, par moments, ouvrent la bouche, curieusement, on ne sait si c'est pour souffler, pour reprendre haleine, pour chanter, pour parler in petto ou pour prier.


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Mouvements, livre d'Henri Michaux initialement publié en 1951


En seconde partie de soirée, Henri Michaux : Mouvements, reprise d'une pièce qui qui date de 2011 (pour la version définitive), de 2005 (pour le solo), de 1980 (pour l'idée de départ). À propos du livre Mouvements d'Henri Michaux (1), la chorégraphe explique : « ces dessins abstraits, ces taches d'encre m'ont soudain semblé fonctionner comme une véritable partition chorégraphique ». Ces dessins de 1951 font suite à ceux de 1944 de l'Alphabet du poète-dessinateur. Ils ne sont pas totalement abstraits : les uns, tout en finesse et, semble-t-il, à la plume, représentent des formes végétales; les autres, à la chinoise, au pinceau et à l'encre de Chine, ont figure humaine. Ou, du moins, allure de silhouettes anthropomorphes captées gesticulant. Des ombres chinoises, encore, des taches, suivant l'art d'Étienne de Silhouette (1709-1767), précédant/annonçant celui du tachisme. La belle exposition Kandinsky de la Philharmonie (2) montre, après celle du Centre Pompidou en 2011-2012, "Danser sa vie", les dessins schématiques que lui inspirèrent les poses de Grete Palucca en 1926 (3). Ici, la démarche est inversée : c'est la danse qui mime le dessin.


Pas tous les dessins, d'ailleurs : la moitié de ceux du livre, si l'on a bien compté - 32 pages sur les 64. Ce qui n'est déjà pas mal, le côté systématique (tautologique) de la démarche finissant par lasser la salle, nous y inclus. Malgré la performance des danseurs, hommes et femmes, promus chorégraphes avec la charge ou la responsabilité qui leur incombe, non seulement de représenter/reproduire des mouvements, au départ, improvisés, mais, qui plus est, de les animer. Ces meidosems étaient-ils d'ailleurs des signes? se demandait Michaux : « C’étaient des gestes, les gestes intérieurs, ceux pour lesquels nous n’avons pas de membres mais des envies de membres, des tensions, des élans ». Louis Dufort
 a beau se décarcasser avec sa composition électronique de bonne facture, la monotonie menace au bout d'un temps. Heureusement, le finale (présagé par les faux essais de lumière du prologue) renverse la donne. Non que les signes redeviennent cygnes, mais, la page blanche virant au noir, les photons du stroboscope se substituent aux pigments et conjurent la torpeur, secourent la danse, secouent l'audience.


Nicolas Villodre


  • Magnificat (création) et Henri Michaux : Mouvements (reprise), chorégraphies de Marie Chouinard, ont été présentées du 10 au 13 décembre 2025 au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt à Paris.


NOTES


(1). Mouvements, livre d’Henri Michaux publié chez Gallimard au début des années 1950, articule un long poème et une série de dessins à l’encre pour explorer le rapport entre geste, signe et mouvement intérieur. L’ouvrage paraît initialement en 1951–1952, dans la collection "Le Point du Jour" chez Gallimard, sous forme d’in‑4 broché à couverture illustrée. Il s’agit d’une édition originale tirée à un peu plus de 1.300 exemplaires numérotés, aujourd’hui recherchés sur le marché des livres rares. Le livre sera ensuite réédité, notamment dans des formats beaux‑livres et en intégration dans des ensembles comme Face aux verrous ou des volumes Gallimard ultérieurs. Mouvements se compose d’un poème, de 64 dessins en noir sur fond blanc et d’une postface où Michaux réfléchit sur sa pratique du signe graphique. La couverture inverse ce dispositif, avec des tracés blancs sur fond noir, soulignant le jeu d’inversion, de contraste et de tension qui est au cœur du projet. Les planches de dessins se succèdent page après page, comme une sorte d’idéogrammes inventés, entre écriture, figures en mouvement et chorégraphie abstraite. Dans la postface, Michaux insiste sur le fait que les dessins sont venus avant les mots, comme un « nouveau langage » qui le libère de la pesanteur verbale. Il conçoit ces signes comme la trace de gestes rapides, quasi automatiques, cherchant à saisir des mouvements intérieurs, des élans, des tensions qui débordent la description par la langue.


(2). Exposition Kandinsky, la musique des couleurs, jusqu'au 1er février 2026, à la Philharmonie de Paris. https://philharmoniedeparis.fr/fr/activite/exposition/28824-kandinsky


(3). Grete (Gret) Palucca, née Margarethe Paluka, est une figure majeure de la danse moderne allemande, à la fois interprète, chorégraphe et pédagogue. Active tout au long du XXe siècle, elle est surtout connue pour son école de danse à Dresde et pour sa contribution à la danse expressive en Europe. D’origine juive par son père, elle se forme d’abord au ballet classique, puis se tourne vers la danse moderne et expressive. Elle meurt à Dresde en 1993, après plus de sept décennies de carrière artistique et pédagogique.

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Ci-contre : Vacances d'été à Sylt : Gret Palucca adorait cette île de la mer du Nord, où elle séjournait régulièrement, notamment dans l’entre‑deux‑guerres... Aujourd'hui encore, le bateau de pêche "Gret Palucca" est amarré dans le port de List.

© picture alliance/VisualEyze/Unit


Entre 1914 et 1916, Palucca suit des cours de ballet à Dresde, avant de fréquenter une école de jeunes filles, puis l’école de danse de Mary Wigman au début des années 1920. Elle intègre la troupe de Wigman et participe à la diffusion de la danse expressionniste allemande, avant de s’en émanciper pour chercher son propre langage chorégraphique. Dès cette période, elle se distingue par des sauts explosifs et une gestuelle joyeuse, qui rompent avec les codes académiques. En 1925, elle ouvre sa propre école de danse à Dresde, bientôt complétée par des antennes à Berlin et Stuttgart, qui deviennent des lieux clés pour la danse moderne en Allemagne. Par son mariage avec Friedrich Bienert, elle se rapproche des artistes du Bauhaus et suscite l’intérêt de figures comme Klee, Moholy-Nagy, Kandinsky ou Mondrian, qui voient dans ses danses un équivalent chorégraphique de leurs recherches formelles. La Palucca Schule demeure aujourd’hui l’un des héritages majeurs de son travail pédagogique.

Confrontation au nazisme et à la RDA. En 1936, Palucca danse un solo remarqué aux Jeux olympiques de Berlin, mais, en raison de ses origines juives, ses écoles sont fermées par les autorités nazies en 1939 et elle n’a plus le droit d’enseigner, même si elle peut encore se produire sur scène. Après la destruction de Dresde en 1945, elle parvient à faire rouvrir son école, qui est ensuite nationalisée et intégrée au système culturel de la République démocratique allemande, où domine la pédagogie du ballet de tradition russe. Malgré les pressions pour transformer son école en institution strictement soviétisée, elle défend la danse moderne et joue un rôle dans les instances officielles, notamment au sein de l’Académie des arts de la RDA.

Palucca incarne une danse expressive centrée sur la liberté du mouvement, l’improvisation et une énergie jubilatoire, souvent décrite à travers ses grands sauts et une présence scénique rayonnante. Sa personnalité a inspiré de nombreux photographes – notamment Charlotte Rudolph – et ses images continuent de circuler, jusqu’à des expositions récentes comme « The New Woman Behind the Camera » ou « Women in Abstraction » qui la replacent dans l’histoire de la modernité. Elle reçoit de nombreuses distinctions en RDA et, après la réunification, en Allemagne fédérale, et son école de Dresde perpétue encore aujourd’hui son héritage pédagogique et artistique.


BONUS


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Marie Chouinard au micro de Radio Canada, en 2021. Photo Hamza Abouelouafaa / Radio-Canada


Marie Chouinard est une chorégraphe majeure de la scène contemporaine, connue pour une écriture radicale où le corps devient territoire d’expérimentation, de désir et de métamorphoses. Fondatrice de la Compagnie Marie Chouinard à Montréal en 1990, elle rayonne aujourd’hui sur les grandes scènes internationales. 

Née à Québec en 1955, elle s’impose à la fin des années 1970 par une série de solos où elle explore sans fard les puissances du corps, entre performance, transe et rituel. Pendant plus d’une décennie, elle est seule en scène, façonnant un vocabulaire physique extrême, fait de souffles, de grognements, de crispations et de déséquilibres, qui inscrit la danse au plus près de l’animalité et du désir. En 1990, elle fonde à Montréal la Compagnie Marie Chouinard et transpose cette recherche solitaire au groupe, donnant naissance à des pièces qui marquent durablement l’imaginaire contemporain. 

Ses chorégraphies – de Marie Chien Noir à L’Après‑midi d’un faune ou Henri Michaux : Mouvements – dialoguent avec la littérature, les arts visuels, la musique savante comme le rock, tout en malmenant les représentations du genre et de la sexualité. Chouinard travaille les corps comme des paysages instables : bouches déformées, doigts écartelés, colonnes vertébrales tordues, appuis précaires. Elle y greffe souvent dispositifs lumineux et technologies, faisant de la scène un laboratoire où se rejouent mythologies antiques, fantasmes futuristes et pulsions archaïques. 

Figure de proue de la danse canadienne, artiste associée aux plus grands festivals, Marie Chouinard continue de creuser une voie singulière : une danse de l’excès, de la jubilation et du trouble, qui fait vaciller le spectateur entre fascination et inconfort, et rappelle que le corps demeure un champ de forces, d’énigmes et de résistances.



"Marie Chouinard, l'art comme célébration", programme du Théâtre de la Ville (ci-dessous en PDF)



Marie Chouinard, un bref entretien

(conversation avec avec Paul-André Fortier à Ottawa en juin 2016)




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