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Nous irons à Guernica faire la fiesta


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Militantes et militants de la plateforme Guggenheim Urdaibai Stop, qui viennent de remporter

une victoire historique face au Musée Guggenheim de Bilbao, avec notamment


Peu après notre récente enquête sur le « méga greenwashing » du Guggenheim de Bilbao et de ses mécènes, le conseil d'administration du musée vient d'annoncer, au bout de 17 ans de procédures et de contestation écologique, l'abandon d'un projet d'extension qui aurait mis à mal une précieuse réserve de biosphère. Le 7 février 2026, à l’appel de la plateforme Guggenheim Urdaibai Stop, militantes, habitants, scientifiques et défenseurs des zones humides célébreront cette victoire historique : à la fois fête populaire contre le béton, carnaval joyeusement irrévérencieux adressé aux pouvoirs publics comme aux grands sponsors, et signal envoyé bien au‑delà du Pays basque à tous ceux qui refusent de voir la culture servir de cheval de Troie à la destruction du vivant.


Retenez bien la date : le 7 février 2026, il va y avoir une fiesta d'enfer à Guernica, au Pays basque espagnol comme chacun sait. Il y a une victoire à fêter, et une victoire, c'est pas tous les jours. Une sacrée victoire, même, qui restera gravée dans le marbre de Wikipedia : la victoire de l'armée zapatiste des protecteurs des zones humides, contre les fantassins huppées, dotés de puissantes armes de marketing, de l'Empire colonial du business de l'art contemporain. Et sans s'attribuer plus de mérite que nécessaire, on a quand même jeté notre petite pierre journalistique sur le camp de bataille.


Le 25 mai dernier, on avait déjà sonné l'alarme : « Sous couvert de rayonnement culturel, un projet d’extension du Guggenheim au Pays basque espagnol menace l’un des écosystèmes les plus précieux d’Europe. Réserve de biosphère, zone humide protégée, sanctuaire pour les oiseaux migrateurs : tout cela pourrait céder face aux bulldozers d’un art devenu vitrine économique » (https://www.leshumanites-media.com/post/a-bilbao-l-art-contemporain-contre-la-biodiversit%C3%A9).


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Espace naturel et réserve de biosphère d'Urdaibai. Photo Roberto Martínez (Flickr)


Nous racontions alors comment l’estuaire d’Urdaibai, dont le delta, qui abrite une biodiversité exceptionnelle et constitue une halte vitale pour les oiseaux migrateurs, bien que classé Réserve de biosphère UNESCO et site Ramsar et zone Natura 2000, risquait fort de faire les frais d'un projet d'extension du Musée Guggenheim de Bilbao, avec deux nouvelles antennes muséales à Guernica et Murueta, reliées par un sentier. Nous en avions en outre raconté comment ce projet, initié en 2008 puis relancé en 2020, suscitait une forte opposition locale (plateforme « Guggenheim Urdaibai Stop ») et internationale, jusqu’à une campagne de plaidoyer de l’Alliance Méditerranéenne pour les Zones Humides auprès de l’UNESCO. Les écologistes dénonçaient un projet de surtourisme destructeur, emblématique d’un "McGuggenheim" mondialisé, mais la Fondation Guggenheim, aujourd'hui présidée par le milliardaire américain J. Tomilson Hill, spécialiste des fusions-acquisitions et des fonds spéculatifs, ne voulait rien entendre.


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Le milliardaire J. Tomilson Hill, président de la Fondation Guggenheim, dans son appartement new-yorkais. Photo Ryan Shorosky / Christie's.


Seuls de toute la presse française, voire européenne, nous avons tout récemment qualifié de "mega greenwasing" l'exposition "Arts de la Terre" qui venait d'ouvrir au Guggenheim de Bilbao. Aux humanités, en effet, ce n'est pas trop le genre de la maison de prendre des vessies pour des lanternes : « À Bilbao, avec d'énormes moyens en "marketing", le musée Guggenheim ouvre une vaste exposition aux "Arts de la Terre", célébrant sols, matières organiques et imagination écologique. À quelques dizaines de kilomètres, la même fondation poursuit pourtant un projet d’extension au cœur de l’estuaire d’Urdaibai, réserve de biosphère de l’Unesco et zone humide protégée, dénoncé par les écologistes comme une menace majeure pour la biodiversité. En d'autres termes : l’art se drape des couleurs du vivant, tout en préparant les bulldozers » (ICI).


Dans ce même article, nous avions épinglé le "mécène" de l'exposition : Iberdrola, géant espagnol de l’énergie présenté comme « leader mondial des renouvelables », mais dont une partie non négligeable du portefeuille repose encore sur des centrales à gaz et sur un modèle de méga‑infrastructures. Au Pays basque espagnol, personne n'a oublié qu'Iberdola a succédé en 1992 à Iberduero, qui avait engagé la construction d'une cenbtrale nucléaire à Lemóniz (Biscaye), sur la côte basque ; le projet, abandonné  dans les années 1980

sous la pression conjuguée des mouvements écologistes, d’une partie de la société basque et de la violence politique (attentats de l'ETA), laissant une friche industrielle devenue un traumatisme durable de l’histoire énergétique espagnole.


Cela commençait à faire beaucoup. Le verdict est finalement tombé : il n’y aura pas de Guggenheim Urdaibai. Après des années de bras de fer, le Patronato du musée de Bilbao a décidé, le 16 décembre, de ne pas poursuivre le projet d’extension au cœur de la réserve de biosphère d’Urdaibai, invoquant une « non‑viabilité technique à court et moyen terme » face à l’empilement d’obstacles environnementaux, urbanistiques, administratifs et judiciaires. Cette volte‑face intervient au terme d’un « processus d’écoute » mené dans la région, dont les 950 récits recueillis avaient clairement fait apparaître une majorité opposée au musée, mais favorable à un autre modèle de développement pour la comarque de Busturialdea (1) : en octobre 2024, des milliers de personnes avaient ainsi défilé à Gernika (Guernica, en basque) pour dire « non au Guggenheim, oui à l’avenir de la comarque ».


Pour tenter de faire passer le chantier, les institutions avaient engagé une cascade de dérogations : abaissement de la zone de protection de la "loi côtière" de 100 à 20 mètres à Murueta, modifications de plans d’urbanisme, démolition d'une ancienne usine et désamiantage du site, promesses de 700 emplois et de 39 millions d’euros de retombées annuelles. Mais les recours déposés, notamment contre la réduction de protection côtière, la nécessité d’indemniser le chantier naval, de dépolluer les sols et de restaurer des marais ont fini par transformer l’« icône culturelle » annoncée en gouffre politique et juridique à l’horizon de plus d’une décennie.


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En mars 2025, le président du gouvernement basque, Imanol Pradales (au premier plan), s'était rendu au Musée Guggenheim de New York 

pour assurer la Fondation Solomon R. Guggenheim de son soutien au projet d'expansion du Musée Guggenheim à Urdaibai.


Que s'est-il passé pour que la Fondation Guggengeim renonce in fine à un projet dont, il y a peu, elle ne voulait démordre ? Le musée de Bilbao repose sur un partenariat public‑privé basque. Son conseil d’administration (Patronato), présidé par le lehendakari (président du gouvernement basque) est composé de trois « patrons fondateurs » : le Gouvernement basque, et la Diputación foral de Bizkaia (province de Biscaye), et la Solomon R. Guggenheim Foundation. S’y ajoutent des « patrons non fondateurs » : une quinzaine à une vingtaine de grandes entreprises et entités financières (banques, groupes industriels, télécoms, énergie, etc.), mais le politique a un poids non négligeable. Après avoir traité par le dédain la mobilisation citoyenne et les arguments qu'elle avançait, au nom du "levier de développement économique" qu'aurait représenté le projet du Guggenheim, l'actuel président du gouvernement basque, Imanol Pradales, a progressivement infléchi sa position. L'ampleur de la contestation locale n'y a pas été pour rien.


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L'artiste et baronne allemande Hilla von Rebay, "muse" et épouse de Solomon R. Guggenheim


Mais il se pourrait que la dissidence ait fait son oeuvre au sein même de la Fondation Salomon R. Guggenheim. Celle-ci, aujourd'hui contrôlée par des financiers et hommes affaires, n'a plus grand chose à voir avec l'esprit des origines, lorsque Solomon R. Guggenheim, issu d'une famille qui avait fait fortune dans les mines, amateur d'art ancien, décida de se consacrer à l’art abstrait, perçu comme porteur d’une dimension spirituelle et utopique : il commença à présenter ses acquisitions dans son appartement du Plaza, avant d'ouvrir en 1939 le « Museum of Non‑Objective Painting », première vitrine d’une collection entièrement dédiée à la non‑figuration. L'histoire est cependant injuste, car seul son nom à lui est devenu la "marque" apposée au fronton de musées qui, depuis New York, ont essaimé dans le monde entier ; car son épousée, l’artiste et baronne allemande Hilla von Rebay eut un rôle plus que décisif.


Installée à New York à la fin des années 1920, elle rencontre Solomon R. Guggenheim et devient à la fois sa conseillère artistique, sa confidente et la véritable architecte de sa collection d’art non‑objectif (Kandinsky, Bauer, Klee, etc.). C’est elle qui pousse Guggenheim à créer, en 1937, la fondation dédiée à cet art, puis à ouvrir en 1939 le « Museum of Non‑Objective Painting », dont elle assure la direction jusqu’en 1952. Elle joue un rôle décisif dans la commande passée à Frank Lloyd Wright en 1943 pour concevoir un « temple » de l’art abstrait : la future rotonde du Guggenheim sur la Fifth Avenue est largement le fruit de sa vision. Après la mort de Solomon R. Guggenheim (1949), la famille et les nouveaux dirigeants la marginalisent ; elle est évincée de la direction, puis pratiquement effacée de l’histoire officielle du musée, au point de ne pas être invitée à l’inauguration du bâtiment en 1959. Longtemps oubliée, elle est réhabilitée depuis les années 2000 comme une figure majeure, à la fois artiste et « génie curatorial », sans laquelle le Guggenheim n’aurait ni sa collection fondatrice ni son bâtiment iconique.


Le fantôme d'Hilla von Rebay, ayant lu certains articles consacrés au projet du Guggenheim Bilbao, notamment celui tout récemment des humanités, traduit et publié en anglais (ICI) et en espagnol (ICI), s'est-il subrepticement invité dans un conseil d'administration de la Fondation Guggenheim, manifestant son mécontentement en menaçant de renverser la table du Conseil ? On manque de sources précises pour l'affirmer avec certitude, mais l'hypothèse n'est pas pour nous déplaire ; pour une fois que le journalisme servirait à quelque chose...


Communiqué (en englais) de la Plateforme Guggenheim Urdaibai Stop Platform.


En tout cas, les collectifs, dont la plateforme Guggenheim Urdaibai Stop, parlent aujourd’hui d’une victoire historique pour Urdaibai, « l’une des zones humides les plus importantes d’Europe », et d’un précédent face aux grands projets culturels brandis comme leviers de développement vert (voir vidéo ICI). Car si les institutions basques promettent de « repenser » l’avenir de la comarque, les mouvements locaux rappellent que l’urgence n’est pas de substituer un mégamusée à un autre totem, mais de construire, avec les habitants, un modèle fondé sur la restauration des marais, l’agroécologie, le tourisme lent et les communs écologiques. Rendez-vous est donc pris pour faire la fête, le 7 février proichain. De Guernica, on rendra compte...


Jean-Marc Adolphe


(1). Busturialdea est une comarque côtière de Biscaye, au Pays basque espagnol, qui correspond en grande partie au territoire de la réserve de biosphère d’Urdaibai. Elle s’étend sur environ 280 km² et regroupe une vingtaine de communes, dont les deux principaux pôles urbains et administratifs sont Bermeo et Gernika‑Lumo.

Héritière de l’ancienne merindad de Busturia, la comarque combine ports de pêche (Bermeo, Mundaka), petites villes industrielles ou de services (Gernika‑Lumo, Murueta, Forua) et une mosaïque de villages ruraux adossés aux marais, collines et forêts d’Urdaibai. Elle compte autour de 46 000 habitants, avec une démographie vieillissante et une structure économique fragile (emploi limité, poids déclinant de l’industrie), ce qui nourrit les débats sur un modèle de développement conciliant revitalisation socio‑économique et sauvegarde d’un des plus importants complexes de zones humides du Pays basque.

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