Photo Luis Robayo / AFP
je m’appelais Angie
je suis ici parmi les morts
et je suis ici parmi vous les vivants
frères humains qui après nous vivez
je suis ici pour dire
car désormais on ne doit plus faire taire la voix des morts
je m’appelais Angie et je suis morte
à Cali Valle Del Cauca le 19 mai 2021
je rentrais chez moi et ils ont tiré
ils tiraient à droite à gauche
à balles réelles
ils ont atteint ma tête
et quand ils m’ont vue blessée
ils ont tiré encore dans ma poitrine et dans
ma tête encore
trois balles de la police et
voilà
je ne sais pas si ma petite fille de cinq ans comprend
je ne sais pas ce qu’elle comprend
j’aimerais être près d’elle pour l’aider à comprendre
je ne sais pas quels sont ses cauchemars la nuit
je ne sais pas ce qu’elle aura dans le cœur
dans cinq ans dans dix ans dans vingt ans
ce qu’elle aura dans la tête
qu’elle puisse vivre être heureuse
que ma mort serve un peu à ce que vous
frères humains qui après nous vivrez
puissiez vivre vraiment et vivre heureux
je m’appelais Nicolás je mettais des mots et des couleurs dans la ville
Cali Valle Del Cauca
des graffitis
il y en a qui disent que ça salit la ville
moi je veux je voulais juste dire ce qu’il faut bien dire
alors je l’écris je l’écrivais sur des murs
il y en a qui appellent ça de l’art
maintenant je vous parle d’ici
je ne sais pas si c’est de chez les morts ou de chez les vivants
l’ESMAD ma tué d’une balle dans la tête
c’était un dimanche le 2 mai
nous étions des milliers à avoir allumé des bougies
à rendre hommage à nos morts il y avait déjà des morts
et je chantais parmi ces milliers
la lumière de la reconnaissance les chants de l’espérance
et ils m’ont tué d’une balle dans la tête
j’avais vingt-sept ans
je m’appelais Brayan et j’avais vingt-six ans
je suis ici parmi les morts
et je suis ici parmi vous les vivants
c’était à Virginia
dans le département de Risaralda
je manifestais et ils m’ont emmené
le 28 avril
et le 4 mai on a retrouvé mon corps flottant sur le rio
près de Sabanalarga
j’étais dans la rue lors la grande grève nationale
et ils m’ont emmené la police
je ne sais pas ce qu’ils m’ont fait
je crois que j’ai eu mal j’ai eu peur
comme on a peur dans le noir
et qu’on ne comprend pas et
qu’on vous donne des coups et
qu’on vous insulte et
qu’on vous dit que vous allez mourir et
qu’on comprend que c’est vrai
j’étais juste dans la rue
je ne sais même plus si je défilais si je regardais
si je criais si j’étais silencieux
si je rêvais d’un monde plus juste ou
si simplement j’étais là la tête et les mains vides
je m’appelais Maicol
je suis ici et je suis ici aussi
je courais je fuyais peut-être
c’était à Yumbo Valle Del Cauca
le 17 mai
je courais et ils étaient derrière moi
l’ESMAD
escuadrón móvil antidisturbios
j’ai reçu une balle derrière
la tête
dans la nuque ou au-dessus peut-être
derrière
à Bogota on disait qu’il y avait
des négociations
trouver la paix une solution et ils m’ont tiré
derrière la tête
ce même jour
on a dit de moi à l’hôpital
« état de mort cérébrale »
y a-t-il plusieurs sortes de mort ?
je ne sais pas je sais juste que je suis ici
parmi les morts et parmi vous les vivants
je ne sais pas ce qui a brûlé à Yumbo
ce qui a explosé ce qui a été détruit
quelles vies se sont perdues
par la mort ou par ces effondrements de l’esprit
qui font que la vie ne peut plus être une vie
je ne sais pas
je m’appelais Jesús
j’étais comme on dit une personne du troisième âge
et je suis mort
à Pereira le 30 avril
tué par les gaz lacrymogènes de la police
je m’appelais Alison dix-sept ans
comme ceux qui ont déjà parlé je suis ici et je suis
ici aussi
l’ici des morts et l’ici des vivants
et c’est moi qui ai choisi d’être ici chez les morts
parce que ces hommes ont rendu la vie
insupportable
impossible
invivable
c’était à Popayán le 13 mai
département du Cauca
ils m’ont emmenée
oh ne me croyez pas ce n’est pas moi qui
ai choisi la mort
ils m’ont prise dans la rue comme un animal errant
ils m’ont prise et je ne faisais rien que filmer la nuit
la violence de la nuit
ils m’ont prise par les pieds et les mains comme une sale bête
qu’on veut jeter à la fourrière
ils m’ont prise malgré mes cris malgré mon innocence
quatre hommes en armures noires pour une fille de dix-sept ans
et là-bas ils étaient dix ils étaient vingt ils étaient trente
dans leur maison d’horreur qui sent l’enfer et la mort
ils m’ont violée
ils ont outragé mon corps de dix-sept ans
ils ont humilié mon âme de dix-sept ans
leurs mots fétides mélangés à leur souffle rauque sur mon visage
m’ont recouverte de honte et de douleur
comme un onguent d’ignominie
une seconde peau une nouvelle peau
sale et purulente
que je ne pourrais jamais laver jamais guérir
je sais que je n’aurais jamais pu
ni me laver ni me guérir
oh ne le croyez pas ce n’est pas moi qui
ai choisi la mort
je m’appelais Einer
et moi aussi je veux parler
d’ici où je suis
même si je ne sais pas où je suis
je veux parler si vous le permettez
c’était le 30 avril à Cali la succursale du ciel ils disent
avant j’étais policier
mais là le 30 avril 2021 j’étais déjà à la retraite
ça je le sais
et je sais où j’étais
debout sur ce trottoir immobile je regardais
seulement cela je regardais
la police a tiré une balle dans ma tête
je suis tombé
je me suis vidé de mon sang et même
des voleurs sont venus me dépouiller de ce que
j’avais sur moi
le peu que j’avais sur moi
et personne n’a rien fait
la police qui m’a tiré dans la tête ni les autres ils
n’ont rien fait
juste laissé crever comme une bête
et moi aussi j’avais été policier
je ne sais pas je ne sais pas
comment peut-on agir ainsi ?
je ne sais pas
aurais-je fait pareil à leur place quand j’étais des leurs ?
aurais-je été capable de faire pareil ?
de faire ça ?
je m’appelais Marcelo
et un policier m’a tiré dessus à Cali
le 28 avril
je suis mort j’avais dix-sept ans
je voulais seulement le dire
merci de m’avoir écouté
je m’appelais Santiago
comme mes frères et mes sœurs qui ont déjà parlé
je suis ici et je suis ici aussi
c’était à Ibagué département de Tolima
c’était le 1er mai et j’avais dix-neuf ans
une balle dans le thorax la policia metropolitana
une balle qui m’a tué
pas tout de suite
je perdais mon sang je mourais
et ils ont refusé de me porter secours
la policia métropolitana
je ne sais pas je marchais sur un trottoir
et ils m’ont tué
je ne sais pas ce qui les pousse à tuer
ne connaissent-ils pas le prix de ce qu’est vivre ?
n’ont-ils pas des parents des enfants des gens qu’ils aiment ?
et j’entends ma mère au moment où je meurs
j’entends ma mère hurler qu’elle veut être avec moi
je l’entends m’implorer de l’emmener avec moi
je l’entends encore ici où que je sois
et je dis à tous les jeunes et tous les autres
ceux de la première ligne ceux qui témoignent et même ceux qui tremblent de peur chez eux parce qu’on les terrorise
continuez la lutte
je m’appelais Cristian
et moi aussi je vous parle depuis
l’ici des morts et l’ici des vivants
c’était le 16 mai quand on a retrouvé mon corps assassiné
à Leiva département de Nariño
mon corps à demi enterré au bord de la route
qui mène à la vereda Santa Lucia
le 14 mai ils m’avaient appelé sur mon téléphone
pour un rendez-vous une réunion
je ne sais pas qui ils étaient
ils voulaient parler avec moi de la grève
chez les vivants j’étais un leader social paysan
ils m’ont invité et je ne sais pas ce qui s’est passé
ils m’ont tué
je m’appelais Brayan
j’avais vingt-quatre ans
et je suis mort à Madrid Cundinamarca
le 1er mai jour de la Fête du Travail
parce qu’un homme de l’ESMAD
m’a tiré une grenade lacrymogène dans l’œil
ne l’oubliez pas ne m’oubliez pas
je m’appelais Lucas
et je suis ici comme les autres
ils m’ont tué à Pereira Risaralda
huit balles dans la misérable chair de mon corps
c’était le huitième jour de grève le mercredi 5 mai
sur le viaduc
un laser a pointé mon t-shirt bleu
une moto a vrombi
et ils ont tiré
je criais sans haine vibrant d’une vie que pour tous je souhaitais meilleure
je criais avec
mes frères de lutte pour la paix pour le bonheur
je criais « Les ignorants, les têtus, les endormis, réveillez-vous ! »
et ils ont tiré
j’étais sorti avec mon t-shirt bleu de ciel
et mon pantalon blanc et mon foulard rouge
et ma barbe noire bien soignée
et ma voix claire pour porter des paroles d’espérance
et mon esprit lucide
et mon cœur ouvert à donner la joie et la paix
mes jambes fermes pour danser et pour marcher
et ils ont tiré
huit balles dans les jambes la poitrine le crâne
je ne sais pas si j’ai eu mal
je ne sais pas comment s’est passée
cette agonie silencieuse
où je ne criais plus
où je n’avais plus de t-shirt couleur de ciel
ni de jambes fermes ni de voix
je ne sais pas si mon amour de la vie
et de la justice et de la paix
aura servi à quelque chose
ils m’ont tué le 5 mai
existe-t-il plusieurs sortes de morts ?
je suis mort le 11 du même mois
et je ne sais pas si cela
aura servi à mes frères humains
souvenez-vous de moi
je m’appelais Dilan
c’est depuis le 25 novembre 2019 que je suis
ici chez les morts et je ne sais pas
ce qui reste de moi chez les vivants
ne m’oubliez pas
j’avais dix-huit ans et c’était à Bogotá
le 23 novembre je manifestais avec des milliers d’autres
pacifiquement
c’est à l’angle de la calle 19 et de la carrera 4 que
je suis tombé
frappé par un « projectile artisanal » d’un capitaine
de l’ESMAD
assassiné
et je ne sais pas
si ce monde est juste si ce monde est fou
si mon pays est maudit s’il se relèvera
de tant de haines
mais d’ici où je suis je vous dis mes frères
RESISTENCIA !
je m’appelle comme toi
je suis ici
et peut-être que demain je serai là
parmi les morts
je parle depuis ici où je suis
mais si je meurs je ne me tairai pas
je parlerai depuis là où sont les morts
s’ils me tuent
je ne sais pas comment ils me tueront ni
ce qu’ils feront de moi
quatre balles derrière la tête
une fosse commune quelque part assez loin
de la ville
taillé démembré comme le bétail
à l’équarrissage
jeté parmi les ordures
décapité
brûlé à l’acide ou à l’essence qu’on allume
avec un briquet
le crâne fracassé contre une caisse la nuit
dans un supermarché
je ne sais pas
on ne retrouvera peut-être jamais mon corps
ou peut-être à la dérive
sur une rivière gonflé par la mort
île errante où les vautours se posent
becquetant ce cadavre plus que dés à coudre
comme dans le vieux poème des morts
comme dans le vieux poème adressé aux
frères humains
je serai ici je ne sais où est ici et tu m’oublieras
frère humain
quand toutes les routes du pays laisseront de nouveau passer
le flot du quotidien qui rassure et qui dispense de penser
quand les tables des riches seront de nouveau pleines
du superflu
leurs tables et leurs poubelles
quand les ventres des pauvres seront toujours vides
du nécessaire
tu m’oublieras
alors je serai là seulement
là où sont les morts
alors si tu m’oublies je ne serai plus
nulle part
je ne serai plus rien
dans le grand sac vide
le grand sac en plastique plein de cadavres
des cadavres lourds comme le vide
immobiles comme le vide et muets
le grand sac de l’oubli
frères humains qui après nous vivez
puissiez-vous ne pas oublier
puissiez-vous vivre sans peur mais sans amnésie
vivre sans l’horreur que nous n’avons jamais voulue
mais que nous subissons
vivre avec la paix et le bonheur
car c’est eux que nous avons voulus
vivre !
El Bichofué, Cali, 24 mai 2021.
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