Pier-Paolo Pasolini, Carnets pour une Orestie africaine (1975)
Pier-Paolo Pasolini, né le 5 mars 1922 à Bologne, a 100 ans. Du cimetières des lucioles où il veille encore, le poète nous envoie de nos nouvelles. Alors que 1,3 million de personnes ont déjà fui l'Ukraine, et que l'Europe instaure à cette occasion un "tri sélectif" des migrants, Pasolini nous rappelle qu'"il faut accepter d'infinies étendues de vies réelles, qui veulent, avec une innocente férocité, entrer dans notre réalité"
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« Les vivants sont trop bien unis aux vivants
Pour que j’accepte les frontières fermées »
(Oscar Milosz, Poèmes, 1934-1982)
Selon les derniers décomptes de l’ONU (hier), 1,37 million de personnes ont déjà fui l’Ukraine depuis le début de l’invasion russe il y a dix jours.
Des réfugiés attendent des bus après avoir franchi la frontière à Medyka, en Pologne, vendredi.
Photo Erin Schaff/The New York Times
Nous sommes dans l’intervalle où les personnes sont encore des « personnes », pas encore des migrants.
Et la solidarité s’active, comme il se doit. Avec des limites déjà, quand même.
« C’est très bien organisé ici, merci la France ! », dit Ihor Krainyk, un ouvrier du bâtiment travaillant à Londres parti récupérer en Ukraine sa femme et sa fille. Ils viennent d’arriver à Calais. Lui peut rejoindre l’Angleterre. Les douaniers britanniques ont dit niet pour sa femme et sa fille. « On s’est retrouvés là, épuisés, sans savoir où aller », dit-il.
Heureusement, Natacha Bouchart, la maire (LR) de Calais, a trouvé fissa une auberge de jeunesse pour héberger une soixantaine de réfugiés ukrainiens. Ukrainiens, cela va sans dire. Cet accueil, les migrants qui ne sont pas originaires d’Europe, dans les camps avoisinants, rêvent de profiter un jour. « C’est génial de voir tout cela se mettre en place », se réjouit François Guennoc, de l’Auberge des migrants, une coalition d’associations venant en aide aux exilés. « Mais on aimerait que tous ceux qui fuient la guerre soient traités ainsi. »
Calais, 6 mars 2022. Photo Laurent Prum, https://laurentprum.typepad.com/
« Chez nous aussi, il y a la guerre, des milices », souligne Omar, 33 ans, arrivé du Darfour il y a quelques mois. « Nous aussi on voudrait aller en Angleterre, mais ici on souffre. Chaque matin la police vient nous faire déplacer nos tentes. » Madame Bouchart se réfugie (façon de parler) derrière l’argument selon lequel les Ukrainiens seraient « en situation régulière ». Forcément, ils le sont : l’Union européenne a accordé jeudi une « protection temporaire » inédite aux réfugiés fuyant la guerre en Ukraine, instaurant ainsi un droit d’asile à géométrie variable. Parmi les migrants, selon la couleur de peau, la religion, l’origine, l’Europe est donc en train d’entériner un « tri sélectif ».
De plus, tout le monde omet de préciser que parmi ces « réfugiés d’Ukraine », beaucoup ne sont pas Ukrainiens, mais Soudanais, Érythréens, Afghans, Africains, Indiens, Syriens : seront-ils renvoyés dans leur pays de dernière origine : l’Ukraine ? Vous en dites quoi, madame Bouchart ?
Juste avant la disparition des lucioles, dans La Rage, Pier-Paolo Pasolini, le disait déjà, au tout début des années 1960 :
Gens de couleur,
C’est dans l’espoir que l’homme n’a pas de couleur.
Gens de couleur, c’est dans la joie
Que l’unique couleur est la couleur de l’homme.
Gens de couleur, c’est dans la dignité
que l’homme n’a pas de couleur.
L’unique couleur de l’homme
Est dans la joie de se confronter à sa propre obscurité.
Il écrivait aussi, extra-lucide :
Un nouveau problème éclate dans le monde. Il s’appelle Couleur.
Il s’appelle Couleur, le nouvel élargissement du monde.
Il faut intégrer l’idée de milliers d’enfants noirs ou marrons, d’infans à l’œil noir et à la nuque bouclée.
Il faut accepter d'infinies étendues de vies réelles,
qui veulent, avec une innocente férocité, entrer dans notre réalité.
D'autres voix, d'autres regards, d'autres amours, d'autres danses : tout devra devenir familier et agrandir la terre !
Jean-Marc Adolphe
A lire : Anne-Violaine Houcke, "Pasolini et la poétique du déplacement", ICI
A lire sur les humanités :
Pier-Paolo Pasolini, « Je suis vivant ». ICI
« Réfugiés d’Ukraine. Quelle honte ! ». ICI
« Le maire, le ministre et ses migrants ». ICI
« Pour rappel, ; migrer c’est un droit ». ICI
« En direct des jungles (de Grande Synthe et Calais) », portfolio Laurent Prum. ICI
« Les mots de Taj, Afghan ici réfugié ». ICI
VIDEO
Pier-Paolo Pasolini, Carnets pour une Orestie africaine (1975)
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